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Retour de la course américano-russe à l’armement nucléaire : vers une nouvelle guerre froide ou un conflit très très chaud ?
©Reuters

Aux armes, citoyens

Partout dans le monde, les grandes puissances développent leur arsenal militaire et "militarisent" leurs budgets. Une situation inquiétante, qui rappelle étrangement les deux guerres mondiales et la guerre froide.

Philippe Fabry

Philippe Fabry

Philippe Fabry a obtenu son doctorat en droit de l’Université Toulouse I Capitole et est historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a publié chez Jean-Cyrille Godefroy Rome, du libéralisme au socialisme (2014, lauréat du prix Turgot du jeune talent en 2015, environ 2500 exemplaires vendus), Histoire du siècle à venir (2015), Atlas des guerres à venir (2017) et La Structure de l’Histoire (2018). En 2021, il publie Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite  avec Léo Portal chez VA Editions. Il a contribué plusieurs fois à la revue Histoire & Civilisations, et la revue américaine The Postil Magazine, occasionnellement à Politique Internationale, et collabore régulièrement avec Atlantico, Causeur, Contrepoints et L’Opinion. Il tient depuis 2014 un blog intitulé Historionomie, dont la version actuelle est disponible à l’adresse internet historionomie.net, dans lequel il publie régulièrement des analyses géopolitiques basées sur ou dans la continuité de ses travaux, et fait la promotion de ses livres.

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Atlantico : Barack Obama avait appelé de ses vœux un monde "sans armes nucléaires". Pourtant, Donald Trump et Vladimir Poutine ont annoncé le renforcement des potentiels nucléaires russe et américain. En outre, le Japon dirigeait récemment son budget vers une remilitarisation du pays. En France aussi, le chef d'Etat-major français demande un renforcement des budgets accordés à la défense. Une telle remilitarisation peut-elle raisonnablement inquiéter ? L'histoire a-t-elle déjà vu une dynamique de réarmement ne pas donner lieu à un conflit ?

Philippe Fabry : Au cours du siècle passé, je vois trois grandes phases de réarmement comparables : celle qui a précédé la Première Guerre mondiale, celle qui a précédé la Seconde Guerre mondiale, et enfin celle de la Guerre froide. Sur ces trois exemples, les deux premières ont mené à la guerre, et la troisième y aurait sans doute conduit si n'avaient été les armes nucléaires et la menace d'anéantissement mutuel. Encore s'est-elle tout de même terminée de la même manière que se serait terminé une guerre, dans la mesure où l'effondrement de l'URSS en 1991 et le démembrement de l'empire soviétique sont très similaires au sort de l'Allemagne après sa défaite en 1918, avec une défaite humiliante ne passant pas par un désastre militaire, et nourrissant donc un sentiment d'injustice chez le vaincu qui n'existe pas lorsque la défaite est totale, comme dans l'Allemagne de 1945.

La question est donc de savoir si la peur de l'anéantissement nucléaire est encore susceptible d'empêcher l'éclatement d'une guerre. On peut en douter dans la mesure où lors de l'annexion de la Crimée, pour laquelle Poutine a eu le culot d'expliquer qu'il aurait été prêt, éventuellement, à appuyer sur le bouton, l'on a assisté à la déclaration d'un changement de doctrine qui a été bien trop peu remarqué par les commentateurs : Vladimir Poutine ne considère pas l'arme nucléaire comme un instrument défensif de dissuasion, mais aussi comme un instrument offensif de chantage pour couvrir des agressions et des annexions contre des pays voisins, en comptant sur le fait que les membres de l'Otan qui détiennent la bombe ne seront pas prêts à mener une guerre nucléaire pour tel ou tel petit pays.

Par ailleurs, de nouvelles formes de guerre apparaissent ; je ne pense pas tant à la "guerre hybride", qui n'est guère qu'une resucée de ce que les nazis faisaient dans les années 1930, en Autriche notamment, qu'aux possibilités de cyberguerre, dans laquelle les Russes sont très avancés et qui fait planer une incertitude sur le surclassement technologique des Occidentaux sur la Russie, qui nous semblait acquis depuis la Guerre froide : la Russie n'a certainement pas réussi à rattrapper l'Otan, mais il se pourrait qu'elle soit capable, à l'inverse, de ramener l'Otan à son niveau, au moins partiellement, en neutralisant la supériorité otanienne en matière de communications. C'est en ce sens que Mark Milley, le chef d'état-major américain, a voulu suggérer dans une intervention remarquée : il a expliqué que les adversaires de l'Amérique avaient bien observé ses méthodes et appris à les contrer. Nous n'avons pas encore vu de guerres à grande échelle, entre grandes puissances, impliquant des offensives de grande ampleur dans le cyberespace. Il est donc difficile de dire précisément ce qu'elles peuvent changer, mais l'on sait d'ores et déjà qu'elles peuvent non seulement perturber les communications (on l'a vu avec les récentes attaques contre Internet), mais aussi désorganiser les arrières de l'ennemi en détruisant ses installations : on a vu ce que le virus Stuxnet avait pu faire aux installations iraniennes, et l'an passé un haut fourneau d'une usine allemande a été détruit suivant un procédé similaire : les outils de cyberguerre permettent donc d'endommager des installations industrielles presque aussi efficacement  que des bombardements.

Quels sont aujourd'hui les risques que le monde sombre à nouveau dans un conflit ouvert susceptible d'impacter directement l'Occident ? L'Europe est-elle prête à résister à ses éventuels ennemis ? Qui sont-ils désormais ?

Selon moi, ce n'est même pas un risque, c'est une certitude à moyen terme : nous avons, au cours des dix dernières années, vu devenir suffisamment puissants des ennemis de l'ordre international fondé sur le primat du droit sur la force pour se croire aujourd'hui capable de le défier et d'y mettre fin : la Chine, que sa forte croissance économique a propulsé, du fait de sa masse humaine, sur le podium des puissances économiques mondiales, et la Russie de Poutine, qui a réinvesti une grande partie de sa manne pétrolière dans la modernisation de son appareil militaire. Cela n'est pas inédit : nous avons vu la même chose dans les années 1930 avec l'Allemagne et le Japon. 

Le gros problème auquel fait face l'Occident est qu'il n'est pas le maître de la situation : ce n'est pas parce que l'Otan serait une menace pour la Russie que Poutine montre les dents depuis quelques années ; il faut se souvenir qu'au début des années 2000, la Russie était très proche de l'Otan, y avait pratiquement accès à tout sans en être membre, il s'agissait d'un partenariat de premier ordre ; il n'y avait aucune espèce de raison pour la Russie de se sentier menacée. Ce n'est donc pas en réaction à un danger posé par l'Otan que la Russie se réarme aujourd'hui, cela n'est que la propagande de Poutine. C'est par revanchisme national que ce régime poutinien issu du KGB, qui perçoit la défaite russe dans la Guerre froide comme un coup de poignard dans le dos, cherche à jouer les grandes puissances en agitant la menace de son arsenal nucléaire.

De l'autre côté, ce n'est pas non plus en réaction à une menace représentée par l'Occident ou ses petits voisins vietnâmien, sud-coréen ou même japonais que la Chine s'est considérablement armée depuis une quinzaine d'années, et surtout qu'elle a envahi - car il s'agit bien d'une invasion et d'une occupation - la mer de Chine du Sud dont elle a saisi des récifs sur lesquels elle n'a aucun droit pour y installer des radars, des missiles et des bases d'aviation militaire. C'est du pur impérialisme, sans fard, afin de faire main basse sur des ressources, guère différent de l'invasion de la Mandchourie par le Japon en 1931. 

La conséquence de tout cela est que l'Occident ne peut rien faire pour calmer la Chine ou la Russie, pour la simple raison qu'elles n'agissent pas en réaction à son comportement, ce qu'essayent de nous faire avaler leurs propagandes afin de justifier des comportements qui relèvent souvent de l'agression pure et simple, mais de leur propre mouvement, en raison d'une pulsion impérialiste interne. 

Tout ce que peut faire l'Occident, c'est soit céder indéfiniment au chantage et aux caprices de ces pays, ce qui peut être supportable durant un temps mais devient rapidement intolérable, soit s'armer pour dissuader leurs agresseur et se rendre capable de leur parler en des termes qu'ils comprennent. 

En Europe, on est très loin du compte. La France a vraisemblablement la meilleure armée du continent, mais elle est déjà engagée sur de nombreux théâtres d'opération extérieurs et l'opération Sentinelle mobilise fortement ses effectifs pour des opérations de police ; et pour des forces terrestres françaises, les pays baltes, vraisemblable cibles de Poutine à brève échéance, sont très éloignés. L'Allemagne, qui devrait être une grande puissance militaire, et l'était au temps de la guerre froide où elle se savait en première ligne en cas de conflit, est aujourd'hui complètement désarmée : c'est un coffre-fort non gardé, et cette situation, de la part d'un des leaders de l'Europe, est parfaitement irresponsable : elle revient à laisser reposer la défense de Berlin sur la Pologne, qui ne peut pas contenir la Russie à elle seule.

J'imagine que de nombreux lecteurs doivent se dire que cette vision du danger russe en Europe est catastrophiste, mais il faut se rendre compte que c'est bien ce qui se prépare sur le terrain : en 2015 Poutine a recréé la 1ere armée blindée de la Garde en 2015, force à vocation offensive dissoute en 1998, et sa nouvelle mouture doit compter entre 500 et 600 chars d'assaut, 600 à 800 transports de troupes blindés, 300 à 400 pièces d'artillerie et 35 000 à 50 000 hommes. Il est également apparu ces jours derniers que la Russie avait décidé de remettre en service 3000 tanks T-80, et ce alors même qu'elle est censée développer un tout nouveau modèle de char coûteux, l'Armata. Pourquoi gaspiller de l'argent à remettre soudain en service 3000 chars ? Elle n'en a pas l'usage en Syrie...

Les Russes, cet automne, ont placé à Kaliningrad des missiles Iskander, qui sont des missiles prévus pour détruire des concentrations de troupes et assureraient donc, en cas d'invasion russe des pays baltes, une forme de zone d'interdiction pour les renforts de l'Otan qui arriveraient nécessairement par la Pologne, comme on a pu le voir lors de l'exercice Anaconda du mois de juillet dernier. 

Dans le même temps, les prévisions logistiques du ministère de la Défense russe devraient mettre l'Otan dans un état d'alerte élevé : il est prévu pour 2017 un transit de plus de 4000 wagons de matériels et de troupes de la Russie vers la Biélorussie, ce qui représente une hausse de 8000 % par rapport à l'année précédente et 2000% par rapport à 2013, dernière année du grand exercice Zapad de "guerre à l'Ouest" : qui peut croire qu'il s'agit simplement de refaire le même exercice, avec vingt fois plus d'hommes et de matériel ? De fait, la quantité de troupes et de matériels transportables dans un tel nombre de wagons est équivalente à la totalité de la 1ère armée blindée évoquée plus haut. 

Il faut lire tout cela en ayant conscience que l'armée russe a effectué des centaines d'exercices l'an passé, et est aujourd'hui très opérationnelle. En l'état actuel des choses, l'Europe est exposée à une invasion russe, qui pourrait, au plan conventionnel, non seulement s'emparer des pays baltes en quelques jours, mais aussi virtuellement arriver jusqu'à Berlin - ce dont la télévision russe avait d'ailleurs déjà parlé il y a deux ans. 

Quand une partie considérable du monde prépare la guerre "dans l'attente de jours meilleurs", comment préparer la paix ? Quelles sont les options qui s'offrent à l'Europe et à la France, particulièrement dans le contexte d'un potentiel retrait américain du Vieux continent ?

Il faut déjà savoir ce que l'on entend par "retrait américain".

Si l'on évoque une absence ou une quasi-absence américaine en Europe, c'est déjà largement le cas : les personnels militaires américains ne représentent au total, sur tout le continent, plus que 70 000 hommes, et les Américains n'ont que deux centaines d'aéronefs. Quant aux tanks, il n'y en a plus, ou seulement ponctuellement et dans le cadre d'exercices pour rassurer les alliés, et seulement quelques dizaines. 

En revanche, si l'on évoque un désintérêt de l'Amérique pour une Europe laissée à elle-même, je n'y crois pas trop. Les Etats-Unis peuvent bien se désengager politiquement en se repliant un peu sur leurs soucis domestiques ou, et c'est ce que va faire Trump, se concentrant sur la Chine, ils reviendront en force si les choses tournent mal sur le Vieux continent, dont ils ont conscience que son contrôle est un atout nécessaire à la puissance américaine, ce qui avait d'ailleurs été bien formulé par Brzezinski. 

D'ailleurs, les propos de Trump durant la campagne présidentielle sur la nécessité de voir les Européens payer leur part à l'Otan ne différaient guère de ceux de George W. Bush durant la campagne de 2000 ; on a vu combien les attentats de 2001 ont complètement mis de côté ces considérations. A fortiori, une agression russe contre l'Otan ramènerait-elle l'implication américaine en Europe. 

Cependant, il s'agirait alors plus de guérir que de prévenir, et pour prévenir l'Europe contre une agression, la seule solution est cette Europe de la défense dont on parle depuis des décennies sans jamais la faire. 

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