Alain Juppé, l'avortement et l'accident industriel de sa campagne d'entre-deux-tours <!-- --> | Atlantico.fr
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Les électeurs de culture ou de pratique catholique peuvent ressentir de la colère en se sentant mis à l'index par un Alain Juppé incapable d'assumer la dimension conservatrice de la droite.
Les électeurs de culture ou de pratique catholique peuvent ressentir de la colère en se sentant mis à l'index par un Alain Juppé incapable d'assumer la dimension conservatrice de la droite.
©MARTIN BUREAU / AFP

Faux pas

La campagne de la primaire en vue du second tour a commencé lundi soir pour le maire de Bordeaux, avec une attaque remarquée pour sa virulence contre François Fillon sur ses convictions en matière de droits des femmes. Erreur de communication, calcul électoral hasardeux, effets sur son image ? Alain Juppé pourrait bien ne pas en ressortir indemne.

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou est l'un des fondateurs d'Atlantico dont il est aussi le directeur de la publication. Il a notamment travaillé à LCI, pour TF1 et fait de la production télévisuelle.

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Après avoir lancé sa campagne d'entre-eux-tours lundi soir dans le 20 heures de France 2 sur la thématique d'un François Fillon conservateur et surtout thatchérien et au programme économique brutal, Alain Juppé est passé ce mardi matin sur Europe1 au stade des boules puantes en demandant de son concurrent qu'il clarifie sa position sur l'avortement au motif que François Fillon aurait eu des déclarations ambiguës sur le fait qu'il s'agit d'un droit fondamental pour les femmes dans notre pays. Mal lui en a pris, sa contre-offensive anti-Fillon a non seulement fait pschitt sur ce terrain mais lui a valu un retour de flamme violent. Voilà pourquoi.

1) Une erreur de communication politique majeure

Jamais un spin doctor de campagne américaine, lesquelles ne sont pourtant pas avares en boules puantes diverses et variées, n'aurait envoyé son candidat monter au front sur un sujet aussi clivant et aussi fragile puisqu'ainsi que l'a rappelé François Fillon, rien dans son programme ni dans ses discours n'a jamais laissé présager d'une quelconque volonté de légiférer sur le sujet du droit à l'avortement.

Que la campagne Juppé choisisse des arguments durs et de relative mauvaise foi peut parfaitement se comprendre, personne ne se donnera le ridicule d'ignorer la violence inhérente à la vie politique française. Il s'agit pourtant là d'un épisode d'une nature différente par la forme qu'il a prise. L'équipe du maire de Bordeaux aurait pu choisir d'employer cet argument sur les réseaux sociaux, de faire monter des bretteurs au front, peut-être même une Nathalie Kozciusko-Morizet, jamais elle n'aurait dû envoyer Alain Juppé lui-même à la radio employer cet argument. Et encore moins avec un candidat ayant montré son peu de goût pour le combat mano a mano dans les médias, ce qui s'est d'ailleurs traduit par un énorme lapsus du maire de Bordeaux parlant d'"interruption volontaire de retraite" plutôt que d'interruption volontaire de grossesse…

Envoyer Alain Juppé dans une matinale d'entre deux tours exiger des clarifications sur l'avortement à François Fillon relève du même type d'erreur politique que si les conseillers de François Fillon lui avaient recommandé d'employer l'argument - très présent sur les réseaux sociaux de la droite dure – d'un Ali Juppé, candidat supposé de la faiblesse vis-à-vis de l'islam politique conquérant.

Ce faisant, Alain Juppé s'est attiré une réponse cinglante de François Fillon se désolant de l'indignité de l'attaque de son concurrent. Bilan en terme d'images que verront les Français sur les chaînes d'information ou dans les 20 heures ce soir : un Alain Juppé en studio attaquant son concurrent d'une part sur un argument mal étayé, un François Fillon sur le terrain, à Viry-Châtillon, aux côtés des policiers avec une réponse forte et digne d'autre part. Sous-titre de l'image : Alain Juppé me reproche d'être de droite, je l'assume et je le revendique.

2) Un calcul hasardeux en terme de mobilisation électorale.

Certes Alain Juppé peut espérer mobiliser une frange plus progressiste ou plus libérale -au sens libertarien du terme- des électeurs du premier tour, peut-être même faire venir au second des électeurs ou des électrices qui n'étaient pas là au premier et qui voudraient se mobiliser sur les questions sociétales. Mais c'est faire abstraction du fait que sa demande de clarification sur l'avortement et sur le traditionalisme de François Fillon est également de nature à remobiliser un électorat conservateur qui voulait se débarrasser de Nicolas Sarkozy et qui aurait pu rester chez lui dimanche prochain.

L'arithmétique électorale montre que les voix venues de la gauche ou des personnes sans affiliation partisane ne peuvent lui suffire à remporter le deuxième tour. Il oublie enfin un peu vite que les électeurs centristes sont porteurs dans une partie de la France et notamment de la France de l'Ouest d'un héritage démocrate-chrétien qui n'est pas forcément enclin à passer le catholicisme par pertes et profits. Que dire enfin de la cohérence de sa propre offre idéologique, lui, qui a été rejoint par Hervé Mariton ?

L'une des grandes faiblesses de la campagne électorale d'Alain Juppé était de n'avoir pas su construire d'adhésion à sa personne ou à sa ligne politique en se contentant d'être le réceptacle de l'anti-sarkozysme. Le maire de Bordeaux est enfin à son corps défendant en train de créer des sentiments à son égard : les électeurs de culture ou de pratique catholique peuvent ressentir de la colère en se sentant mis à l'index par un Alain Juppé incapable d'assumer la dimension conservatrice de la droite. Que Monsieur Juppé soit libéral sur le terrain des mœurs, plus progressiste ou moins "réactionnaire" pour reprendre la qualification que ses proches emploieraient certainement, ne représente absolument pas un handicap d'un point de vue électoral. Ce qui le devient, c'est de faire d'électeurs dont il aurait besoin pour un premier tour d'élection présidentielle des ennemis avec lesquels les ponts sont coupés puisqu'ils peuvent raisonnablement avoir entendu dans les propos d'Alain Juppé une espèce de sous-titre ressemblant au message suivant : Vous êtes conservateur, vous avez des convictions morales intimes fortes d'inspiration chrétienne, vous êtes traditionaliste ? Justifiez-vous et quittez cette droite qui ne saurait le tolérer.

Avec le choix de cette ligne d'attaque contre François Fillon, il stigmatise, lui le champion de l'identité heureuse et de la société apaisée ouverte à toutes ses composantes sociologiques, une partie des Français, et pire encore, une partie de son propre électorat. On voit mal comment ce calcul électoral pourrait le mener jusqu'à l'Élysée. À supposer qu'Alain Juppé parvienne à inverser la dynamique du premier tour et gagner la primaire en la transformant en référendum sur les questions sociétales, ces mêmes électeurs sauraient probablement se souvenir de cet épisode au moment de la présidentielle.

3) Un choix désastreux pour l'image d'Alain Juppé.

Alain Juppé a depuis le début de cette campagne des primaires un capital politique fantastique. Il est l'homme qui fait le plus président, celui qui a la stature, celui qui a la majesté. Il est celui qui incarnait le mieux l'intérêt général, surplombant de sa carrure d'homme d'État une certaine vulgarité ou des rivalités personnelles sanglantes au sein de son parti. Alain Juppé avait émergé dans le rôle du favori de la droite parce qu'il n'était ni Nicolas Sarkozy, ni François Fillon ou Jean-François Copé qui venaient de s'abîmer dans une guerre fratricide ayant traumatisé les électeurs de droite.

Il y a quelques semaines, au petit matin, deux jours après la sortie de Nicolas Sarkozy sur nos ancêtres les Gaulois, Alain Juppé y était allé de son tweet cinglant sur les débats de cette primaire n'étant pas selon lui à la hauteur des enjeux de la France.

En lançant la contre-attaque de sa campagne d'entre deux tours par une montée au créneau sur l'avortement et le traditionalisme, Alain Juppé attaque sa propre statue de commandeur à coups de burin. François Fillon ne s'y est pas trompé en exprimant sa stupéfaction de voir Alain Juppé "tomber aussi bas".

Le président putatif de tous les Français au-dessus des partis s'est lui-même rabaissé au rang de chef de clan méprisant et excluant vis-à-vis de ceux qui ne pensent pas comme lui. Car derrière François Fillon, il y a, faut-il le rappeler les électeurs conservateurs qui ne doivent pas quoi que semble en penser l'équipe d'Alain Juppé ne représenter qu'une infime minorité de l'électorat de droite.

La France a connu un véritable mouvement citoyen, ça n'était pas Nuit Debout, c'était les Veilleurs et la Manif pour tous. Qu'Alain Juppé considère que cette frange de l'électorat de droite ne lui correspond pas est non seulement son droit, mais c'est également un calcul politique cohérent, il y a très clairement une droite qui ne se reconnaît pas dans cette frange réactionnaire. Qu'il oublie en revanche que les catholiques aient pu être assez largement en sa faveur -car personne ne pourrait prétendre que les catholiques se résument à la Manif pour tous, loin de là- pour les rejeter en bloc vers un camp de la tradition réactionnaire est un bien étrange calcul électoral.

Le maire de Bordeaux avait pendant la campagne donné une interview à Famille chrétienne pour flatter cet électorat. Il y avait déjà tenu une bien curieuse déclaration en affirmant qu'il était catholique agnostique ce qui aux yeux des catholiques s'entend comme un oxymore.

4) Si on dépasse la lecture religieuse de l'épisode sur l'avortement et que l'on en fait une lecture plus laïque ou plus "civilisationnelle", Alain Juppé renforce son erreur de stratégie en employant le mot de traditionalisme.

Le maire de Bordeaux s'est plaint - à juste titre, même s'il semble refuser de voir qu'il paye une erreur de ligne politique plus qu'il n'est victime d'une campagne de calomnie nauséabonde- d'avoir été assimilé sur les réseaux sociaux à un Ali Juppé uniquement concentré sur l'identité heureuse et auquel on reproche une faiblesse supposée vis-à-vis de l'islam. En reprochant à François Fillon ses convictions chrétiennes intimes sur l'avortement, sans que rien dans le programme ou les intentions du député de Paris ne laisse présager d'une quelconque volonté de légiférer sur le sujet, Alain Juppé non seulement s'en prend à la liberté de conscience de son adversaire mais surtout alimente - sur le terrain du meta langage et même s'il s'agit d'une perception très exagérée - la thèse d'un maire de Bordeaux prêt à solder l'identité française pour mieux accueillir des cultures étrangères face à un François Fillon plus porteur de l'héritage chrétien de la France, non pas sur le terrain de la religiosité mais des traditions culturelles.

Même dans l'hypothèse où Alain Juppé parviendrait à emporter la primaire de la droite et du centre après l'avoir transformée en référendum sur les questions sociétales, le maire de Bordeaux aurait quoi qu'il en soit contribué à l'approfondissement de la fracture entre deux droites qui peinent à s'unir encore. La force de l'offre politique de François Fillon est d'avoir su reconstruire une synthèse entre libéralisme et conservatisme dans une droite déboussolée idéologiquement par la mondialisation et les inquiétudes identitaires liées au terrorisme et à la menace de l'islam politique. On peut ne pas partager cette vision et souhaiter autre chose pour la droite de gouvernement. Encore faut-il y travailler et proposer des arguments pour le théoriser. Se contenter de ne pas être les autres candidats ni leurs choix idéologiques n'est pas une vision du monde en tant que telle.

Un homme qui porte un projet idéologique fort dans une campagne électorale -même s'il s'agit d'un projet clivant- est toujours mieux à même de générer une dynamique que celui qui se contente de gérer la vulgate intellectuelle de l'establishment "technocratico-médiatique".

Si Alain Juppé voulait donner raison à ceux qui du côté de la droite dite dure théorisaient en se frottant les mains que sa victoire générerait l'explosion de la droite gouvernementale en deux nouveaux camps, l'un plus centriste et prêt à s'allier avec une partie de la gauche, l'autre plus dur et prêt à s'allier à une partie du Front National, il y est parvenu.


Alain Juppé : "Fillon doit clarifier sa...par LePoint

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