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Mais quelle est la véritable clé du vote des catégories populaires ?
©Reuters

Revirement historique

En l'espace de vingt-cinq ans, l'électorat populaire s'est davantage orienté vers la droite en raison notamment des politiques menées par la gauche au pouvoir, mais aussi à cause des inquiétudes identitaires et culturelles.

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet est directeur du Département opinion publique à l’Ifop.

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Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico : Qu'est-ce que le sondage Ifop pour Le Figaro sur la supériorité de la ligne Marion Maréchal-Le Pen sur celle de Florian Philippot nous dit des clés et de l'évolution du vote populaire ? Nous serions-nous trompés en attribuant, depuis un certain temps, le succès du FN à la ligne de Philippot ?

Jérôme Fourquet : D'abord, le sondage pour Le Figaro a été réalisé uniquement auprès des sympathisants frontistes. Il n'y a pas que des catégories populaires dans ce sondage. On s'aperçoit que, y compris dans l'électorat populaire, Marion Maréchal-Le Pen est devant Philippot. Ce que ça nous dit, c'est que quoi qu'en pensent certains experts, le vote FN est encore structuré sur les questions d'immigration et d'identité. On peut nous parler de souveraineté, de sortie de l'Euro… Tout ça compte mais le cœur du vote, c'est l'identité. Celle qui a le discours le plus "cash" c'est Le Pen. On a en France, comme dans d'autres démocraties, un désalignement de l'électorat de gauche vers la droite depuis vingt-cinq ans. C'est lié en partie à ce que fait la gauche au pouvoir (mesures libérales, ouverture des frontières, etc.). On a aussi la montée des inquiétudes identitaires et culturelles dans toute une partie de l'électorat populaire. Du coup, ce dernier trouve un intérêt dans les discours des droites nationales. L'électorat populaire a aujourd'hui en grande partie basculé dans la demande de protection (physique, culturelle identitaire…) et de fermeture.

Jean Petaux : Difficile de répondre de manière tranchée ou manichéenne. Tout simplement parce que l’électorat FN dans son ensemble, et ce que vous avez appelez le "vote populaire" (qui est une catégorie singulièrement floue et "fourre-tout") est tout ce que l’on veut mais certainement pas homogène et mono-catégorielle par exemple.

Pour tenter de comprendre la situation au sein du FN essayons de rappeler les différentes lignes de partage qui structurent (pour ne pas dire "qui fracturent") cette formation politique. Il y a d’un côté ce que l’on pourrait appeler le "FN – Canal historique" (ou encore le "FN-Jean-Mariste"). De l’autre côté, il y a le "FN-Canal social" (ou si l’on préfère le "FN-Mariniste"). Le" FN-Jean-Mariste" est en train de devenir un "FN-Sociétal" ou, pour parler en termes de leadership, le "FN-Marioniste". La filiation entre le grand-père et la petite-fille est bien plus forte qu’entre le père et la fille. Certes, Jean-Marie Le Pen n’a jamais été une "grenouille de bénitier". Celui qui le connaissait bien, car il l’avait connu étudiant à la "Corpo de Paris" et qu’il avait fait moultes "coups" avec lui, le cinéaste Claude Chabrol, fin analystes des êtres et de leurs petites histoires, a dit un jour à la télé, dans les années 2000, qu’avoir peur de Le Pen était une pure ineptie et que Le Pen était un grand-guignol provocateur qui avait mille envies sans doute mais certainement pas une : prendre le pouvoir. Toute la vie politique de Jean-Marie Le Pen le confirme. Pour employer un vocabulaire cher à Georges Lavaud : seule la fonction tribunitienne intéressait le "Menhir" de Montretout. Mais pour avoir eu une vie très libre, Jean-Marie Le Pen n’en a pas moins été fasciné par les valeurs traditionnelles de la France (ou, à tout le moins, par les valeurs que ce passionné d’histoire, à la culture générale très "classique", s’imagine être celles de la France, de Clovis à l’Algérie française) dans lesquelles les valeurs chrétiennes sont placées, par lui, au premier rang. Sa petite-fille, pour l’instant peu intéressée par l’exercice du pouvoir (au moins central puisqu’on a vu qu’elle s’est très bien comportée dans la conquête revendiquée de la présidence de la région PACA) est aussi sensible aux "valeurs sociétales traditionnelles". Bien que divorcée, elle exprime clairement et publiquement son attachement au catholicisme et a très clairement pris position comme étant "anti-soixante-huitarde".

A contrario de sa tante Marine qui est une vraie "soixante-huitarde" quant à elle. Elle aussi divorcée (à croire que c’est une tradition dans la famille), Marine vit maritalement avec Louis Alliot et a montré plus que du scepticisme face à "La Manif pour tous" que Marion, sa nièce, a soutenu ostensiblement. La tendance "sociale" de Marine Le Pen, très officiellement défendue par Florian Philippot et tout l’état-major du FN, n’est pas du tout la ligne dominante parmi les adhérents frontistes. Ce qui ne veut pas dire que les électeurs, eux, n’y sont pas sensibles surtout dans des zones géographiques en forte déprise sociale comme les Hauts-de-France, l’ancienne Lorraine, et la région PACA. Il faut se rappeler ici que dans les élections internes au FN, pour la désignation des membres du Conseil national du Parti, c’est Marion Maréchal-Le Pen qui a fait un score "à la soviétique" avec un soutien considérable des adhérents. Elle s’est classée première à cette désignation par le biais d’un vote préférentiel. Evidemment devant Philippot.

Et puis, il reste une autre dimension. Non dite. De l’ordre du refoulé. Il n’est pas interdit de penser que pour l’électorat FN (au moins le noyau dur, adhérents, militants et sympathisants très actifs) le fait que les tenants du "FN social" soient ouvertement connus comme homosexuels ne les desserve en termes de soutiens ou d’adhésions à cette ligne. La base du FN, "parti de machos" (termes exactement employés par une élue départementale en mars 2015 qui a démissionné du FN tout en continuant de siéger au Conseil général de Gironde, en qualifiant ainsi l’attitude de son "binôme"), résolument hostile aux évolutions des mœurs, défendant activement l’hétéroparentalité et l’hétérosexualité, ne voit certainement pas d’un bon œil ces "homos qui gouvernent" au FN et à l’égard desquels Marine Le Pen (la "Cheftaine") est d’une tolérance totale et, sans doute à leurs yeux, coupable.

L’électorat populaire auquel vous faites allusion, celui qui est venu voter FN alors qu’il ne votait pas auparavant ou qu’il votait plutôt à la gauche de la gauche, explique son vote par sa volonté de "sortir des sortants" et de renvoyer chez eux tout ce qui, de près ou de loin, ressemblent aux "membres d’une élite" (politique, sociale, intellectuelle, économique, financière, etc.). Tous ces "privilégiés" (en tous les cas considérés comme tels par le "peuple") sont condamnés à disparaitre. Et si, de surcroît, ils sont "homos", (le terme employé par les militants "FN – Canal historique"  pour désigner ces personnes n’est certainement pas aussi "neutre" que celui-là) alors cette "pratique", ce "choix de sexualité", va être un élément supplémentaire de rejet des tenants de la "ligne Philippot" par un redoutable syllogisme : "Philippot = homo = déviant dans sa vie privée = déviant dans ses idées politiques = faux FN (ou "FN dénaturé")". Personne ne sait ce que c’est qu’un "FN naturel » ou un "FN originel", mais ce qui est sûr c’est qu’un homo ne peut pas être "porteur d’un esprit FN authentique".

Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que Marion Maréchal-Le Pen apparaisse comme le "défenseur" de la "vraie croix Jean-Mariste". Quand on se souvient de la "saillie" du grand-père à l’égard d’un opposant qui avait osé le chahuter dans la rue en mars 1997 à Mantes-la-Jolie, hurlant devant les caméras : "J’vais te faire courir petit rouquin, tu vas voir ! Pédé !..." et quand on relit Cohen et Péan sur l’obsession homosexuelle de JMLP, on comprend comment, encore aujourd’hui, les tenants de la ligne Philippot-Briois, défendus par Marine Le Pen, ne sont pas proches de Marion Maréchal-Le Pen et de son aïeul.

Cette ligne prônée par Marion Maréchal-Le Pen rappelle la ligne Buisson. On a estimé que l'échec de Sarkozy en 2012 était dû à cette ligne mais au final, ne serait-ce pas plutôt un problème d'émetteur que de message ?

Jérôme Fourquet : C'est compliqué. Lorsque Nicolas Sarkozy remporte la présidentielle en 2007, celui-ci prend en main ces aspects identitaires et sécuritaires, tout en conservant les aspirations économiques et sociales (les fiches de paye, les heures supplémentaires défiscalisées, etc. ). Sarkozy est ainsi élu car il a utilisé ces deux leviers. Il tient un discours très dur sur l'immigration, mais aussi ce discours de "travailler plus pour gagner plus". Pendant toute la durée du quinquennat, sur les deux sujets, les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes. Sur la campagne de 2012, on remet en place le même dispositif sauf que les équipes ont conscience que les résultats sont mitigés. Du coup, il va falloir monter le "volume sonore", ce qu'il ne fera que sur l'aspect autoritaire et identitaire car sur l'aspect économique ce n'est simplement pas audible. C'est cette stratégie-là qui lui a permis de perdre avec les honneurs, avec 48.5% au deuxième tour et de remonter de deux points durant l'entre-deux tours. Pour moi, c'est à cause de son style et de sa personnalité, mais aussi de son bilan qu'il a perdu.

Jean Petaux : C’est une piste intéressante. Il est une constante que mesurent régulièrement toutes les grandes études sur l’état de l’opinion que mènent les centres de recherche les plus sérieux en science politique, de manière comparée d’ailleurs en Europe. A ce titre figure évidemment l’étude longitudinale du Cevipof dont le sixième volet a été très récemment publié. La société française est de plus en plus sensible et adhérente à des idées et à des valeurs considérées comme "de droite" ou se situant à droite, voire à l’extrême-droite sur des axes de valeurs. Il est donc incontestable que les thématiques défendues par Buisson, mais aussi par d’autres plus ou moins inspirateurs de Marine Le Pen (ceux que l’on a appelé les "néos-réacs" ou encore les "identitaires") sont portées par une forte dynamique sociétale. En 2012, il faut se souvenir que Nicolas Sarkozy, faisant une campagne très "droitière", est revenu "comme une balle" dans la dernière ligne droite de la présidentielle, aussi bien dans les jours qui ont précédé le premier tour que dans l’entre-deux tours. Un certain nombre de "figures" de premier plan au sein de l’UMP ont d’ailleurs marqué plus ou moins ostensiblement leur réserve à l’égard des messages politiques adressés par Sarkozy à l’électorat frontiste, entre les deux tours. Souvenons-nous du clip plutôt lourd qui montrait un panneau frontière avec des caractères arabes… En dépit des critiques formulées, Sarkozy, qui était donné largement battu par le candidat du PS en mars, n’est arrivé que 500 000 voix derrière Hollande au 1er tour (soit 1,42% des voix) et 1,2 millions de voix derrière Hollande au second tour, soit 3,28% des voix (ce qui signifie 1,6% en bascule de voix).

Autrement dit, Sarkozy, avec sa campagne très à droite, a réuni pratiquement la moitié du corps électoral (l’abstention a été inférieure à 20% des inscrits au second tour). Ce qui a fait la différence en faveur de Hollande c’est essentiellement la personnalité usée, désavouée, abimée de Sarkozy qui a été profondément rejeté par un électorat de centre-droit (proche de Bayrou évidemment) mais aussi par un électorat très conservateur horrifié par le côté "bling-bling"  des premiers mois du quinquennat entre 2007 et 2008, et considérablement choqué par le "remariage" avec une Carla Bruni comparée à la pire des courtisanes… Dans cette perspective, on peut légitimement considérer que si Sarkozy avait été plus "présentable", son message n’aurait pas souffert d’une disqualification à l’émission consécutive à une dépréciation forte de l’émetteur, pour "l’ensemble de son œuvre" : du climat affairiste au mode de vie ostentatoire, du "casse toi pov’con" au "viens ! descend ici m’le dire", des promesses non-tenues à la versatilité du personnage.

En tenant compte des précédents éléments évoqués et des candidats déclarés à la présidentielle de 2017, qui peut tirer son épingle du jeu ? Qu'est-ce que cela pourrait révéler sur François Fillon et son potentiel d'électeurs ?

Jérôme Fourquet : Fillon a réutilisé la ligne Sarkozy pour être élu dans la primaire. Ce n'est pas en se décrivant comme le Thatcher français qu'il s'est fait élire. Ça n'a eu aucun écho dans l'extrême droite. Ça a commencé à bouger lorsqu'il a sorti son livre Vaincre le totalitarisme islamique. Son discours très libéral a été adapté à une primaire où les catégories populaires viennent très peu voter. La question maintenant, c'est de savoir comment il va pouvoir parler à cet électorat. Même si on n'est qu'au début, entre les premières intentions de vote d'après la primaire et celles de début janvier, Fillon passe de 19% d'intention de vote chez les ouvriers / employés à 11% en un mois et demi. Il y a une baisse de 8 points tout à fait significative. Le logiciel Buisson a été intégré et ils savent s'en servir mais si on veut revenir en 2007 : "il va falloir travailler plus pour gagner plus".

Jean Petaux : François Fillon, dont on constatera sans trop d’effort qu’il n’a pas du tout les traits de caractère d’un Sarkozy et qu’il est sans doute beaucoup plus "en phase" par le comportement et le style avec une campagne conservatrice et fortement inclinée à droite, est certainement le pire des adversaires à droite (ou le plus dangereux cela dépend de l’endroit où l’on parle) pour Marine Le Pen. Il est incontestablement en adéquation avec l’opinion dominante.

Mais il est confronté à une autre difficulté qu’ignorait totalement Sarkozy, malgré ses défaillances et son usure. Fillon n’a aucun charisme. Il ne fait absolument pas rêver. On pourrait presque dire que ce "Chevalier à la triste figure" (pour reprendre l’image qu’utilisait le grand Jacques Brel dans sa comédie musicale L’Homme de la Mancha en parlant de Don Quichotte) est un croque-mort qui vient enterrer les dernières espérances d’une France jadis rayonnante. Pour emporter une élection présidentielle, il faut un "slogan mobilisateur". Un thème presque simpliste qui va fonctionner comme un mantra et produire de la dynamique politique. Giscard a eu le génie d’inventer en 1974 "le changement dans la modernité" et pour cela de mettre "Giscard à la barre". Le tee-shirt portant ces mots sur les seins tendus de Brigitte Bardot a fait plus que des dizaines de discours pour convaincre les Français. En mai 1981, François Mitterrand, à l’aide d’une affiche "pétainiste" (dixit Jacques Séguéla lui-même dans le remarquable documentaire de Lionel Chaumet sur Les terres du Président, France 3, 20 octobre 2016), invente "la force tranquille" et ça marche formidablement bien. En 1988, le concept de "France Unie", décliné par la Lettre aux Français du même Mitterrand qui avait préparé le terrain en 1987 avec la très belle affiche "Génération Mitterrand" est un deuxième "coup de maitre" qui montre que, décidément, l’homme de Latche était largement au-dessus du lot. En 1995 avec sa "fracture sociale", Chirac fait la différence sur celui qui ressemble à un grand-bourgeois louis-philippard, mais qui n’en est pas un du tout, Edouard Balladur. Encore un mantra qui fonctionne. En 2007 entre "le travailler plus pour gagner plus" et "Ensemble tout est possible", Sarkozy fait un "sans faute". Et pourtant il avait affaire à forte partie en face, non pas avec Ségolène Royal, mais avec son "refrain" à elle, son "Désir d’avenir", qui a attiré une clientèle jusqu’alors hermétique à la chose politique. En  2012 entre, "mon ennemi c’est la finance" et "le changement, c’est maintenant", c’est François Hollande qui a séduit le plus. Parce qu’il a su vendre une probabilité de changement. Tout simplement.

Aujourd’hui, en dehors de "En marche !" de Macron et de la "France insoumise" de Mélenchon, qui d’autres a inventé une dynamique ? Où est-elle la dynamique Fillon ? Et même la dynamique Le Pen qui, pourtant, semble caracoler en tête dans les sondages, sans rien dire, sans rien faire depuis des mois ? On peut considérer que ces éléments structurant une campagne, qui feront que plus tard on dira : "2017 ce fut ce slogan-là qui passa à la postérité", on peut imaginer donc que cela va arriver en février. Mais pour l’heure, si l’on compare avec les deux précédentes présidentielles, dans les trajectoires des deux vainqueurs - le 14 janvier 2007, Sarkozy avait déjà eu son meeting fondateur Porte de Versailles et Hollande avait vécu aussi le sien au Bourget le 22 janvier 2012 - ni Marine Le Pen, ni François Fillon n’ont eu le leur à la date du 21 janvier 2017… De là à dire qu’ils sont en retard sur un tableau de marche gagnant… Chacun jugera. Et surtout l’Histoire tranchera.

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