Cartels mexicains : dans la peau des journalistes trompe-la-mort à Tijuana<!-- --> | Atlantico.fr
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L'article qui a dérangé les membres du cartel Jalisco n’est que la confirmation publique d'un secret de polichinelle. Selon la Drug Enforcement Administration , Jalisco est devenu le cartel de la drogue qui croit le plus vite au Mexique.
L'article qui a dérangé les membres du cartel Jalisco n’est que la confirmation publique d'un secret de polichinelle. Selon la Drug Enforcement Administration , Jalisco est devenu le cartel de la drogue qui croit le plus vite au Mexique.
©Losvideosmas.net/YouTube

THE DAILY BEAST

Les journalistes de l’hebdomadaire Zeta risquent leur vie chaque semaine en traitant l'actualité du trafic de la drogue.

Andrea Noel

Andrea Noel

Andrea Noel couvre l'actualité du trafic de drogue, et l'activité des cartels. Elle est basée à Mexico

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The Daily Beast par Andrea Noel

TIJUANA, Mexique. Chaque vendredi matin, avant le lever du jour, des camions portant le slogan "Libre comme le vent" livrent des dizaines de milliers de journaux au réseau traditionnel de revendeurs, présents à chaque carrefour de la ville, jusqu'au poste frontalier avec les États-Unis, qui tendent la version papier du journal aux gens faisant leur navette quotidienne pour aller travailler.

La petite équipe de journalistes intrépides qui anime le journal hebdomadaire, Zeta, est considérée par certains comme la plus courageuse du pays. Elle vient d’être mise sous protection policière la semaine dernière, après que les autorités de l'Etat aient averti la rédaction d'une attaque imminente, à la suite de la parution, la semaine dernière, de l’enquête : "Les membres les  plus recherchés du cartel Jalisco."

Lundi dernier, il est apparu que, parmi les milliers de personnes qui ont lu cet article, il y avait un membre du cartel surnommé Goofy, dont le visage s’étalait sur la couverture, avec sept autres membres du cartel Jalisco en compagnie d’un membre du cartel de Sinaloa.

Le projet visant à attaquer le siège du journal a été, apparemment, reporté, compte tenu de la forte présence policière qui protège maintenant Zeta.

Mais l’alerte de la semaine dernière n’est pas une nouveauté pour cet hebdomadaire, qui s’oppose depuis longtemps aux cartels qui règnent sur la ville.

L'article qui a dérangé les membres du cartel Jalisco n’est que la confirmation publique d'un secret de polichinelle. Selon la Drug Enforcement Administration (DEA américaine), Jalisco est devenu le cartel de la drogue qui croit le plus vite au Mexique depuis l'éclatement de cartel de Sinaloa en 2010.  L'année dernière il pris le contrôle du territoire qui appartenait au cartel des Chevaliers du Temple.

Le Cartel Jalisco s’est allié avec ce qui reste du cartel de Tijuana, fondé par les frères Arellano Felix. À leur apogée, les frères contrôlaient 40%de la cocaïne entrant aux États-Unis, mais des assassinats et des arrestations les ont quasiment fait disparaître de la scène locale.

Ensemble, les cartels Jalisco et Tijuana, associés au cartel de Juarez, sont en guerre avec le cartel de Sinaloa, dont le fondateur, Joaquín Guzmán Loera, plus communément appelé "El Chapo", moisit en prison à Juarez attendant son extradition vers les Etats-Unis.

Les autorités mexicaines de l'État de Basse-Californie ont passé plus d'un an à nier publiquement que le cartel Jalisco soit devenu un acteur clé dans le trafic de drogue à Tijuana comme Zeta l’a raconté à la Une, en provoquant les menaces de représailles la semaine dernière. Mais maintenant, les autorités ont fini par l’admettre.

"Le cartel lui-même n'a pas atteint la frontière" me disait, en mai 2015, un porte-parole à la sécurité de Basse-Californie, même lorsque j’ai écrit sur la demi-douzaine de têtes coupées qui ont été éparpillées dans Tijuana, ainsi que sur les messages de menace signés par un groupe inconnu se faisant appeler le nouveau cartel de Tijuana qui prouvait une alliance entre les cartels Jalisco et Tijuana.

Malgré les dénégations des autorités, Zeta a fait plusieurs articles sur ce cartel et ils continuent aujourd'hui.

***

Quand je suis arrivé au journal,  jeudi soir, il y avait des véhicules de patrouille, et une demi-douzaine d'hommes et de femmes en uniforme montaient la garde avec des mitraillettes devant l'entrée.

Les hommes mis en vedette par Zeta sur la couverture du dernier numéro sont recherchés dans le cadre de l’enquête sur la série d’horribles meurtres qui a secoué la ville ces derniers mois. Environ 800 personnes ont été assassinées à Tijuana depuis début janvier. Un chiffre énorme si on le compare avec celui de San Diego, la grande ville américaine (plus peuplée que Tijuana) située de l’autre côté de la frontière, qui a connu moins de 80 meurtres au cours de la même période.

Jamais l’Etat mexicain de la Basse-Californie, où se trouve Tijuana, n’a connu une telle violence en 11 ans, pire qu’en 2008, année où 843 personnes avaient été assassinées.

Avec 92 personnes assassinées à Tijuana, pour le seul mois dernier, la ville est maintenant bien partie pour surpasser l’année 2008, il lui reste encore deux semaines avant le jour du Nouvel An.

Jeudi, quand j’ai rencontré la directrice de Zeta dans ses bureaux fortement gardés, elle semblait trouver banales ces nouvelles menaces, pour elle c’est "business-as-usual".

"Je travaille comme çà depuis 26 ans, et cela fait 12 ans que je suis protégée par des gardes du corps" explique Adela Navarro Bello, directrice générale de Zeta , pour qui cette menace d'une attaque imminente n’est pas nouvelle : "Je suis fier de dire que nous avons l’équipe de journalistes la plus courageuse de la région, et ils ont juste continué leur travail comme d’habitude".

"Quelques semaines avant ces nouvelles menaces, des journalistes d’autres rédactions nous ont révélé que des gens travaillant pour l'État de Basse-Californie leur avaient proposé de l’argent pour lancer une campagne de dénigrement contre moi et le journal, mais nos collègues ont refusé."

Elle faisait référence à des fonctionnaires travaillant au bureau du gouverneur de Basse-Californie, Francisco Vega Lamadrid, qui, comme je l'ai déjà raconté, fait partie d’un groupe d’une demi-douzaine de gouverneurs mexicains qui font face à des scandales et à des allégations d'enrichissement illicite.

Navarro Bello, originaire de Tijuana, est devenu la première femme rédactrice en chef de ce petit journal quand elle avait une vingtaine d’années, elle a prouvé depuis qu’elle défendait avec courage la liberté de la presse au Mexique. Elle a remporté l’International Press Freedom Award en 2007 comme le fondateur du journal avant elle, qui avait lui aussi reçu des prix.

"Ils veulent nous faire taire avec des balles" avait-elle-dit après avoir reçu ce prix. "Le gouvernement n'essaie pas toujours de museler directement la presse, mais il est souvent incapable (ou il refuse) de lutter contre la violence et l'insécurité, ce qui en fait un complice silencieux."

"Au Mexique, le plus grand ennemi d'une presse libre c’est la double contrainte exercée par des autorités corrompues, et par le crime organisé, qui aboutit à l'impunité" dit-elle.

Les fenêtres de son immeuble comme celles de ses bureaux sont équipées de vitres pare-balles, mais malheureusement ses journalistes n’échappent pas aux balles.

En 2004, co-rédacteur en chef du journal, Francisco Ortiz Franco, a été assassiné en plein jour, devant ses deux enfants, à deux pâtés de maisons d’un commissariat de police de Tijuana. Il avait pris une semaine de congé pour pour soigner une paralysie faciale sans doute due au stress. Il a été tué en sortant de chez médecin. Le lendemain, deux rédacteurs du journal ont démissionné.

Les meurtres ont été commandés par l'un des sept frères et sœurs d’Arellano Felix du cartel de Tijuana, en représailles de la publication de photos du FBI par le journaliste dans Zeta, qui prouvaient que les dirigeants du cartel de Tijuana et ses membres utilisaient des plaques de police officielles.

***

L’immeuble des bureaux  de Zeta est situé dans une rue résidentielle, près de la maison et des bureaux de l'ancien maire de Tijuana Jorge Hank Rhon - un magnat, qui possède un casino, tout en étant l'héritier de l'influence politique de son père, un "dinosaure" du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), qui a régné sur le Mexique pendant plus de sept décennies consécutives. Son père a été maire de Mexico, gouverneur de l'État de Mexico, secrétaire au tourisme,et  secrétaire à l'agriculture au cours de sa carrière politique.

Hank, cependant, a des ambitions qui dépassent la politique.

Depuis les bureaux de Zeta, on sent l'odeur de la stupéfiante collection de Hank qui possède des lions des espèces rares menacées, des tigres, des ours ... et des milliers d'autres animaux exotiques de la girafe au zèbre en passant par d'énormes hippopotames. Ils errent librement dans l’enceinte du zoo privé d'un homme qui se vante de possèder des centaines de paires de chaussures en peau de crocodile.

Navarro Bello voit dans tout cela une certaine ironie sinistre. "Notre bureau a toujours été là" dit-elle. "Hank a construit tout cela autour de nous, mais nous étions ici avant "

Les bâtiments entourant le journal sont, comme le parc d'attractions, de la folie de Hank. En plus de sa ménagerie privée et de sa forteresse, il y a une école allemande, construite pour certains de ses 19 enfants ; l’énorme casino Caliente, une équipe de foot avec son stade de football, orné de la statue de la mascotte de l'équipe, un chien mexicain portant une cape, crampons et protège-tibias.

Le magnat a reçu plus d’avertissements officiels pour sa collection d’animaux que pour les crimes dont il est accusé depuis des années.

Il a été critiqué pour avoir tenté d’importer un rare bébé tigre blanc de Sibérie (qui vit maintenant dans le zoo de San Diego) au Mexique sur la banquette arrière de sa voiture. Il a aussi été détenu par les douanes après son retour d’un voyage en Asie avec une douzaine de valises remplies de défense d‘éléphants en ivoire sculpté, et autres produits interdits. Il a même été critiqué pour l'organisation de courses dans lesquelles certains des singes de sa collection, affublés de minuscules sombréros, montaient ses lévriers sur son hippodrome, en courant derrière un lapin.

Hank est connu par la plupart des gens dans la ville comme le fou de Tijuana, mais pour d'autres, c’est un criminel.

***

En 1988, le co-fondateur et rédacteur en chef de Zeta, Felix Miranda a été abattu par deux des gardes du corps de Hank, qui sont allés ensuite en prison pour leurs crimes. Mais, curieusement, l'ancien maire n'a pas été mis en cause par les autorités. Des milliers de personnes ont protesté et Zeta publie une annonce en pleine page chaque semaine pour demander que justice soit faite.

"Est-ce que votre gouvernement a arrêté celui qui a ordonné ce crime?" dit le texte à côté d'une photo du journaliste défunt.

"Nous ne pouvons pas remplir toutes les pages avec cette encre noire, comme nous ne pouvons pas laisser les croix des tombes remplir la ligne d'horizon de nos villes" dit Navarro Bello au Daily Beast. "Mais nous publions cette page du deuil de Felix, et nous continuerons de le faire jusqu'à ce que le commnditaire soit traduit en justice."

Les tueurs condamnés ont été libérés de prison l'an dernier, mais après des décennies derrière les barreaux pour le meurtre du co-fondateur de Zeta, Hank s’est vanté de les avoir immédiatement réembauchés.

"Cela nourrit la sensation d'impunité," dit Navarro dit, entouré de certaines des Unes les plus risquées, qui retracent les relations entre la drogue et l'argent dans les mains des politiciens et des trafiquants. "Nous voyons [l'ancien maire] se faire conduire par le garde du corps qui a tué Felix, mais cela fait partie du paysage à Tijuana. L'homme a passé 25 ans en prison, puis il est revenu travailler pour son patron, Hank, comme si rien ne s’était passé. "

Un rapport du gouvernement (PDF) – transmis à la presse par le président de l'Université d' État de Cleveland - a analysé environ 100.000 documents de la DEA, du FBI, des douanes américaines, du service des impôts (IRS), et même d’Interpol, a révélé que Hank avait été la cible de plusieurs enquêtes fédérales aux États-Unis depuis 1997 (PDF), qui le reliaient aux frères fondateurs du cartel de Tijuana, Benjamin et Ramon Arellano Felix.

Ces documents accusaient Hank "de blanchissement d'argent, distribution de cocaïne, etc.. "tout en notant qu'il est ‘considéré comme dangereux et enclins à la violence contre ses ennemis’." 
Les documents relatifs à l'enquête, officiellement baptisée "Operation White Tiger" laissent également entendre que le casino, situé à quelques pas du siège de Zeta, était un "centre d'activités criminelles" et de stockage de droque.

Hank et sa puissante famille "supervisent un grand nombre de sociétés qui organisent le trafic de drogue au Mexique à blanchir de l'argent et à transporter de grandes quantités de drogue aux États-Unis" aidant ainsi ceux qui étaient alors "les trafiquants de drogue les plus puissants " à circuler librement, selon El Financiero, qui a examiné ces documents qui n’ont jamais été officiellement publié.

Les journalistes de Zeta ont constaté que, l'un après l'autre, les frères et sœurs d’Arellano Felix tombaient comme des dominos : arrestation et extradition de Benjamin, mort brutale de Ramon dans une fusillade de la police, exécution du frère aîné, Francisco Rafael, par un clown tueur à gages à Los Cabos, pour n’en nommer que quelques-uns.

Maintenant, chacun sait qu’une nouvelle vague de violence menace, car l’alliance des cartels Jalisco et Tijuana est devenu un fait reconnu.

Le journal continue dans l'esprit de son fondateur aujourd'hui décédé, Jesús Blancornelas, qui a survécu à une attaque de 1997 avec quatre blessures par balle, entrainant la mort de son garde du corps, embauché après que son avocat et son comptable aient été assassinés. Blancornelas - grâce à une équipe de 14 gardes du corps – est mort de cause naturelle en 2006, et l'équipe de journalistes qui continue son travail espère qu’ils mourront aussi paisiblement.

"Cela a été des moments très difficiles pour nous" m'a dit Navarro jeudi, en se souvenant de son ancien patron et mentor, qui a fait face aux mêmes problèmes qu’elle.

Elle se souvient de l’assassinat du co-rédacteur en chef Ortiz Franco sortant de chez le médecin en 2004.

"Ce fut la première fois que je voyais [Blancornelas] l'air si défait". Il m’a demandé : "Combien de vies doivent être perdues avant que nous comprenions qu'il est impossible d'être un journaliste au Mexique".

"Il a sérieusement envisagé de fermer les portes à Zeta, mais le personnel l'a convaincu de continuer. Nous savons les risques que nous prenons. Mais c’est tout ce que nous savons faire, et nous sommes passionnés par la recherche de la vérité. Si nous n’avions pas l’espoir que les choses changent, nous aurions changé de métier".

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Le Knight Center for Journalism in the Americas qualifie le fait de travailler de Zeta de "journalisme suicidaire." Depuis l'an 2000, 119 journalistes ont été tués au Mexique, selon les chiffres de la Commission nationale des droits de l'homme. Des dizaines d'autres ont disparu. Cette année, chaque mois, un journaliste a été tué au Mexique, confirmant la réputation du Mexique de pays les plus dangereux au monde pour la presse.

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