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Y a-t-il vraiment un gouffre entre 
les élites françaises et le peuple ?
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Nicolas Sarkozy se pose en candidat du peuple. Une manière de se démarquer des élites dont on lui reproche si souvent d’être proche. Mais en quoi celles-ci sont-elles différentes des classes populaires ?

William Genieys

William Genieys

William Genieys est politologue et sociologue. Il est directeur de recherche CNRS à Science-Po.

Il est l'auteur de Sociologie politique des élites (Armand Colin, 2011), de L'élite politique de l'Etat (Les Presses de Science Po, 2008) et de The new custodians of the State : programmatic elites in french society (Transaction publishers, 2010). William Genieys est l’auteur de Gouverner à l’abri des regards. Les ressorts caché de la réussite de l’Obamacare (Presses de Sciences Po [septembre 2020])

Il a reçu le prix d’Excellence Scientifique de la Fondation Mattéi Dogan et  Association Française de Science Politique 2013.

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Le Président Sarkozy vient d’annoncer sa candidature à la prochaine élection présidentielle en se posant comme le candidat du peuple, s’opposant en cela aux candidats du système entendus comme ceux qui représenteraient seulement les intérêts de factions partisanes. La ficelle est un peu grosse, mais néanmoins habile, dans la mesure où elle permet de cibler par une même salve ses principaux opposants. Ainsi, d’un côté, il marche sur les plates-bandes des candidatures inscrites traditionnellement dans le registre populiste, Marine Le Pen (F.N.) et Jean-Luc Mélenchon (Front de Gauche), dont le répertoire politique se réduit souvent à l’invective : « tous dehors ! Ouste ! du balai ! » et de l’autre, il vise son principal concurrent, François Hollande, en s’attaquant à sa trajectoire politique. Ici la ficelle est plus fine car elle est à double détente. Faire passer le leader socialiste pour le candidat de la « noblesse d’Etat » en raison de son statut d’énarque et effacer par là-même l’image de l’homme du Fouquet’s qui dîne avec les « gros ».

Une fois encore, l’élection à la magistrature suprême fait ressurgir le débat sur la question élitaire dévoilant ainsi les ressorts à peine voilés d’une schizophrénie française. La mise en scène politique repose sur une scénario assez simple : tout mettre en œuvre pour que le peuple soit défendu contre le pouvoir de l’énarchie, des « One per cent » du CAC 40… Le chef de l’Etat doit alors être le dernier ou le premier rempart contre l’élite qui s’accapare toujours plus le pouvoir politique. Le mythe d’une Ruling class fondée sur le modèle des trois « C », définissant le pouvoir de l’élite comme « consciente, cohérente et conspirante », à toujours de beaux jours devant lui.

Les élites politiques sont au fondement du pluralisme démocratique

Un bref détour par la sociologie politique appliquée à la question élitaire permet d’éclairer le débat sous un autre angle. Tout d’abord, il est nécessaire de rappeler que les élites ne sont pas contre la démocratie. Bien au contraire elles sont aux fondements de la démocratie représentative. Affirmer cela pourrait paraître banal pour certains alors que cela constitue une hérésie pour les tenants de l’utopiste démocratie directe. D’ailleurs, même les partisans les plus acharnés de la démocratie participative conviennent que dans le meilleur de cas, rare dans la pratique, cette forme d’expression du pluralisme politique conduit à la formation de nouvelles élites.

Néanmoins pour des raisons historiques liés à la naissance de la théorie des élites et au développement de l’élitisme, il est encore facile aujourd’hui de prétendre qu’elles sont déconnectées du peuple et qu’elles s’accaparent son pouvoir. Ce subterfuge est basé sur un certain nombres de dérivations intellectuelles. La première se situe au cœur même de la pensée élitiste de Pareto, Mosca et Michels, qui au début du 20ème siècle, dans le but de pourfendre l’analyse Marxiste en terme de luttes des classes, avancent la loi d’airain de l’oligarchie. L’histoire politique des sociétés modernes est alors considérée comme un cimetière toujours rempli par les aristocraties. Poussant leur raisonnement jusqu’à l’absurde, ces penseurs affirment que le peuple ne gouverne jamais dans la pratique car le pouvoir est toujours l’affaire d’une minorité dirigeante. Appliqué aux démocraties naissantes au Royaume-Uni, au Etats-Unis et en France, cela revient à nier les valeurs fondant le crédo démocratique. Le grand économiste d’Harvard, Joseph Schumpeter, et d’autres par la suite montreront que bien au contraire la démocratie représentative est le régime qui assure par essence la promotion du pluralisme par le truchement de la médiation élitaire. La tenue d’élections ouvertes à intervalles répétés et régulier garanti le droit aux peuples de choisir ses dirigeants.

Et pourtant Elites : un mot « made in France » !

La restitution de la genèse du mot élite est très intéressante car elle fait ressortir son histoire doublement paradoxale. Le premier paradoxe tient au fait que ce vocable issu du vieux français, mais formulé dans son acception moderne au XIXème siècle, a été importé dans la plus part des champs lexicaux occidentaux voire extra-occidentaux, sans même dans bien des cas être traduit. Le second vient du retournement de sens qui a été opéré dans la mesure où la connotation positive originelle, « l’essence voire la fleur de quelque chose », s’est muée progressivement en charge négative, les minorités omnipotentes. C’est donc dans le cortex culturel de la langue française que le mot élite acquiert une acception propre en désignant une minorité qui, dans une société donnée et à un moment particulier, se trouve dotée d’un prestige et de privilèges découlant de qualités naturelles valorisées socialement (i.e. la race, le sang, etc.) ou de qualités acquises (i.e. culture, mérites, aptitudes).

Rappelons que le grand historien républicain, Jules Michelet, usa du terme élite pour décrire un modèle imaginaire de société idéale lorsqu’il rédigea sa célèbre fable sociale, L’insecte (1867). C’est sous la plume acerbe du sociologue francophile, Vilfredo Pareto, que le mot sera mondialisé. L’élite désigne alors alternativement les individus occupant les sommets de la hiérarchie, certaines branches de l’activité sociale ou ceux qui gouvernent. La confusion des genres (le social contre le politique), le jeu des amalgames conduiront à la formation du concept gigogne. Les élites deviennent alternativement ou cumulativement « responsables » de tous les dysfonctionnements de nos sociétés et de nos régimes politiques (dérivent autoritaires et totalitaires). On comprend mieux alors pourquoi aujourd’hui, on impute nos maux sociétaux, la mondialisation économique, le réchauffement climatique à la faillite généralisée de l’action des élites.

L’élitisme démocratique ou les origines d’une liaison dangereuse 

La liaison dangereuse trouve son origine dans l’amalgame élitaire toujours possible entre « ceux qui ont réussi », « ceux qui gouvernent », et toute ou une partie de la classe dirigeante. C’est sur ce point que l’antidémocratisme des « penseurs réactionnaires » (droite) et l’égalitarisme des « penseurs radicaux » (gauche) se confondent dans la dénonciation du comportement léonin des élites face à la démocratie. Certains vont même jusqu’à affirmer que l’élitisme en raison de sa charge idéologique annihile les valeurs égalitaires de la démocratie.

Cette supercherie trouve sont fondement dans un refus de penser les élites comme un concept d’analyser le fonctionnement d’un régime politique. Au fond, l’existence dans chaque société d’élites dirigeantes ou gouvernantes est une donnée de fait, un tel fait ne peut être ni démocratique ni antidémocratique. Ce qui va à l’encontre de la démocratie c’est de poursuivre des fins antidémocratiques et non de rechercher la vérité expérimentale. Or justement, c’est le seul terme du vocabulaire politique courant qui évoque une idée de sélection de pouvoir, fondée sur une supériorité qualitative. Parler d’élites politiques permet également de distinguer entre le pouvoir de facto et le pouvoir fondé sur le droit, entre ceux qui dirigent (i.e. la classe politique existante) et ceux qui sont capables de diriger (i.e. les élites politiques potentielles). N’oublions pas que la démocratie représentative, n’en déplaise à ses propres porteurs, repose sur le principe « élitiste de l’élection » dans la mesure où les futurs élus doivent être perçus comme supérieurs en présentant un attribut (ou un ensemble d’attributs) jugé dans un contexte culturel donné, et qu’en général les autres citoyens ne possèdent pas ou pas au même degré favorablement.

L’Elitisme républicain et la tentation du complot toujours latente de l’élite d’Etat

En France l’Enarchie, système où l’ENA véritable machine à produire une « noblesse d’Etat » est régulièrement dénoncé depuis le célèbre pamphlet écrit sous couvert d’un pseudonyme par Jean-Pierre Chevènement, Alain Gomez et Didier Motchane en 1967. Il est vrai que pour l’élection présidentielle en cours, François Hollande et Dominique de Villepin sont issus de la déjà célèbre « promotion Voltaire ». On peut citer également le cas d’autres énarques qui issu de cette même promotion ont occupé des fonctions politiques tel que les anciens ministres ou secrétaire d’Etat, Ségolène Royal, Frédérique Bredin, Renaud Donnedieu de Vabres, Jean-Pierre Jouyet ou encore les députés Michel Sapin, Jean-Marie Cambacérès ou encore Raymond-Max Aubert. Ces faits constituent le substrat sur lequel se fonde la critique anti-système : la propension des énarques à monopoliser tous les pouvoirs sous la Vème République. Sa résonance est d’autant plus forte que l’élitisme républicain constitue une parfaite contradictio in adjectio. En effet, à l’idéologie républicaine  construite sur le principe de l’égalité des chances dans l’accès à l’éducation (publique) et par ce biais offre la possibilité d’intégrer (via le concours) les plus hautes marches de l’Etat, s’oppose la fonction de reproduction sociale liée au système des grandes écoles.

Comme le note finement le politologue de Princeton Ezra Suleiman, la face cachée de l’élitisme à la française provient du cumul des fonctions d’authentification et de légitimation par cette élite issue des grandes écoles qui a eu l’habileté de faire accepter par la société tout entière ses propres normes de compétences. Les grandes écoles et les grands corps non seulement créent l’élite, mais établissent les conditions de sa reconnaissance. A côté de ce constat sociologique, s’est développé un amalgame entre l’existence d’élites de l’Etat et la formation d’une « oligarchie d’Etat » s’auto-reproduisant qui aurait confisqué le pouvoir de gouvernement au peuple. Ici, la dualité de la figure de l’énarque se trouve au fondement d’un janus élitique. Elle renvoie alternativement et cumulativement aux deux faces d’une même élite de l’Etat. Celle des compétences acquises à partir d’une sélection solide et d’un parcours dans les sommets politico-administratifs de l’Etat qui autorise l’énarque à prétendre l’art de « bien gouverner ». Celle plus négative des énarques comme groupe social homogène, voire une caste, qui monopolise les ressources politiques (i.e. postes de pouvoir) non seulement en jouant de leur compétence, mais surtout en étant les seuls à posséder des « aptitudes exceptionnelles » (maîtrise de la reproduction et des codes de conduites) à faire leur chemin au cœur de l’Etat. Une chose est sûre ce sont les électeurs français qui trancheront la question à nouveau.

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