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Les 10 mutations qui ont affecté la pauvreté en France depuis les années 1970
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Bonnes feuilles

Objet d’une intervention publique toujours plus dense, la lutte contre la pauvreté gagnerait à se doter d’instruments d’action publique plus génériques, agissant sur les déterminants du phénomène : le travail, la famille et l’immigration. Parallèlement, la rationalisation des outils spécifiques alloués à cette fin en améliorera sans aucun doute l’efficacité, à l’heure où l’idée d’un "revenu universel" n’a jamais connu autant d’échos dans le débat public. L’auteur avance des propositions de réformes afin d’améliorer ce système à bout de souffle. Extrait de "Mesures de la pauvreté, mesure contre la pauvreté", de Julien Damon, pour Fondapol 1/2

Julien Damon

Julien Damon

Julien Damon est professeur associé à Sciences Po, enseignant à HEC et chroniqueur au Échos

Fondateur de la société de conseil Eclairs, il a publié, récemment, Les familles recomposées (PUF, 2012), Intérêt Général : que peut l’entreprise ? (Les Belles Lettres),  Les classes moyennes (PUF, 2013)

Il a aussi publié en 2010 Eliminer la pauvreté (PUF).

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Dix observations sur les évolutions de la pauvreté

La tendance depuis les années 1970 était – jusqu’aux secousses récentes attachées à la crise – à une forte baisse puis à une stabilisation du taux de pauvreté. Cette diminution puis cette stabilisation, mesurées sous leur forme monétaire relative, masquent de profondes transformations. On peut signaler les 10 mutations qui ont affecté la pauvreté depuis une trentaine d’années. 

1. Inscription sur l’agenda politique. Alors que le sujet de la pauvreté n’était pas un sujet d’importants débats pendant les Trente Glorieuses, il s’est imposé à partir des années 1980. Certes, les thèmes du « quart-monde » ou encore des « sans-logis » avaient émergé, mais ils n’avaient absolument pas la même importance, de temps en temps prépondérante, dans le débat public. Davantage préoccupée par le développement économique et par la lutte contre les inégalités, qui ne se limite pas à la lutte contre la pauvreté, l’action publique ne faisait pas de la pauvreté, explicitement, un sujet d’intervention.

2. Une politique publique prioritaire. Alors que la pauvreté n’était pas érigée en risque de sécurité sociale ni en priorité explicite des mécanismes de protection sociale, la lutte contre la pauvreté et l’exclusion est établie, depuis les années 1990, comme une priorité de l’ensemble des politiques publiques. Cette priorité rhétorique est régulièrement rappelée par les associations spécialisées qui aiment citer l’article 1 de la loi d’orientation de lutte contre les exclusions (1998) qui fait, expressément, de la lutte contre les exclusions « une priorité des politiques publiques de la nation ». Autour des constructions législatives et réglementaires ayant porté sur la pauvreté, de multiples plans et programmes ont été lancés par les gouvernements. Le dernier plan en date a été façonné et annoncé par le gouvernement de Jean-Marc Ayrault, à l’hiver 2012, sous le titre de « plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale ».

3. Rajeunissement de la pauvreté. Durant les Trente Glorieuses, les pauvres étaient avant tout les personnes âgées qui n’avaient pas encore accès à des régimes de retraite de qualité. Ce sont aujourd’hui principalement des jeunes et des enfants vivant dans des ménages qui n’ont pas accès à une insertion professionnelle stable. S’il demeure des personnes âgées en situation de pauvreté (ne serait-ce que le demi-million d’allocataires du minimum vieillesse), dans les années récentes la pauvreté des enfants et des actifs a eu tendance à progresser, tandis que régresse toujours celle des retraités. Pour prendre les derniers chiffres disponibles, alors que le taux de pauvreté a progressé de 0,1% entre 2013 et 2014 pour la population dans son ensemble, il a baissé de 0,2 point pour les retraités (7,6% en 2014) et augmenté de 0,2 point pour les mineurs (19,8%).

4. Urbanisation de la pauvreté. La pauvreté est longtemps demeurée un problème d’abord rural. C’est désormais un problème urbain, très présent et, surtout, très concentré, dans les métropoles. C’est la problématique des « zones urbaines sensibles », que l’on appelle maintenant « quartiers prioritaires », à partir d’un zonage établi d’ailleurs principalement en fonction des niveaux de pauvreté. Les taux de pauvreté y sont deux à trois fois plus élevés qu’en population générale. Surtout, la pauvreté des enfants (part des enfants vivant dans des familles comptées comme pauvres) dépasse 50%.

5. « Monoparentalisation » de la pauvreté. La pauvreté était un phénomène concentré dans des familles nombreuses. Aujourd’hui, alors que les familles nombreuses sont moins nombreuses et les familles monoparentales plus répandues, la pauvreté affecte d’abord des personnes vivant dans des familles monoparentales. Le taux de pauvreté, pour des couples avec trois enfants ou plus, dépasse 25%, mais il dépasse 35% dans le cas des familles monoparentales. On rétorquera qu’il existe des familles monoparentales nombreuses mais leur nombre est peu élevé. Il n’est pas contre-intuitif d’avoir un taux de pauvreté plus élevé dans les foyers monoparentaux car elles ne comptent, très généralement, qu’un apporteur potentiel de ressources. Le grand changement provient des volumes. En 1995, plus de 2,5 millions de personnes (enfants et adultes) vivaient dans une famille nombreuse comptée comme pauvre. Plus de 1 million de personnes vivaient alors dans une famille monoparentale comptée comme pauvre. Vingt ans plus tard, l’Insee recense 2 millions de pauvres vivant en famille monoparentale, contre 1,8 million vivant en famille nombreuse.

6. Féminisation. De la monoparentalisation de la pauvreté découle une certaine féminisation de la pauvreté. Les femmes à la tête de foyers monoparentaux ont plus de difficultés encore sur le marché du travail. Statistiquement, les hommes et les femmes qui forment des couples connaissent les mêmes niveaux de pauvreté. Les femmes isolées, notamment âgées, ou à la tête de foyers monoparentaux étant très significativement plus nombreuses que les hommes dans ces situations, elles se trouvent confrontées à des niveaux plus élevés de pauvreté. 

7. Problème des budgets contraints. Si les taux de pauvreté peuvent sembler rester relativement constants, l’augmentation du coût de la vie, singulièrement des coûts du logement, a un puissant impact sur les budgets des plus défavorisés. Les dépenses dites pré-engagées (du type loyers, remboursement de prêts, impôts, etc.) comptent maintenant pour près du tiers du budget de l’ensemble des ménages, contre un quart au milieu des années 1970. Cette augmentation est due essentiellement à l’augmentation des coûts du logement. Les ménages comptés comme pauvres, soit sous le seuil de pauvreté conventionnel, soit tout simplement situés parmi les 10 ou 20% les moins aisés, sont particulièrement affectés.

8. Davantage de travailleurs pauvres. Moins de pauvres âgés, mais plus de pauvres actifs. Les travailleurs pauvres sont certes des individus en situation professionnelle précaire, mais la pauvreté se mesurant non pas à l’échelle individuelle mais à celle du ménage, les travailleurs pauvres sont aussi des personnes vivant dans des familles à faibles revenus, même avec des emplois stables. Le phénomène n’est pas neuf. Il se nourrit des pressions sur le marché du travail et de l’ensemble des transformations familiales (compositions, recompositions). En 2014, on recensait 8% de pauvres parmi les actifs occupés (6% chez les salariés, 18% parmi les indépendants).

9. Dépendance accrue aux prestations. Si les taux de pauvreté restent relativement constants, c’est, entre autres raisons, parce que les dépenses sociales en général et les dépenses spécifiques pour remédier à la pauvreté augmentent. Avec un tiers du PIB affecté à la protection sociale, la France concède le plus important effort au monde. La plus grande partie des dépenses (retraite, assurance maladie, politique familiale) ne relève pas directement de la lutte contre la pauvreté mais y contribue indirectement. Parallèlement, les dépenses nationales de lutte contre la pauvreté, quasiment inexistantes avant le milieu des années 1980, sont certainement celles qui, parmi l’ensemble des composantes des budgets publics, ont le plus augmenté en une trentaine d’années. 

10. Une immigration disputée. La dernière transformation a trait aux évolutions des profils et trajectoires migratoires. Le sujet est très sensible, même s’il est mathématiquement simple a priori : si un pays voit partir les ménages aisés et arriver des ménages défavorisés, la pauvreté s’y accroît, au moins dans le court terme. Pour illustrer la plus grande part prise par l’immigration dans la pauvreté, on peut signaler qu’au milieu des années 1980, à la création des Restos du cœur, il suffisait de parler français pour se faire comprendre. Dans les années 1990, il a fallu trouver des traducteurs pour des langues de pays issus de l’ex-bloc soviétique. Aujourd’hui, il faut pouvoir se débrouiller avec l’ensemble des langues du monde. La pauvreté, qui pouvait se saisir comme un problème essentiellement national, s’est dans une certaine mesure internationalisée. 

Que retenir ? La pauvreté a surtout changé plus qu’elle n’a augmenté ou diminué. Si l’on doit lui donner un visage, éloigné des chiffres froids, autrefois le pauvre était âgé, issu d’une famille nombreuse et habitait dans une zone rurale. Aujourd’hui, il est jeune – on devrait dire « elle » est jeune –, vient d’une famille monoparentale, demeure en zone urbaine et ne parvient pas à s’insérer sur le marché du travail.

Extrait de "Mesures de la pauvreté, mesure contre la pauvreté", de Julien Damon, pour Fondapol, décembre 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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