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A quel prix Donald Trump risque-t-il de sortir les Etats-Unis de l’inertie de la technostructure américaine et du poids des lobbies ?
©AFP

Game et valeur de la chandelle

Donald Trump avait prévenu ses électeurs : son programme serait appliqué, peu importe les barrières qu'on lui imposerait. La procureur général Sally Yates, qui a contesté les dernières mesures migratoires en a fait les frais et a été démise de ses fonctions le 30 janvier. A ce rythme, on peut se demander si tout est vraiment sous contrôle à la Maison Blanche.

UE Bruxelles AFP

Jean-Paul Betbeze

Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également  été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.

Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.

Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com

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Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa est spécialiste des Etats-Unis et maître de conférences à l’université Assas-Paris II. Il est chercheur au centre Thucydide. Son dernier livre s'intitule Géopolitique des Etats-Unis (Puf, 2022).

Il est également l'auteur de Hillary, une présidente des Etats-Unis (Eyrolles, 2015), Qui veut la peau du Parti républicain ? L’incroyable Donald Trump (Passy, 2016), Trumpland, portrait d'une Amérique divisée (Privat, 2017),  1968: Quand l'Amérique gronde (Privat, 2018), Et s’il gagnait encore ? (VA éditions, 2018), Joe Biden : le 3e mandat de Barack Obama (VA éditions, 2019) et la biographie de Joe Biden (Nouveau Monde, 2020). 

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Atlantico : Malgré les critiques, Donald Trump semble suivre un agenda politique plus rationnel et réfléchi que ce qu'en disent nombre de commentateurs. N'est-il pas dans la ligne de l'America First tel qu'il avait défendue et promise tout au long de sa campagne ? 

Jean-Eric Branaa : On peut s’étonner que certains s’étonnent de ce qu’est la politique de Donald Trump. Car la ligne suivie par le nouveau locataire de la Maison-Blanche a été clairement signifiée le jour de son investiture, après avoir été annoncée pendant les dix-huit mois de campagne. Sa ligne se résume par "l'Amérique d'abord, et seulement l'Amérique". La politique étrangère du nouveau président est juste la conséquence de cette réorientation. Il a indiqué que ses efforts porteraient quasi-exclusivement sur la politique intérieure, ce qui est un recentrage non-négligeable du rôle du président de la fédération qui, d’après la Constitution doit pourtant s’occuper de la défense et de la diplomatie en priorité.  Or, à ses yeux, les présidents ont trop regardé vers l’extérieur et délaissé ainsi les vraies priorités : "Ensemble nous allons rendre à l'Amérique sa force, nous allons rendre à l'Amérique sa prospérité, nous allons rendre à l'Amérique sa fierté, nous allons rendre à l'Amérique sa sécurité," a-t-il insisté dans son discours inaugural, concluant par son slogan de campagne par "Oui, ensemble, nous allons rendre à l'Amérique sa grandeur".

La politique étrangère Donald Trump est donc une rupture avec celle qui a été développée depuis la fin de la seconde guerre mondiale et il prétend revenir aux source de l’américanisme, tels que les présidents précédents l’ont toujours fait au cours des siècles précédents : c’est ce nationalisme-là que le président Trump a proposé aux Américains avec son thème de la rupture. Ainsi, comme Monroe le préconisait, chacun reste chez soi et les négociations se feront uniquement si le besoin se fait sentir. Dans les faits, cela a conduit à la renégociation de l'Alena, au retrait du TPP, à la menace de retirer à l'ONU son financement, au lancement du plan pour couper les financements de l'OEI. Ce repli a été mené avec vivacité, et même brutalité diront certains : il s’est accompagné du lancement du mur si symbolique, qui a soutenu sa campagne, et qui sera peut-être payé par une taxe à venir sur les produits mexicains. On peut également noter une accélération des procédures d'expulsion, de la baisse des aides fédérales pour les migrants ou l’interdiction d’entrée pour les ressortissants en provenance de sept pays. La politique intérieure sera désormais sa priorité et elle doit être menée sans interférence extérieure. La coupure des fonds aux ONG pro-avortement et une bonne illustration de cette volonté : les fonds extérieurs sont désormais interdis. Pour autant, le président Trump ne rejette pas la coopération internationale, à condition toutefois que cela rapporte à son pays et, surtout, que cela permette de créer des emplois : on n’est donc pas surpris de voir que la reprise du projet des oléoducs (Keystone XL et dans le Dakota) figurent parmi les premiers projets de ce mandat.

Jean-Paul Betbeze : Donald Trump veut avancer en force, en finance, en économie et en politique. Son America First est un vieux souvenir, celui de Charles Lindbergh, qui voulait alors, contre Roosevelt, une Amérique indépendante, entre Europe et Hitler. Ce mouvement s’est arrêté bien sûr avec Pearl Harbour. Aujourd’hui, il s’agit d’une America great again, qui revienne sur ce qui aurait, selon Trump, organisé son « déclin ».

L’affaire commence par la finance, en envoyant des messages de baisse des impôts sur les sociétés, puis sur les ménages (assez aisés), en attendant une taxe légère sur le rapatriement des bénéfices hors US (on parle de mille milliards de dollars « stockés » offshore). L’idée est de soutenir la bourse, donc de « prévendre » le supplément de croissance attendu. En effet, au plus tôt, la politique fiscale sera palpable en 2018, les « grands travaux » en 2019 et les nouvelles régulations bancaires en 2020. Il s’agit donc de faire jouer un effet richesse, par la bourse, qui ne suscite pas pour autant une forte montée de l’inflation, qui ferait monter les taux et donc le dollar. Pas facile ! La finance joue ici pour assurer la transition, éviter un temps mort d’attente et donner ainsi le tempo à l’économie, ce qui fait surtout accélérer la politique.

On peut ne pas aimer, mais cette accélération a sa logique. Elle permet aussi de gommer des inquiétudes, car America first, avec ses protections sur les entreprises, ses entraves aux mouvements de personnes et de biens, ses risques de guerre commerciale (n’oublions pas que le Mexique est un gros fournisseur de produits de consommation peu coûteux) peut en même temps freiner la reprise américaine et alimenter la hausse des prix. Surtout, nous sommes dans une logique entièrement politique. Donald Trump (ou ses conseillers) connaissent l’usure du pouvoir et, en pratique, ces courbes qui illustrent la difficulté croissante à faire passer des lois au Congrès, avec le temps. D’où cette rapidité rare. Plus profondément, Donald Trump n’entend pas seulement « faire ce qu’il a dit » mais mettre le calendrier de son côté. C’est du Machiavel, qui conseillait au Prince de commencer par les mesures ingrates et impopulaires, avec l’idée que leurs effets seraient positifs plus tard – et qu’on l’aimerait de plus en plus. En plus, mener une politique de soutien dans une économie en plein emploi c’est assez spécial, et très nouveau !

Cependant, derrière ce "rationalisme", dans quelle mesure est-il possible de trouver aussi une part d'impulsivité, ayant pour effet de prendre de vitesse voire de déstabiliser l'administration américaine ou faut il y voir un manque de préparation ? 

Jean-Eric Branaa : Rien ne permet réellement de dire aujourd’hui qu’il y a un manque de préparation de Donald Trump à l’exercice du pouvoir. On a pu noter, en effet, que beaucoup de commentateurs imaginaient que la fonction serait trop lourde pour le milliardaire newyorkais. Mais l’homme a une expérience forte qui, si elle n’est pas politique, l’a conduit à prendre de grandes décisions : il a été à la tête d’un grand nombre de sociétés de différents types, il a embauché des milliers de gens, il a imaginé des stratégies d’entreprise, il connaît bien les médias et a lui-même dirigé un show de télé-réalité pendant de longues années. On ne peut pas dire que ce soit un perdreau de l’année et qu’il découvre le monde dans lequel il évolue maintenant. Un homme avec un tel CV a donc une maitrise des éléments du pouvoir. Ce qui est nouveau pour lui, c’est de prendre en compte une opposition, des différences de points de vue et la souffrance des gens. C’est peut-être cela qui sera, au final, son écueil principal. On se rend bien compte avec le décret de la fermeture des frontières aux ressortissants de sept pays qu’il n’a pas réellement imaginé la réaction qu’il pouvait déclencher.

Car il n’a vu que les effets d’annonce, qui font de lui un homme fort et déterminé, piégeant les terroristes en ne leur laissant aucune possibilité de se retourner et de se réorganiser face à la rapidité de ses actions. Il n’a, semble-t-il, pas réalisé en amont que ces mesures touchaient aussi des gens qui sont devenus subitement des victimes de la politique : ceux qui avaient obtenus un visa, que ce soit pour le tourisme, le travail ou pour faire des études, ou qui ont une carte. Or il y a près d’un million de personnes concernées. Sur les réseaux sociaux, des témoignages dramatiques ont fleuri, comme celui de Nazarin Zinouri, une jeune scientifique qui n’a pas pu retourner en Californie où elle vit depuis sept ans après avoir rendu visite à sa famille. La colère est donc montée très vite. C’est pour répondre à cette irritation que le parlement iranien, par exemple, a décidé d’appliquer la réciprocité. Les réactions que tout cela a engendrées ne vaut peut-être pas la chandelle promise, qui serait un monde un peu plus sûr, alors que chacun réalise bien que la sécurité totale n’existe pas. Finalement Reince Priebus, le nouveau secrétaire de la Maison-Blanche, a été obligé de reconnaître, dans un entretien sur NBC, que le cas des porteurs de carte verte était une erreur.

Jean-Paul BetbezeUne décision comme celle prise sur les étrangers ne peut envisager tous les cas de figure. Elle fonctionne sur l’effet de démonstration et entend faire changer les comportements « des autres » et ajuster, mais à la marge. Evidemment, ces choix ont des effets négatifs, mais ils sont secondaires et à court terme dans l’esprit de Donald Trump. Il y a certes de l’impulsivité et des risques dans tous ses comportements, mais tous ses partenaires connaissent désormais son jeu : celui de la réaction au coup par coup, avec un cuir assez peu épais. C’est l’inverse des comportements diplomatiques et politiques usuels. Normalement, en théorie des jeux, ses amis et ses ennemis devraient être plus prudents désormais. Non pas que Donald Trump soit toujours prévisible, il est surtout réactif : il dégaine rapidement et ne respecte que le rapport de force.

En quoi peut il paraître surprenant de voir des commentaires s'indigner de la mise en place d'une politique qui a pourtant été annoncée ? 

Jean-Eric Branaa :  Il y a, en effet, un grand étonnement à constater que beaucoup de commentateurs s’étonnent que le nouveau président fasse… ce qu’il a annoncé ! Cet étonnement est d’autant plus fort qu’il s’oppose au cynisme de ceux qui ont l’air d’accepter que les hommes politiques pratiquent tous –et couramment– le double langage, avec un discours pour la campagne et un autre une fois élu. C’est justement ce dont les électeurs de Donald Trump n’ont plus voulu et c’est en grande partie ce qui a fait son succès. Cette dimension du personnage n’a pas toujours été comprise en France, ni que le rejet de ce type de comportement était devenu tellement fort, qu’un mot a été spécialement inventé en américain, RINO (Republican In Name Only – Républicain Uniquement Par l’Etiquette), pour désigner ceux qui tiennent des discours volontaires et sont pourtant avalés par le système dès qu’ils sont élus.

Il faut ajouter, dans le cas de Donald Trump, un malentendu profond, car beaucoup de commentateurs n’ont pas voulu croire que le programme qu’il proposait serait appliqué tant il leur semblait trop extrême : ils l’ont donc rejeté d’emblée et jamais analysé au final. A la place, ils ont alors proposé leurs propres désirs, une compréhension biaisée de ce qui était annoncé. Or le nouveau président a fait exactement ce qu’il a annoncé, sans changer une virgule et le seul commentaire qui convient est : il nous l’avait annoncé.  C’était donc une promesse. Et qu’importe le politiquement correct !

Une décision comme celle de l’interdiction d’entrée aux réfugiés ou aux ressortissants de sept pays est bien conforme au message qu’il a martelé, America First (l’Amérique d’Abord). Quelles que soient les réactions que cela peut provoquer, il considère qu’il remplit son contrat. A moyen ou long terme, ses électeurs devraient d’ailleurs être d’accords avec lui, même si c’est la forte colère de ses opposants qui fait les gros titres en ce moment. Toutefois, on remarque aussi que Donald Trump a toujours tenu compte de la dynamique qui se dégage dans le pays : il gouvernera très certainement comme il a conduit sa campagne et, "s’il sent le vent tourner", il y a fort à parier qu’il adaptera sa stratégie.

Il a maintes fois dénoncé le politiquement correct et les politiciens qui annoncent des programmes pour faire autre chose une fois au pouvoir. Son message était donc : je n’ai pas un programme très élaboré mais je ferai tout ce que je vous annonce. Et c’est ce qui se passe. Ceci étant posé, on peut considérer que "l’intérêt" de Donald Trump est d’être un bon président. Il a l’ambition de rester dans l’histoire et il veut se donner les moyens pour cela, même au prix d’une politique brutale, tant qu’il est persuadé d’être dans la bonne direction. Il aimerait bien réaliser quelque chose de grand ; le jour de son élection, il a même déclaré que ça lui plairait bien de résoudre le conflit entre Palestiniens et Israéliens !

Jean-Paul BetbezeParce que nous pensons encore que « les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent ». Nous sous-estimons aussi, dans le cas de Donald Trump, la marge de manœuvre que lui donne la puissance américaine, du moins à court terme. Faire produire plus aux Etats-Unis, où la main d’œuvre est évidemment bien plus chère qu’au Mexique et plus chère qu’en Chine, va conduire à automatiser bien plus toutes les chaînes de production américaines. Il y aura donc de nouveaux gains de productivité. On peut concevoir aussi que ses interventions en matière de défense vont conduire ses alliés à s’armer et à se renforcer, tandis qu’il entend maintenir au moins son avantage dans ce domaine. Au total, il s’agit d’une grande puissance qui change, comme la Chine le fait, et fondamentalement en réponse à elle. Inutile de critiquer, se plaindre ou s’inquiéter, surtout si on ne fait rien.

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