Dogme
L'alchimiste : Emmanuel Macron réussira-t-il à faire de la pensée unique dont il est l’héritier le plus assumé un produit aussi sexy que lui ?
Compétitivité, baisse des charges, monnaie forte et libéralisation de l'économie, depuis près de 40 ans, la France semble s'être enfermée dans une vision uniforme, dénoncée au cours des années 90 sous le nom de "pensée unique". Loin d'avoir disparue, cette idéologie fait aujourd'hui "peau neuve" en se réincarnant de façon assumée au travers de la candidature d'Emmanuel Macron
Christophe Bouillaud
Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.
Mathieu Mucherie
Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.
Atlantico : Le terme de "pensée unique" s'est progressivement imposé au contexte politique français depuis le début des années 90, en mêlant les notions de "compétitivité" de "désinflation compétitive", au travers d'un soi disant "néolibéralisme" couplé avec une monnaie forte. Comment cette "pensée" s'est elle installée politiquement en France ? D’où vient-elle, quelle est réellement sa légitimité en termes de résultats, et comment a t elle réussi à "désactiver" ses opposants ?
Si vous vous élevez contre cette histoire à dormir debout, qui faisait s’énerver Milton Friedman au passage (guère suspecté de la moindre complaisance vis-à-vis de l’inflation), et dont les résultats en termes d’emplois ou en termes de croissance furent pour le moins pathétiques (aussi bien en absolu qu’en relatif), vous êtes considérés comme un olibrius. Au mieux, un doux dingue, au pire, une raclure communiste ou fasciste.
Pourtant, l’idée de ne pas confondre monnaie forte et monnaie chère se retrouve chez tous les grands économistes de la monnaie. Et l’idée de contester une clique de gens non-élus fonctionnant de facto en vase clos et s’attribuant des statuts indépendantistes, cette idée remonte à loin et se retrouve chez la plupart des auteurs du libéralisme classique. C’est donc bien dans le manque de culture classique de nos dirigeants et du corps social que réside, en amont, le problème. Je ne parle même pas de la culture économique qui, nous l’avons maintes fois dans ces colonnes, exigerait une rébellion à chaque fois que le mot « compétitivité » est prononcé (ce concept n’a aucun sens mis à part un mésalignement du taux de change).
Pour ce qui est de la critique de gauche « antilibérale » (au sens économique) du terme, elle a en effet fini par trouver une expression importante en 2012 avec la candidature Mélenchon à la présidentielle. Cette ligne semble d’ailleurs contaminer progressivement une partie de la gauche de gouvernement. Pour ce qui est de la critique « libérale », elle existe, me semble-t-il, avec le parti de Nicolas Dupont-Aignan, Debout la France (ex-Debout la République), ou bien avec la critique d’Henri Guaino. Tous deux sont clairement pour l’économie de marché, mais ne se retrouvent pas dans les choix de politique économique des dernières décennies. Ils sont minoritaires, mais ils existent tout de même.
Mathieu Mucherie : Les libéraux ne sont pas nombreux en France. Je parle ici du libéralisme classique et économique, pas d’un énarque qui propose une réduction de charges pour des start-up, entre deux propositions liberticides et trois commissions formées de gens comme lui qui vont statuer sur les secteurs d’avenir que le secteur privé (dans sa grande distraction capitaliste) n’a pas encore vu arriver. Des gens peu nombreux donc, encore moins nombreux dans les endroits qui comptent (direction du Trésor, corps de Mines…), et puis des gens divisés (logique, ce sont des dissidents, des francs-tireurs), parfois aussi un peu sectaires il faut bien le reconnaître (chez les néo-autrichiens en particulier). Des gens aussitôt suspectés de complaisance vis-à-vis de l’horrrriiiiiible modèle anglo-saxon, des gens qui au passage ne plaisent pas du tout aux médias (80% des journalistes hexagonaux sont à gauche, et les 20% qui restent préfèrent le dégoulinant de compassion et le vivrensemblisme à une argumentation économique serrée sur la nocivité des taux de changes fixes). Il serait donc étonnant qu’il existe un « débouché politique identifié », comme vous dites. Maladroitement, passagèrement mais avec du courage, Alain Madelin a essayé. Je crois me souvenir qu’il n’a fait que 3%, surtout des artisans-commerçants.
La contestation de l’euro et d’une large partie de notre système franchouillard narcissique, kleptocratique et consanguin, est donc un monopole des anti-libéraux de tous poils : interventionnistes à l’ancienne, protectionnistes plus ou moins new age, conservateurs dans le mauvais sens du terme, dépensolâtres de diverses obédiences, anti-européens. Tous ces gens sont au fond indispensables au système, qui ne pourrait pas se maintenir sans la présence de voix hostiles à ses extrémités, et ces dernières ne font que reprendre la fonction tribunicienne du PCF : au final, tout le monde est très content, sauf le libéral classique qui se retrouve doublement isolé. Le plus rageant, c’est qu’un vaste travail d’effacement des traces a été conduit, de sorte que ceux qui avaient posé le diagnostic au départ (sur l’euro en particulier) ne sont pas du tout crédités. Alain Minc (je prends cet exemple, il y en a 100 autres) n’a rien à craindre d’un débat avec Le Pen ou avec Mélenchon, les contraires s’annulent et la caravane passe : il n’aurait par contre eu aucune chance de s’en sortir vers 1992 dans un débat avec Milton Friedman sur la monnaie unique, et fort peu de chance de nos jours dans un débat sur l’économie ou sur l’Europe avec Scott Sumner ou même avec Paul Krugman.
Alors qu'Emmanuel Macron se veut représenter le camp de "l'anti-système", il apparaît, au travers de ses différentes propositions (baisses de charges, inversion des normes, faisant suite au CICE, et aux lois Macron et Macron 2 devenue El Khomri), que le candidat "En Marche" pourrait être est le digne successeur des candidats de cette "pensée unique", (ce qui apparaît également avec le soutien apporté par Alain Minc qui n'a jamais cessé de faire l'éloge de la désinflation compétitive) ? En quoi son approche diffère t elle de ce que la France a pu connaître par le passé, et en quoi est elle similaire ?
Primo, j’aime bien les gens qui ont pris une ou deux claques dans leur vie. Le parcours de Macron est rectiligne, c’est-à-dire assez inquiétant : comment peut-on juger de ses capacités à rebondir (électoralement en particulier) alors qu’il n’a jamais eu à le faire ? De mon temps, un certain track record était nécessaire pour se présenter, et puis aussi un programme, tant qu’à faire, et même éventuellement l’amorce des prémisses d’une majorité parlementaire, ça peut toujours servir. Là, c’est la page blanche, c’est d’ailleurs ce qui plait, j’imagine que tout le monde projette plein de choses contradictoires sur l’Emmanuel immaculé, là un regain de libéralisme, là la dernière bouée de sauvetage de la social-démocratie, etc. Un jour, il faudra trancher, et bonjour les dégâts !
Deusio, il n’y a rien contre la pensée unique, que nous évoquions, chez Macron ; rien à ce stade. Petite visite de révérence en Allemagne, propos très policés sur la crise de l’Europe et sur l’euro, pas un mot de travers vis-à-vis de nos maitres de Francfort, j’ai peur que nous n’allions pas très loin dans le secouage du cocotier avec Macron (je ne parle même pas de « révolution », le titre ubuesque de son livre de bisounours qui aurait bien fait rire Lénine). Avec Macron, tous les gentils petits réformateurs sur le papier de l’Institut Montaigne vont passer cinq années charmantes. Avec de la chance, on nous ressortira une grosse commission Attali, dont il avait été le rapporteur et qui (comme vous le savez) a apporté plusieurs points de PIB à ce pays qui jusque-là se trainait. Nous allons faire les bons élèves, en espérant que mamy Angela veuille bien nous accorder un bon point. Des réformettes fiscales, un gros travail pour les agences de comm’, un peu plus de subtilité qu’à l’époque de la « désinflation compétitive », j’en conviens, mais quels changements sur le fond ?? Quelles mesures qu’un simple revirement de Mario Draghi ne pourrait pas annuler économiquement en cinq minutes ?
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