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L'alchimiste : Emmanuel Macron réussira-t-il à faire de la pensée unique dont il est l’héritier le plus assumé un produit aussi sexy que lui ?
©Thomas SAMSON / AFP

Dogme

Compétitivité, baisse des charges, monnaie forte et libéralisation de l'économie, depuis près de 40 ans, la France semble s'être enfermée dans une vision uniforme, dénoncée au cours des années 90 sous le nom de "pensée unique". Loin d'avoir disparue, cette idéologie fait aujourd'hui "peau neuve" en se réincarnant de façon assumée au travers de la candidature d'Emmanuel Macron

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico  : Le terme de "pensée unique" s'est progressivement imposé au contexte politique français depuis le début des années 90, en mêlant les notions de "compétitivité" de "désinflation compétitive", au travers d'un soi disant "néolibéralisme" couplé avec une monnaie forte. Comment cette "pensée" s'est elle installée politiquement en France ? D’où vient-elle, quelle est réellement sa légitimité en termes de résultats, et comment a t elle réussi à "désactiver" ses opposants ? 

Christophe BouillaudElle trouve son origine à la fois dans le contexte français et dans l’environnement international. D’une part, dès les années 1970, les élites administratives françaises commencent à abandonner le keynésianisme et le dirigisme des années d’après-guerre  au profit d’une vision plus néo-libérale de l’économie française. Au-delà de l’alternance de 1981, cette conversion, qui correspond souvent à un changement de génération avec le départ en retraite des reconstructeurs d’après 1945, se continue jusqu’à nos jours, sous l’égide en particulier du « New Public Management ». D’autre part, les institutions de coopération économique internationale, en particulier l’OCDE mais aussi bien sûr l’Union européenne, promeuvent sans relâche cette vision des choses auprès de tous les gouvernements successifs. Cela devient d’autant plus prégnant que les choix faits dans les années 1990 aboutissent à une monnaie européenne unique, gérée en plus à la demande expresse de l’Allemagne sous un mode ordo-libéral. Ce dernier impose à chaque pays participant de suivre ce qui est alors considéré comme la « one best way » mettant l’accent sur la compétitivité.
Du point de vue des grandes entreprises françaises – industries, assurances et banques -, ce projet est globalement une réussite, et d’ailleurs, comme le MEDEF l’a rappelé récemment, elles le soutiennent toujours. Elles ont pu en effet réaliser dans ce cadre au fil des décennies leur européanisation et même leur globalisation. Dans certaines conjonctures économiques favorables, le chômage a même baissé en France. La « désinflation compétitive » des années 1980-90  permit ainsi à la France de retrouver sa compétitivité face à l’Allemagne (et explique d’ailleurs largement la réponse allemande ensuite…) Cependant, la désactivation des opposants tient surtout au fait que tous les opposants à cette ligne ont été présentés dans les médias les plus importants du pays comme des gens s’opposant à la modernité, au sens de l’histoire, à la simple réalité de l’économie. C’est bien là le sens de cette expression devenue fameuse de « pensée unique », qui correspond à ce « cercle de la raison », qui est alors défini par les élites économiques et politiques du pays : point de salut en dehors de ces méthodes supposées libérales.  
Mathieu MucherieC’est curieux mais la désinflation a eu lieu partout au début des années 80 dans le monde occidental, partout, après la récession Volcker de 1982. Partout, y compris dans des pays avec une monnaie gérée par des banquiers centraux fort peu indépendants, partout y compris dans des pays dénués de « stratégie » de « désinflation compétitive », partout y compris dans des pays qui n’étaient régulés ni pas JC. Trichet ni par J. Delors, et y compris dans des pays qui n’étaient pas conseillés par Alain Minc. En France, on attribue le regain de crédibilité monétaire et la mort de l’inflation à deux chiffres à la stratégie consistant à coller à l’Allemagne, alors que les faits les plus élémentaires et la chronologie la plus basique ne valident pas du tout cette légende (les contes & merveilles de la Bundesbank, volume XIV). 

Si vous vous élevez contre cette histoire à dormir debout, qui faisait s’énerver Milton Friedman au passage (guère suspecté de la moindre complaisance vis-à-vis de l’inflation), et dont les résultats en termes d’emplois ou en termes de croissance furent pour le moins pathétiques (aussi bien en absolu qu’en relatif), vous êtes considérés comme un olibrius. Au mieux, un doux dingue, au pire, une raclure communiste ou fasciste.

Pourtant, l’idée de ne pas confondre monnaie forte et monnaie chère se retrouve chez tous les grands économistes de la monnaie. Et l’idée de contester une clique de gens non-élus fonctionnant de facto en vase clos et s’attribuant des statuts indépendantistes, cette idée remonte à loin et se retrouve chez la plupart des auteurs du libéralisme classique. C’est donc bien dans le manque de culture classique de nos dirigeants et du corps social que réside, en amont, le problème. Je ne parle même pas de la culture économique qui, nous l’avons maintes fois dans ces colonnes, exigerait une rébellion à chaque fois que le mot « compétitivité » est prononcé (ce concept n’a aucun sens mis à part un mésalignement du taux de change).     

Cette logique de "pensée unique" a pu trouver ses opposants, de droite et de gauche, mais ceux ci semblent avoir été écartés des premiers rôles au sein des partis gouvernement ? Quelles ont été ses voix ? En quoi peut on dire qu'il existe une double contestation, entre une critique de gauche "antilibérale qui trouve en France un débouché politique, et une critique "interne" venant du libéralisme lui même, mais sans débouché politique identifié ?
Christophe BouillaudC’est surtout l’absence de débat sur la question européenne au sein des deux grands partis de gouvernements – RPR et PS - qui a bloqué le débat. Les opposants à la ligne européiste ou néo-libérale ont été marginalisés, comme par exemple un Philippe Séguin au sein du RPR avant son décès prématuré. Ou alors, ils ont fini par devoir sortir du PS pour se faire entendre, comme Jean-Pierre Chevènement à la fin des années 1990, et Jean-Luc Mélenchon, à la fin des années 2000. Il se trouve qu’avec notre mode de scrutin pour les législatives – majoritaire à deux tours -, il est de fait impossible à une scission minoritaire d’un des deux grands partis de s’implanter durablement. Le RPF de Pasqua, le MPF de De Villiers, le MdC de Chévénement, et même le PG de Mélenchon, pour ne citer qu’eux, sont tous des échecs de ce point de vue. Donc, sur le plan partisan, il n’y a pas grand-chose à espérer, et, de fait, il n’y a que lors des référendums sur l’Union européenne comme en 2005 que la critique peut se faire entendre et l’emporter. Mais ensuite, rien ne se passe…  
Force est de constater que les deux grands partis de gouvernement qui ont alterné au pouvoir ont suivi la même ligne en matière d’Europe et de politique économique. Ils ont parfois changé la devanture, les mots pour la décrire, mais pour le reste, la continuité domine.

Pour ce qui est de la critique de gauche « antilibérale » (au sens économique) du terme, elle a en effet fini par trouver une expression importante en 2012 avec la candidature Mélenchon à la présidentielle. Cette ligne semble d’ailleurs contaminer progressivement une partie de la gauche de gouvernement. Pour ce qui est de la critique « libérale », elle existe, me semble-t-il, avec le parti de Nicolas Dupont-Aignan, Debout la France (ex-Debout la République), ou bien avec la critique d’Henri Guaino. Tous deux sont clairement pour l’économie de marché, mais ne se retrouvent pas dans les choix de politique économique des dernières décennies. Ils sont minoritaires, mais ils existent tout de même. 

Mathieu MucherieLes libéraux ne sont pas nombreux en France. Je parle ici du libéralisme classique et économique, pas d’un énarque qui propose une réduction de charges pour des start-up, entre deux propositions liberticides et trois commissions formées de gens comme lui qui vont statuer sur les secteurs d’avenir que le secteur privé (dans sa grande distraction capitaliste) n’a pas encore vu arriver. Des gens peu nombreux donc, encore moins nombreux dans les endroits qui comptent (direction du Trésor, corps de Mines…), et puis des gens divisés (logique, ce sont des dissidents, des francs-tireurs), parfois aussi un peu sectaires il faut bien le reconnaître (chez les néo-autrichiens en particulier). Des gens aussitôt suspectés de complaisance vis-à-vis de l’horrrriiiiiible modèle anglo-saxon, des gens qui au passage ne plaisent pas du tout aux médias (80% des journalistes hexagonaux sont à gauche, et les 20% qui restent préfèrent le dégoulinant de compassion et le vivrensemblisme à une argumentation économique serrée sur la nocivité des taux de changes fixes). Il serait donc étonnant qu’il existe un « débouché politique identifié », comme vous dites. Maladroitement, passagèrement mais avec du courage, Alain Madelin a essayé. Je crois me souvenir qu’il n’a fait que 3%, surtout des artisans-commerçants.

La contestation de l’euro et d’une large partie de notre système franchouillard narcissique, kleptocratique et consanguin, est donc un monopole des anti-libéraux de tous poils : interventionnistes à l’ancienne, protectionnistes plus ou moins new age, conservateurs dans le mauvais sens du terme, dépensolâtres de diverses obédiences, anti-européens. Tous ces gens sont au fond indispensables au système, qui ne pourrait pas se maintenir sans la présence de voix hostiles à ses extrémités, et ces dernières ne font que reprendre la fonction tribunicienne du PCF : au final, tout le monde est très content, sauf le libéral classique qui se retrouve doublement isolé. Le plus rageant, c’est qu’un vaste travail d’effacement des traces a été conduit, de sorte que ceux qui avaient posé le diagnostic au départ (sur l’euro en particulier) ne sont pas du tout crédités. Alain Minc (je prends cet exemple, il y en a 100 autres) n’a rien à craindre d’un débat avec Le Pen ou avec Mélenchon, les contraires s’annulent et la caravane passe : il n’aurait par contre eu aucune chance de s’en sortir vers 1992 dans un débat avec Milton Friedman sur la monnaie unique, et fort peu de chance de nos jours dans un débat sur l’économie ou sur l’Europe avec Scott Sumner ou même avec Paul Krugman.   

Alors qu'Emmanuel Macron se veut représenter le camp de "l'anti-système", il apparaît, au travers de ses différentes propositions (baisses de charges, inversion des normes, faisant suite au CICE, et aux lois Macron et Macron 2 devenue El Khomri), que le candidat "En Marche" pourrait être est le digne successeur des candidats de cette "pensée unique", (ce qui apparaît également avec le soutien apporté par Alain Minc qui n'a jamais cessé de faire l'éloge de la désinflation compétitive) ? En quoi son approche diffère t elle de ce que la France a pu connaître par le passé, et en quoi est elle similaire ?

Christophe BouillaudIl est difficile de se faire à ce stade une idée précise de ce que sera vraiment le programme du candidat Macron. Par contre, à regarder son parcours, et à entendre quelques-unes de ses premières propositions, il est difficile de ne pas voir dans le candidat « En Marche » comme la radicalisation de ce qui a été proposé par le « système » depuis 30 ans. J’entends ici par « système » les élites économiques et politiques qui ont voulu mener la France sur la voie de la modernité et de l’Europe depuis les années 1970, les héritiers de Raymond Barre et de Jacques Delors en somme. Tout d’abord, Macron a été la « petite main » du Rapport Attali de 2007 – qui constitue la synthèse de tout ce qui trainait alors comme idées néo-libérales dans les tiroirs des ministères et des think tanks. Il a ensuite été le conseiller économique de F. Hollande depuis 2012, avant de devenir son Ministre de l’économie depuis 2014. La stratégie et les réformes qu’il a proposées ou mises en œuvre ne sont pas particulièrement en rupture avec cette fameuse « pensée unique ». Sa promotion des autocars pour permettre aux Français les plus mal payés de voyager quand même pourrait illustrer sa vision des choses.  Ses récents propos lors de son voyage en Allemagne ne sont pas non plus très critiques de cette dernière, et ils l’érigent plutôt en modèle.
Par contre, contrairement à ses concurrents sur cette même ligne de l’adaptation à marche forcée aux impératifs supposés de la compétitivité,  il me semble qu’il y ajoute une bonne dose de subtilité politique, ou de rouerie si l’on veut. Par exemple, il ne veut pas supprimer les 35 heures, contrairement à un F. Fillon, mais il veut les supprimer seulement « pour les jeunes ». C’est à mon sens une idée assez géniale pour séduire un électorat vieillissant que de proposer seulement aux jeunes de travailler plus pour le même prix. En effet, ces jeunes ont tendance comme par un heureux hasard à moins voter que les électeurs plus âgés. Il se rallie ainsi, non seulement les retraités comme F. Fillon, mais aussi le gros de l’électorat salarié, dont les cadres, qui se sent ainsi épargné d’avance par cette mesure douloureuse. Il faudra voir si le reste de ces propositions ont cette caractéristique de proposer un « néolibéralisme » sans douleurs excessives pour la masse électeurs des classes moyennes et populaires, contrairement à la cure de cheval à la Fillon.
Mais, pour l’instant, la différence d’E. Macron, c’est sa nouveauté même : ne pas être un « homme politique » au sens d’avoir une carrière partisane derrière lui,  et surtout être un « non-élu », qui n’est du coup comptable de rien sur le territoire. La vraie interrogation qu’il faut alors avoir, c’est de se demander combien de temps il faudra à l’électorat pour comprendre la manœuvre d’un tenant de la « pensée unique » - certes pas un vieux politicien - se grimant en « révolutionnaire » pour décliner le titre de son ouvrage (Révolution).  Elle est pourtant évidente dès qu’on observe les ralliements qu’enregistre E. Macron. C’est bientôt le « Who’s who » de la « pensée unique » qui se reconstitue sous les yeux de tous. Mais, face à ce genre de jeu avec les apparences, peut-on espérer plus de clairvoyance de la part de l’électeur hexagonal que de l’électeur américain ? 
Mathieu MucherieJe ne connais pas bien Macron, juste de vieux souvenirs à Sciences-Po où il avait un an de moins que moi et était déjà une bête de concours. Je préfère Macri en Argentine à Macron en France, mais si les français veulent renouveler les têtes, pourquoi pas, il est jeune, pas plus bête qu’un autre, et comme renouvèlement ça vaut mieux que les gens des extrêmes qui sont protectionnistes ou qui versent leur petite larme quand Chavez ou quand Castro se décident enfin à crever. Mais il y a trois choses qui m’agacent avec la macro-mania actuelle.

Primo, j’aime bien les gens qui ont pris une ou deux claques dans leur vie. Le parcours de Macron est rectiligne, c’est-à-dire assez inquiétant : comment peut-on juger de ses capacités à rebondir (électoralement en particulier) alors qu’il n’a jamais eu à le faire ? De mon temps, un certain track record était nécessaire pour se présenter, et puis aussi un programme, tant qu’à faire, et même éventuellement l’amorce des prémisses d’une majorité parlementaire, ça peut toujours servir. Là, c’est la page blanche, c’est d’ailleurs ce qui plait, j’imagine que tout le monde projette plein de choses contradictoires sur l’Emmanuel immaculé, là un regain de libéralisme, là la dernière bouée de sauvetage de la social-démocratie, etc. Un jour, il faudra trancher, et bonjour les dégâts !

Deusio, il n’y a rien contre la pensée unique, que nous évoquions, chez Macron ; rien à ce stade. Petite visite de révérence en Allemagne, propos très policés sur la crise de l’Europe et sur l’euro, pas un mot de travers vis-à-vis de nos maitres de Francfort, j’ai peur que nous n’allions pas très loin dans le secouage du cocotier avec Macron (je ne parle même pas de « révolution », le titre ubuesque de son livre de bisounours qui aurait bien fait rire Lénine). Avec Macron, tous les gentils petits réformateurs sur le papier de l’Institut Montaigne vont passer cinq années charmantes. Avec de la chance, on nous ressortira une grosse commission Attali, dont il avait été le rapporteur et qui (comme vous le savez) a apporté plusieurs points de PIB à ce pays qui jusque-là se trainait. Nous allons faire les bons élèves, en espérant que mamy Angela veuille bien nous accorder un bon point. Des réformettes fiscales, un gros travail pour les agences de comm’, un peu plus de subtilité qu’à l’époque de la « désinflation compétitive », j’en conviens, mais quels changements sur le fond ?? Quelles mesures qu’un simple revirement de Mario Draghi ne pourrait pas annuler économiquement en cinq minutes ?  

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