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La rue des Martyrs, surnommée "la dernière rue de Paris" : mais au fait, de quels "Martyrs" parle-t-on ?
©Reuters

Bonnes feuilles

"Beaucoup de gens regardent la rue des Martyrs et ils voient simplement une rue. Moi, je vois des histoires… Pour moi, c’est vraiment la dernière vraie rue de Paris". Elaine Sciolino, qui fut grand reporter au Moyen-Orient et chef du bureau parisien du New York Times, délaisse pour une fois le grand théâtre du monde. Elle mène l’enquête sur une des rues emblématiques de la capitale française. Extrait de "La dernière rue de Paris - Enquête sur la rue des Martyrs" d' Elaine Sciolino, Exils Editeur (1/2).

Elaine Sciolino

Elaine Sciolino

Elaine Sciolino a été grand reporter au Moyen-Orient et chef du bureau parisien du New York Times. En 2010, elle est décorée de la Légion d'Honneur pour "contribution spéciale" à l'amitié entre la France et les Etats-Unis.

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Expliquer d’où vient ce nom de martyrs demande que l’on raconte une longue histoire. Les Français sont obsédés par l’Histoire, en partie à cause d’une véritable affinité avec le passé, en partie parce qu’ils veulent s’accrocher à leur gloire passée. Beaucoup de gens m’ont donné une réponse quand je les interrogeai sur l’origine du nom. Et quand ils n’avaient pas la réponse, ils avaient à la place une théorie solidement argumentée. Les Français apprennent, dès la plus petite enfance, que construire un discours avec des arguments est plus important que de savoir prendre son parti.

Seuls les plus sûrs d’entre eux osent avouer leur ignorance. A peu près un tiers des gens que j’ai interrogés connaissent par cœur l’histoire. Le nom vient d’une vieille légende de l’Eglise, une histoire si fantastique que même les plus fervents catholiques la trouvent difficile à croire. Les martyrs en question, ce sont saint Denis et ses deux compagnons, Rustique et Éleuthère qui furent décapités pour avoir prêché l’Évangile.

Il n’y a pas de témoignages écrits du temps de saint Denis, qui est mort vers 250, mais seulement des récits postérieurs et des interprétations toutes et tous sujets à caution. La légende se situe donc au IIIe siècle, alors que ce qui deviendra la France fait partie de l’empire romain. À une époque où la chrétienté est encore un culte marginal, le pape envoie Denis pour convertir la population de Lutèce, aujourd’hui Paris, qui était alors païenne. Denis construit donc une église, recrute un clergé, détruit les statues des idoles, prêche l’Évangile et fait des miracles. En langue moderne, Denis était un missionnaire star.

Inquiets de perdre du terrain face à Jésus, les prêtres païens auraient mis en prison les trois chrétiens qui refusaient de croire en la divinité de l’empereur romain. Il existe de nombreuses variantes sur ce qui s’est passé ensuite. Denis et ses compagnons, en dépit des tortures, ne voulaient pas mourir. Les détails atroces de ces tortures sont décrits dans une biographie complète commandée au IXe siècle par le roi franc Louis le Pieux et écrite par l’abbé Hilduin, supérieur de l’abbaye royale de Saint-Denis.

Hilduin s’intéressait peu à la vérité des faits et voulait en fait créer autour de son saint patron un culte qui dépassât les autres cultes. Dans son récit, digne d’un tabloïd, Denis et ses amis sont battus, rôtis sur un lit en fer, enfermés avec des bêtes sauvages affamées, pris au piège dans un feu vif et crucifiés… Comme il arrive avec les martyrs, le destin du trio semblait scellé. Pour les préparer à la mort, Dieu leur envoya Jésus et une multitude d’anges pour leur donner la sainte communion. Alors, des soldats les emmenèrent loin de la ville, au nord, à mi-chemin d’une colline qui sera nommée en leur honneur Montmartre (Mons Martyrium). Ils s’arrêtèrent devant le temple dédié à Mercure qui était situé là où est aujourd’hui la rue Yvonne-Le-Tac, près du haut de la rue des Martyrs. Là, les soldats décapitèrent les prisonniers, en utilisant des haches peu tranchantes pour augmenter leurs souffrances.

Pourtant, Denis tenait bon. Par un grand miracle et malgré ses 90 ans, il revint à la vie. Il prit dans ses mains sa tête avec sa longue barbe blanche, la lava dans une fontaine, et la porta ainsi trois kilomètres vers le nord, à l’endroit où il voulait être enterré, accompagné tout le long par un choeur d’anges. Mais cette résurrection était temporaire. Quand il atteignit sa destination, il succomba à la mort une fois pour toutes. La biographie de l’abbé Hilduin est si riche d’intrigues, de surprises, de miracles et de drames qui vous donnent des frissons dans le dos, qu’il n’est guère étonnant qu’elle ait été considérée jusqu’à la Révolution comme la source la plus importante pour connaître la vie de saint Denis.

Pour ce qui est du corps de Denis, une version de l’histoire précise qu’il fut enterré à l’endroit de sa mort ultime par une veuve chrétienne, nommée Catulla, qui était certes pieuse mais aussi rusée. On dit qu’elle réussit à récupérer également les corps d’Éleuthère et de Rustique afin que tous trois puissent reposer ensemble en paix. C’est là que fut édifiée, au XIIe siècle, la basilique de Saint-Denis, et c’est là que furent disposés les restes du saint dans des reliquaires sertis de pierres précieuses.

Le destin de la tête de Denis, tout au long du Moyen Âge, fut l’objet d’intenses débats. Les clercs de Notre-Dame de Paris déclaraient posséder son crâne ; les moines de Saint-Denis continuaient d’affirmer qu’ils avaient la tête entière. La dispute se termina en 1410 devant le parlement de Paris par un procès public long et acerbe, dont on ne connaît pas l’issue. Denis devint non seulement l’un des saints les plus révérés de la chrétienté, mais aussi le saint patron de la France. Les rois de France et les futurs saints – Bernard, Thomas Becket, Thomas d’Aquin, Jeanne d’Arc, François de Sales et vincent de Paul –, tous ont rendu hommage à Denis en marchant dans ses pas sur la route qui s’appelle maintenant la rue des Martyrs. Cela peut paraître absurde, mais le croyant prie ce saint pour soulager ses maux de tête ! Denis est aussi le saint qui peut vous aider si vous avez besoin de sortir d’un conflit ou si vous avez la rage ou si vous êtes pris de frénésie, ou encore si vous êtes possédé par le démon…

Dans mon quartier, des gens qui connaissent la légende cherchent à lui donner une explication rationnelle. Valérie Tadjine, la coiffeuse qui travaille dans le salon Franck Provost du bas de la rue, croit possible que saint Denis ait marché sans sa tête. Elle n’en veut pour preuve que les poulets et les canards qu’elle a vus jadis chez sa marraine : « ils avaient la tête coupée mais leur système nerveux fonctionnait, dit Valérie. Ils auraient pu courir aussi loin que… je ne sais pas… Peut-être aussi loin que Montmartre. »

Après l’ouverture du Pain quotidien, succursale d’une chaîne de restauration belge, j’interrogeai Adeline Huré, la jeune serveuse, sur l’origine du nom des Martyrs. « Charlemagne est passé par ici avec la tête d’un roi décapité pour se rendre à la basilique Saint-Denis, dit-elle avec assurance, il y avait une grande montagne et comme on disait que c’était la montagne de la mort, il est passé avec la tête.

- Charlemagne transportait la tête d’un roi ?

- Oui, mais je ne me souviens pas si c’est Charlemagne ou quelqu’un d’autre qui lui avait coupé la tête. »

François Perrocheau, manager du Pain quotidien pour Paris, suggéra :

- N’était-ce pas le roi Richard Coeur de lion ?

- Bien essayé mais faux », dis-je.

D’autres personnes m’ont affirmé que le nom faisait référence aux victimes de l’histoire de France – le plus souvent celles de 1789, ou celles de la Commune de Paris, en 1871. « Les communards sont bien descendus de Montmartre par cette rue et ils furent martyrisés, non ? » hasarda Juan Alarson, que je croisais à une fête des voisins place Saint-Georges. Son amie Marie-José Ballesteros le contredit : « Non, non, ça a plutôt à voir avec la Révolution de 1789. J’en suis certaine, c’est la Révolution. »

Claudine Dumoulin, qui était avec eux, ajouta qu’ils avaient tous les deux tort. « C’est la route qui menait à la bataille de Montmartre, au Moyen Âge », dit-elle en inventant une bataille qui n’a jamais existé.

Enzo Guénard, dont le père est le propriétaire et le chef du bistrot Le Miroir, tout en haut de la rue, dit qu’il est sûr que le nom « des Martyrs » est lié aux souffrances des Alliés dans les mains des nazis : « Ça date des années 1939-1945 », dit-il d’un ton de professeur d’histoire, « les Allemands torturaient les Alliés pour connaître leurs projets secrets. »

À chacun d’eux, je finis par révéler que les martyrs en question n’avaient rien à voir avec des guerres liées à l’histoire de France. 

Extrait de La dernière rue de Paris - Enquête sur la rue des Martyrs d'Elaine Sciolino, Exils Editeur

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