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Cette théorie des Sunk Costs (ou des coûts irrécupérables) qui explique si bien l’impasse intellectuelle et politique dans laquelle s’enlise l’Europe
©Reuters

Deuil impossible

La théorie du sunk cost ou "coût irrécupérable" explique, par exemple, que le spectateur au cinéma qui s’y ennuie va préférer y rester, par "aversion à la perte."

UE Bruxelles AFP

Jean-Paul Betbeze

Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également  été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.

Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.

Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com

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Alors que l'Europe peine à avancer dans une direction claire quant à son avenir, en quoi est-il possible de dresser un parallèle avec la théorie du sunk cost "coût irrécupérable", (cas du spectateur d'une séance de cinéma qui, malgré son faible intérêt pour le film, va rester dans la salle au prétexte qu'il a payé son billet) ? L'inertie politique européenne serait-elle finalement la conséquence de pays engagés dans un processus que les acteurs ne souhaitent plus réellement poursuivre ?

La Théorie dite des coûts irrécupérables (ou "coûts échoués") est d’origine microéconomique. Elle explique ainsi que le spectateur au cinéma qui s’y ennuie va rester, par "aversion à la perte". Mais on peut dire aussi que ce spectateur est entré pour avoir une certaine satisfaction, qu’il savait ce qu’il faisait, qu’il aurait pu se renseigner plus, et qu’il savait enfin que le ticket d’entrée n’était pas remboursé !

Dans la vie, une immense part de nos choix sont irrécouvrables, notamment dans les services (le cinéma, le coiffeur, le restaurant, le conseil financier, la publicité…). Il en est de même pour les entreprises qui embauchent et forment leurs salariés. C’est bien pourquoi il y a, dans ce dernier exemple, des entretiens d’embauche et des conditions de rupture qui sont prévues assez aisées pendant les premiers mois, puis de plus en plus difficiles et coûteuses. De même, quand une entreprise contracte, fait faire des travaux, se lance dans une opération, investit… elle prend des risques. Les « coûts irrécupérables » sont l’expression la plus tangible des risques pris par l’entreprise pour se développer, investir, embaucher, tout comme le consommateur prend des risques semblables, contrepartie de la satisfaction qu’il espérait en allant au cinéma. Rien n’est réversible et sans coût dans notre monde, même si des contrats (coûteux) tentent de limiter les pertes possibles !

Dans le cas européen, cette approche des coûts irrécouvrables est partielle. Les pays entrés dans la construction européenne savaient, normalement, ce qu’ils faisaient. Ceux qui entraient dans la monnaie unique savaient qu’ils perdaient le degré de liberté permis par la dévaluation et donc que si leur comportement s’éloignait de la trajectoire de convergence, ils devraient en payer le prix : moindre croissance, montée du taux de chômage, voire crise et austérité. Le coût d’échouage était clair puisque tout le monde disait, et donc savait, que « l’euro est irréversible ». C’était écrit sur la porte de la zone euro ! Et donc, si nous y sommes entrés, c’est à la suite d’un raisonnement où il s’agissait de croître plus, en ayant un plus grand marché (Marché Unique, pour bénéficier d’économies d’échelles) avec des règles de concurrence et de mobilité, plus des protections (dont l’Union Bancaire)… Et ce qui a attiré tout le monde, c’était de fait la garantie allemande offerte à tous, avec des baisses brutales de taux d’intérêt à tous ceux qui ouvraient la porte. Mais ceci ne voulait pas dire que la Grèce pouvait en profiter pour embaucher des fonctionnaires sans mettre sa maison en ordre, l’Espagne croître en faisant une bulle immobilière ou la France en investissant peu, embauchant plus de fonctionnaires et en taxant plus ! Donc la fameuse « austérité » est venue et chacun dans la salle se demande si ceci vaut le coût de rester.

Par rapport au client de la salle de cinéma, chacun se demande aujourd’hui s’il ne voit pas une amélioration (Espagne, Portugal) en ayant beaucoup souffert, et tous s’inquiètent de ce qui se passe dehors. Dehors, c’est le Brexit, les dévaluations compétitives et désormais les risques militaires. Donc la tendance à rester se renforce d’un côté, même si monte d’un autre la vague populiste pour, sinon sortir, du moins revoir les traités (le prix du ticket de cinéma).

Quel est le coût politique de cette obstination dans l'inertie, plutôt qu'un choix plus marqué ? Celle-ci n'est-elle pas exactement la pire solution ou s'agit-il d'un moyen de "temporiser" les opinions nationales avant de poursuivre vers plus d'intégration ?

Ce n’est pas irrationnel du tout de rester, même si c’est de plus en plus risqué. Il ne s’agit pas seulement d’inertie (même si elle joue), mais bien plus d’un calcul coût-avantage. En fait, rester – comme sortir – comportent des avantages et des risques, eux-mêmes variables dans le temps. La balance coût-avantage a ainsi changé : trop beau au début pour être durable, crise ensuite, et même risques d’éclatement, et maintenant lueurs d’amélioration en interne et risques croissants en externe : voilà comment changent les perceptions. Ajoutons qu’il s’agit d’expliquer et d’améliorer surtout le fonctionnement du marché du travail, l’indicateur majeur. En France, les blocages liés à la loi El Kohmri ne sont quand même pas liés à la zone euro ! Il s’agit, ici, d’apprentissage, de dialogue social dans les PME, de marges à renforcer…

Alors que les divergences, aussi bien politiques qu'économiques, semblent s'imposer au fil des mois et des années aux partenaires européens, quels sont les remèdes envisageables afin de trouver des objectifs communs ? Existe-t-il encore des objectifs communs suffisamment forts pour permettre une réelle avancée européenne ?

Le vrai juge de paix est … la paix. L’Union européenne, et notamment la zone euro, pensent de plus en plus à une politique extérieure commune (longtemps refusée) et à monter des forces communes (violemment refusées du temps de la CED – Communauté européenne de défense). La zone euro est évidemment incomplète et fragile. Elle n’a pas assez expliqué ses règles et ses admissions (Grèce), pas assez suivi ses membres (Espagne, Allemagne, France). Mais elle a renforcé chaque fois ses moyens, notamment face à la crise bancaire et financière. Aujourd’hui, elle fait face à la crise des migrants et plus encore au désir de désinvestissement des Etats-Unis par rapport à l’Otan. Aujourd’hui, la zone euro « découvre » que la France est sa seule puissance nucléaire, dans un monde plus dangereux, avec des voisins plus hostiles et de grands alliés qui s’éloignent. L’objectif commun pour rester en zone euro est donc, je crois, plus fort que jamais. Mais, c’est vrai, nous payons le prix de la facilité, du sous-investissement, des divisions internes et des dissensions dans l’entreprise. Dans un monde à deux forces : Etats-Unis, Chine et alliés il faut renforcer notre force économique – et pas seulement économique. Autrement…

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