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Dans les pays émergents, Facebook sert au développement personnel des utilisateurs et est utilisé pour leurs activités professionnelles alors qu'en Occident, les utilisateurs ne privilégient que l'aspect divertissement du réseau social.
Dans les pays émergents, Facebook sert au développement personnel des utilisateurs et est utilisé pour leurs activités professionnelles alors qu'en Occident, les utilisateurs ne privilégient que l'aspect divertissement du réseau social.
©Reuters

Industrie de l'attention

Selon Tim Wu, professeur américain de droit, les sociétés occidentales ont perdu leurs capacités d'ennui. Une situation qu'il lie au fait que l'industrie de l'attention, celle des médias, de la publicité et des célébrités, en nous sollicitant en permanence, favorise la gratification immédiate et empêche la concentration et l'effort prolongé.

Christophe Benavent

Christophe Benavent

Professeur à Paris Ouest, Christophe Benavent enseigne la stratégie et le marketing. Il dirige le Master Marketing opérationnel international.

Il est directeur du pôle digital de l'ObSoCo.

Il dirige l'Ecole doctorale Economie, Organisation et Société de Nanterre, ainsi que le Master Management des organisations et des politiques publiques.

 

Le dernier ouvrage de Christophe Benavent, Plateformes - Sites collaboratifs, marketplaces, réseaux sociaux : comment ils influencent nos Choix, est paru en mai  2016 (FYP editions). 

 
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Atlantico : Selon Tim Wu, professeur américain de droit, l'ennui ne serait plus qu'une "option" aujourd'hui. Il ajoute qu'"une personne qui ne saurait pas s'ennuyer ne pourrait pas être capable d'écrire un livre ou de se plonger dans une réflexion approfondie". Comment en sommes-nous arrivés à perdre la capacité de s'ennuyer ? Quelles en sont les conséquences ?

Christophe BenaventJe ne pense pas que l'on ait perdu la capacité de s'ennuyer. Elle est pourchassée depuis bien longtemps : l'oisivité, mère de tous les vices ! Ce que Tim Wu met en cause n'est pas véritablement la perte de l'ennui, mais la difficulté à se concentrer sur des tâches demandant un effort sur des durées longues. Cette difficulté vient du fait que notre attention est accaparée par de multiples stimulations et sollicitations qui favorisent la gratification immédiate et nous empêchent de nous concentrer. Il en attribue la responsabilité à ce qu'il appelle l'industrie de l'attention, celle de la publicité, des médias et des célébrités. J'y ajouterais aussi celle qui nous délivre des notifications sur nos smartphones, et le sentiment d'urgence véhiculé par les mails au travail, cette atmosphère qui conduit nos activités à être menées à la demande, à tout moment et immédiatement.

De ce point de vue il a tout à fait raison. En nous adaptant à cet environnement, nous développons des capacités de réponses immédiates et nous sommes peut-être moins entraînés à des efforts plus prolongés, plus intérieurs, plus profonds. Quant aux causes, sa thèse est claire, elle est même presque triviale : le jeu de la compétition dans une société de consommation nécessite par la publicité de solliciter les clients potentiels, même si le marché est saturé. Ajoutons qu'avec les technologies de l'information, le coût de communication baisse fortement et incite les entreprises à multiplier les signaux. Oui il y a bien une industrie de l'attention, celle qu'un Bernard Stiegler notamment condamne vigoureusement, avec me semble-t-il des arguments assez proches de ceux de Tim Wu.

Face à la multiplication des sollicitations publicitaires et des médias de masse, Tim Wu estime que notre attention s'est réduite. Dans quelle mesure peut-on estimer que, pour les annonceurs, notre capacité de concentration serait devenue un espace commercial convoité ?

Rappelons la formule d'un dirigeant de TF1 : "vendre du temps de cerveau". Notre attention est convoitée, et quand elle est trop sollicitée, c'est peut-être notre capacité de concentration qui est atteinte. Néanmoins, il serait souhaitable d'avoir davantage de confirmations scientifiques et empiriques sur le sujet. C'est une hypothèse très plausible mais qui demande une vérification. 

Ceci dit, on peut aller plus loin. Aujourd'hui ce qui est sollicité, dans un monde de plateformes qu'il s'agisse de moteurs de recherche, de publicités digitales, de réseaux sociaux, de plateformes collaboratives, ce n'est pas simplement l'attention, c'est l'engagement et le travail ! Facebook par exemple, pour valoriser le réseau auprès des annonceurs, ne se contente pas d'occuper un temps d'attention (il serait de 40 minutes par jour - en France le temps passé sur des écrans internet est de 3h46 et il est de 3h50 pour la TV - source emarketer.com, nov 2016) mais pousse les utilisateurs à agir : poster, partager, liker etc. L'action demande encore plus d'attention : il faut produire le contenu qui retiendra l'attention des autres utilisateurs ! On ne sollicite plus seulement cette attention pour se souvenir d'une marque et de ses caractéristiques, mais justement pour transformer les consommateurs en publicitaires et renforcer encore le niveau des sollicitations.

Est-ce que ce constat dressé par Tim Wu pour les Etats-Unis s'applique à la France ? 

En tout cas, il n'y a pas de raisons de penser que cela est différent en France. On parle de mondialisation. L'Occident vit avec les mêmes sites internet et les mêmes réseaux sociaux que les Américains. Peut-être peut-on parler de nuances. La France dispose de moins de chaines cablées de télévision, dispose de moins de journaux. Concernant les résaux sociaux comme Facebook, il y a deux types de comportements. Dans les pays émergents, Facebook sert au développement personnel des utilisateurs et est utilisé pour leurs activités professionnelles alors qu'en Occident, les utilisateurs ne privilégient que l'aspect divertissement du réseau social. 

Comment pourrions-nous ré-apprendre à nous ennuyer ? Quels sont les réflexes qu'il nous faut retrouver et ceux, à l'inverse, qu'il faut combattre ?

Je ne suis pas sûr que l'ennui soit un état souhaitable : on se sent mal quant on s'ennuie. Méditer ce n'est pas s'ennuyer, rêver non plus.

Que la stimulation soit insuffisante ou excessive, elle est une source de stress qui peut être intense. Ce qui est important, c'est de trouver son propre niveau de stimulation et de pouvoir maitriser l’excès des sollicitations. Certains prônent la déconnexion, c'est peut-être trop radical. Maitriser le niveau de stimulation, c'est sans doute d'abord une question de maitrise du digital à laquelle les spécialistes de la littératie digitale ont réfléchi. Elle va au-delà du fait d'appuyer sur des boutons mais concerne la maitrise de la manière dont on obtient, dont on classe, dont on exploite l'information. Je peux vous donner un exemple concret de cette littératie digitale : 80% des enfants ne savent pas faire la différence entre une publicité et une information. La littératie digitale nécessite la maitrise des outils de contrôle de la vie privée. Parfois les consommateurs se débrouillent bien, en témoignent les 250 millions d'adblockers installées. Quand ils sont irrités, les consommateurs trouvent les moyens d'échapper à ces sollicitations. Sans doute aussi va-t-il falloir les équiper d'instruments qui leur permettent de mieux gérer ces sollicitations. Il faudrait enfin orienter - mais comment ? - les intérêts des consommateurs vers une consommation utile d'information, celle qui éduque, fait grandir, rend plus vigilant, instruit, augmente les compétences et les capacités.

Oui les consommateurs aiment massivement la distraction et c'est ce qu'ils recherchent dans les écrans. L'internet de la connaissance est loin derrière nous, aujourd'hui, c'est un internet trivial qui s'est développé, un internet de consommation. C'est le plus rentable, c'est le fruit d'une société de compétition où l'immédiateté est devenue le critère essentiel. Quand autrefois on attendait un colis de la Redoute pendant de long jours, Amazon livre à Paris en moins d'une heure, et on s'y habitue. Sans encourager la dé-consommation, peut-être serait-il important d'encourager une consommation plus utile, dans tous les cas encourager les récompenses à long terme plutôt que les gratifications immédiates, autrement dit, privilégier le bonheur au divertissement.

Le bonheur dépend selon certains psychologues de la capacité à relever des défis à la hauteur de nos compétences : les résoudre conduit à plus de compétences et à en relever de plus importants encore, et c'est une source de joie profonde. La logique du divertissement consiste à produire des gratifications immédiates rapidement évaporées qui en réclament d'autres, de manière addictive. Cette logique conduit à l'ennui. Sur un plan personnel, le meilleur conseil à donner est de se focaliser sur les choses qui nous importent vraiment, sur celles qui nous procurent un véritable bonheur et d'organiser notre rapport aux médias en fonction. Chacun fera comme il veut. Il appartient aussi aux autorités (de toutes sortes) de donner plus de compétences dans la consommation médiatique, mais aussi, et cela concerne en particulier les politiques ou les dirigeants d'entreprises, de donner des perspectives à plus long terme à chacun des citoyens. Quand le futur est incertain, il perd de sa valeur, et cela encourage la recherche des gratifications immédiates plutôt que des bonheurs lointains. Le problème des sociétés de compétition est qu'elles réduisent l'horizon. On trouvera bien des applications pour se protéger de sollicitations trop fréquentes, invasives, intrusives dans un monde très technologique, en revanche, l'esprit du temps long exige que des perspectives de long-terme et de stabilité soient données aux citoyens. Les discours de la révolution permanente, de l'innovation exacerbée, du monde sur la corde raide, de l'incapacité à prévoir, de la disruption, génèrent un climat favorable à la recherche de gratifications immédiates et à l'abandon de soi aux industries de l'attention et du divertissement qu'evoque Tim Wu. 

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