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Mystère de Paris : pourquoi le pape François doit absolument venir visiter la rue des Martyrs
©Reuters

Bonnes feuilles

"Beaucoup de gens regardent la rue des Martyrs et ils voient simplement une rue. Moi, je vois des histoires… Pour moi, c’est vraiment la dernière vraie rue de Paris". Elaine Sciolino, qui fut grand reporter au Moyen-Orient et chef du bureau parisien du New York Times, délaisse pour une fois le grand théâtre du monde. Elle mène l’enquête sur une des rues emblématiques de la capitale française. Extrait de "La dernière rue de Paris - Enquête sur la rue des Martyrs" d'Elaine Sciolino, Exils Editeur (2/2).

Elaine Sciolino

Elaine Sciolino

Elaine Sciolino a été grand reporter au Moyen-Orient et chef du bureau parisien du New York Times. En 2010, elle est décorée de la Légion d'Honneur pour "contribution spéciale" à l'amitié entre la France et les Etats-Unis.

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Un jour, le pape François viendra à Paris. Et quand il le fera, il devra visiter la rue des Martyrs. Il y a là une petite crypte, sous une chapelle qui a disparu, qu’il aura envie de voir.

La crypte est tout en haut de la rue, au 11 de la rue Yvonne Le Tac, du nom d’une responsable de la Résistance. Appelée le Martyrium, cette crypte – pense-t-on – a été bâtie sur le lieu de la décapitation de saint Denis et de ses compagnons. Avant de succomber pour de bon, dit la légende, Denis a porté sa tête sur plusieurs kilomètres vers le nord.

Jusqu’au site où il est célébré depuis des siècles. Et sur ce site, aujourd’hui dans la proche banlieue de Paris, fut construite la basilique de Saint-Denis. Considérée comme la première église gothique, c’est un chef-d’œuvre médiéval et un symbole de ce monde religieux absolu, avec ses vitraux superbes et ses centaines de figures sculptées sur la façade. Tous les rois et reines de France du Xe au XVIIIe siècle ont été enterrés ici. Le Martyrium, où Denis fut décapité, n’a pas eu autant de succès. Si sainte Geneviève, patronne de Paris, qui sauva la ville d’Attila et des Huns au Ve siècle, n’avait pas fait pression pour qu’une chapelle soit construite, le site aurait sans doute été oublié.

Je n’ai trouvé aucune preuve que le pape François ait une quelconque dévotion pour saint Denis. Mais c’est un jésuite – et le premier jésuite à devenir pape. Le Martyrium est l’endroit où Ignace de Loyola et ses compagnons firent leurs voeux avant de créer la compagnie de Jésus. D’ailleurs, on appelle souvent la France la « fille aînée de l’Église » à cause de ce lien religieux ininterrompu avec Rome depuis les débuts de la chrétienté. Le pape François pourrait mettre la crypte à son programme. Après ce que j’ai appris sur le Martyrium, j’ai décidé qu’il me fallait absolument l’inviter rue des Martyrs.

Voici l’histoire des jésuites et du Martyrium: Ignace de Loyola est né en 1491 dans une famille basque noble et fortunée. Mais, plus qu’un aristocrate, il devient un bretteur des rues, un joueur et un homme à femmes. La rumeur dit de lui qu’il a alors un enfant hors mariage. « Jusqu’à l’âge de 26 ans, il était un homme adonné aux vanités de ce monde », dit Ignace dans son autobiographie en parlant de lui à troisième personne.

Officier dans l’armée espagnole qui combat les Français, Ignace est sérieusement blessé lors d’une bataille. Après avoir enduré maintes opérations, il passe sa convalescence à lire les seuls livres qui lui tombent sous la main : des livres d’histoire sur Jésus et sur les saints. Profondément ému par ces récits, il range son épée pour devenir bientôt un pèlerin. Il confesse tous ses péchés et s’en remet à Dieu. Il passe par toutes sortes d’états extrêmes, un jour pensant au suicide, le lendemain se délectant dans une union mystique avec le Très-Haut. Il prie, jeûne, mendie, se flagelle. Il laisse pousser ses ongles et ses cheveux. Finalement il abandonne ces pratiques et trouve la paix.

Après des études à Barcelone et en Castille, il se rend à Paris en 1528 pour poursuivre son éducation théologique et apprendre le latin. En 1533, il est reçu maître ès arts. Il groupe autour de lui six étudiants qui deviendront ses plus proches compagnons. Ensemble, ils s’engagent à se retirer du monde pour suivre l’exemple de pauvreté et de chasteté du Christ, et à aller à Jérusalem convertir les Turcs musulmans. S’ils ne peuvent se rendre à Jérusalem dans les deux ans, ils se rendront à Rome pour rencontrer le pape et faire tout ce qu’ils peuvent pour célébrer la « plus grande gloire de Dieu » et veiller au « bien des âmes ».

Ils décident alors de faire leurs voeux dans la chapelle attachée au Martyrium, sans doute à cause de son emplacement : elle est hors des limites de la ville et donc hors de la vue des espions de l’Inquisition, qui sont toujours à l’affût du moindre écart par rapport à l’Église instituée. C’est le 15 août 1534, jour de l’Assomption de la vierge Marie, qu’Ignace et ses compagnons montent le chemin qui deviendra bien plus tard la rue des Martyrs.

Pierre Favre, un Français membre du groupe, a été ordonné prêtre quelques semaines auparavant. Il célèbre donc la messe, puis l’un après l’autre chacun proclame ses trois voeux. Une nonne du couvent voisin est si émue par ce qu’elle voit qu’elle donne aux hommes les clés de la chapelle.

Six ans plus tard, le pape approuve la création de l’ordre des jésuites. « Le recul seul nous permet aujourd’hui de voir dans cet événement du mois d’août [1534] la pierre angulaire de la future compagnie de Jésus », a noté bien plus tard un jésuite érudit du nom de John W. O’Malley.

Depuis, le Martyrium connut des hauts et des bas. Il fut gravement endommagé pendant le siège de Paris en 1590, à la fin des guerres de religion, et certaines nonnes vivant dans l’abbaye durent alors, dit-on, se livrer à la prostitution pour survivre.

Des ouvriers, en restaurant la crypte, en 1611, découvrirent une mystérieuse voûte dont les pierres étaient gravées de quelques lettres encore lisibles : mar… clemin… dio… « Mar » pouvait être un fragment du mot martyr, « clemin », du nom du pape Clément qui, selon la tradition, avait envoyé Denis à Paris, et « Dio » de celui de Dionysos, Denis en grec…

Cette découverte encouragea bien des spéculations, certains y voyant une preuve que Denis avait été enterré ici, et non sur le site de la basilique de Saint-Denis. Le Martyrium devint alors un lieu de pèlerinage.

Cette dévotion prit fin pendant la Révolution, avec l’interdiction des pèlerinages et des ordres monastiques, et la vente des biens du clergé. Sous la Terreur, les cloches de la chapelle furent fondues, les statues détruites, les objets d’art volés ou vendus. L’abbaye devint une caserne, et la crypte une remise pour les outils. Au milieu du XIXe siècle, à l’initiative d’un jésuite, on construisit un oratoire. Et dans les années 1880, on restaura la crypte et on édifia une chapelle au-dessus. Mais la crypte ne retrouva pas son ancien statut. En 1982, la ville de Paris devient propriétaire de tout le terrain. Les vitraux sont alors déposés et la chapelle devient la cafétéria du collège voisin…

La plupart des guides de Paris ignorent la crypte. Aucune boutique, aucun café Saint-Denis aux alentours, pas plus que de librairie ou de bar à tapas Ignace-de-Loyola. La crypte elle-même, qui ne possède aucun détail architectural ni oeuvre d’art remarquable, est ouverte au public trois heures par semaine, le vendredi après-midi, plus un week-end par mois.

Personne ne se tient à la porte pour accueillir les visiteurs. Pendant des années, il n’y avait même pas de plaque indiquant l’importance du site. Les quelques visiteurs sont soit des touristes, soit des pèlerins, comme ces quatre Japonais dont la maison avait été emportée par le tsunami en mars 2011. Ils prièrent, pleurèrent, se frappèrent la tête sur le sol en signe de soumission, d’auto-flagellation et de sacrifice.

Le gardien n’est pas un homme d’église mais un comédien et metteur en scène d’origine polonaise qui s’appelle Zygmunt Blazynsky. Il a de longs cheveux fins et un air dépenaillé que l’on pourrait qualifier de bohème. Il travaille ici comme bénévole depuis plus de vingt ans, parce qu’il croit que la crypte est le lieu spirituel le plus important et le plus mystique de Paris.

Il en apprécie aussi l’excellente acoustique et l’ouvre pour accueillir des pièces de théâtre, des concerts et des récitals de poésie.

La crypte est d’une austérité monacale. Il y a seulement quelques rangées de bancs en bois, quelque peu adoucis par des coussins. L’autel en pierre est nu. Les plus précieux objets sont un bas-relief médiéval représentant le martyre de saint Denis et une peinture du XIXe siècle montrant Ignace et ses compagnons faisant leurs voeux. J’étais plus fascinée par une grande image de Denis céphalophore, autrement dit portant sa tête. Dans la légende dorée, on compte plus d’une centaine de saints qui ont accompli ce prodige. Le problème est de les représenter : où convient-il de placer l’auréole ? Au-dessus de la tête tranchée ou sur le cou ?

On célèbre dans la crypte quatre messes par an. Même le 9 octobre, jour de la Saint-Denis, il n’y avait qu’une vingtaine de personnes, dont cinq choristes. Les autres semblaient des habitués, tous âgés de 60 à 80 ans.

Quatre jésuites de passage faisaient figure d’hôtes de marque.

Le père Jean Laverton, curé du Sacré-Coeur, fit de son mieux pour mettre un peu d’animation. « Il n’y a pas grand-chose à voir dans cette chapelle, mais, symboliquement, c’est un lieu saint pour la chrétienté, dit-il. Saint Denis fut martyrisé sur cette colline. Pendant des siècles, le peuple de Paris et les grands saints de l’Église sont venus prier ici. Par leur intermédiaire, nous sommes en communion étroite avec tous les saints. »

Un jour, Zygmunt me présenta Éric de Langsdorff, vice-président d’une association de bénévoles dont le but est la préservation et la mise en valeur de la crypte, et soeur Chantal de Seyssel, qui autrefois avait vécu dans le couvent tout proche.

Je leur demandai si je pouvais devenir membre de l’association. « Bien sûr, dit Éric, pince-sans-rire, si vous ne faites pas une révolution !

— Et ce n’est pas cher, ajouta Zygmunt, 10 euros…

— Nous ne sommes pas très doués avec l’argent », dit Éric. Zygmunt voulut alors me faire voir quelque chose dehors. Les marches gravies et la porte franchie, il me montra une plaque de marbre blanc sur le mur extérieur de la crypte. La petite association avait levé 1 800 euros pour cette plaque, qui venait d’être posée quelques semaines avant.

« Visiteur, ici, au Ve siècle après Jésus-Christ, sainte Geneviève érigea une chapelle en l’honneur de saint Denis, premier évêque de Paris, martyrisé au IIIe siècle avec saint Rustique et saint Éleuthère. C’est aussi ici que le 15 août 1534 saint Ignace de Loyola et ses compagnons firent le voeu de Montmartre qui les engageait au service de l’Église et qui mena, six ans plus tard, à l’approbation par le pape Paul III de l’ordre des jésuites : la compagnie de Jésus. La crypte, restaurée à la fin du XIXe siècle, perpétue la mémoire de ces deux événements. »

C’est alors que je révélai à Zygmunt et à Éric mon projet d’inviter le pape rue des Martyrs. Ils approuvèrent aussitôt l’idée et immédiatement la discussion s’engagea sur des questions de protocole. Zygmunt se demandait si François gardait son identité de jésuite en tant que pape, et s’il le faisait, devrait-il demander la permission à ses supérieurs de l’ordre ? Éric était certain que François n’avait plus à obéir à l’ordre, même s’il conservait ses voeux de jésuite. Ils débattirent pour savoir si l’attachement à l’ordre était réel ou seulement sentimental. Éric suggéra que le pape pouvait faire une visite privée, non officielle.

« Pour moi, dis-je, qu’elle soit privée, publique, officielle, non officielle, il doit venir ici ! » Et j’ajoutai : « Yes, we can ! » Tout le monde sourit. « Nous sommes un peu fous, dis-je, mais il faut l’être dans la vie. Saint Ignace était fou quand il vint ici avec ses amis pour faire ces folles promesses à Dieu. »

Nous sommes tombés d’accord. Puis nous nous sommes quittés, bien décidés à nous voir bientôt.

Extrait de La dernière rue de Paris - Enquête sur la rue des Martyrs d'Elaine Sciolino, Exils Editeur

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