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Austérité, assainissement nécessaire, exportations... pourquoi la "bonne économie" finit toujours par se saborder elle-même
©Flick / dkshots

Question de bon sens

La mondialisation produit, indubitablement, des inégalités et des perdants. En refusant toute intervention à l'échelle nationale capable de sortir nos économies de l'impasse, la doctrine libérale achève les entreprises et les emplois non compétitifs.

Kostas  Vergopoulos

Kostas Vergopoulos

Kostas Vergopoulos est un économiste grec.

Il est professeur à l'université Paris-VIII et expert auprès des Nations Unies et de l’Union Européenne.

Il est l'auteur de "Mondialisation la fin d'un cycle" (Seguier, 2002)

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Ce qui jadis était avancé comme l’incontournable "nouvelle scène" de l’histoire, celle de la mondialisation, serait-elle de nos jours en train d’être contournée ? Ce ne serait pas la première fois que les certitudes "sacrées" d’une époque se retrouvent "profanées" par la suivante. Après trois décennies d’accent unilatéralement mis sur le libre-échange et la stabilité financière internationale, fût-il au prix des déséquilibres économiques et sociaux internes graves, la partie de demain risquerait- elle de se voir emportée par les perdants d’hier ? Les outrances de chaque séquence historique préparent les conditions de son propre retournement et le passage aux antipodes. Ce qui est sacrifié s’avère finalement plus important que ce qui est "sauvé". La promesse d’unification du monde finirait-t-elle par le diviser encore plus profondément ?

Au cours de la longue période de paix 1880-1914, l’internationalisation sans précédent des flux des capitaux et des marchandises, au lieu de renforcer la cohésion mondiale, avait fini par attiser les antagonismes parmi les nations et régions, avec les carnages qui ont suivi. Les étincelles prémonitoires, pour ce qui allait suivre, s’étaient manifestées non pas aux centres métropolitains européens, mais aux périphéries lointaines, en Afrique du Nord et dans les Balkans. Les montagnes des dettes cumulées dans les zones périphériques avaient légitimé la ruée colonisatrice antagonique des créanciers européens vers l’Afrique, l’Empire ottoman, l’Indochine, le Moyen et Extrême-Orient.

De même, la deuxième tentative de retour à la stabilité financière internationale, avec le rétablissement précipité et autoritaire de la parité or de la livre sterling en 1925, n’avait fait qu’exacerber à nouveau les réfractions régionales, nationales et même nationalistes avec l’abandon de l’étalon-or à partir de 1931 et la suite des dévaluations compétitives qui n’ont fait que préparer les conditions pour le désastre global suivant. Dans les deux cas, l’obsession de la stabilité financière internationale avait fini par endommager les conditions minimales de stabilité intérieure, économique et sociale. Les "laissés pour compte" ont fini par emporter la partie, avec des conséquences inverses, mais non moins outrancières et dramatiques.

L’après-1945 avait bien tiré la conclusion de ces expériences malheureuses : on ne stabilise pas l’international aux frais du national, la sphère financière aux frais de l’économie réelle. Les espaces nationaux et régionaux restent les piliers incontournables pour tout projet de stabilité internationale.

Dans le cas de la mondialisation contemporaine, cet enseignement de l’histoire est de nouveau oublié : la promesse du "bonheur du consommateur" fut toujours accompagnée des conditions strictes des "réformes structurelles" d’ajustement dans un contexte d’invariance des taux de change monétaires, conformément au "consensus de Washington" au cours des années 1990 et 2000. Autrement dit, le coût de l’ajustement extérieur de chaque pays est transféré entièrement à l’intérieur quel qu’en fût le prix économique et social, tant pour le pays que pour ses partenaires. Or après les crises asiatiques de 1997-98 et surtout celle des Etats Unis de 2008, le principe "sacré" de la stabilité financière internationale cède la place à celui de l’"assouplissement quantitatif" (Quantitative Easing, QE), non seulement aux Etats-Unis, mais également au Japon, au Royaume-Uni, en Chine, en Europe. Les Banques centrales ne cessent d’injecter des quantités de monnaie pour soutenir l’activité sans trop se soucier de l’impact de leur création monétaire sur la stabilité financière internationale, ni non plus sur la cohésion économique et sociale de leurs pays respectifs. Entre 2012 et 2016, plus de 4 000 milliards de dollars furent injectés par la FED aux Etats-Unis, autant de milliards par la BCE en Europe, la BoE au Royaume Uni, le double de ce montant par la Banque centrale en Chine et au Japon. Le gouvernement s’est engagé, pour l’éternité, à fournir à l’économie encore plus, des quantités monétaires illimitées avec des taux d’intérêt zéro. Malgré tout, les performances économiques depuis 2008 ne cessent de se dégrader sur tous les plans : l’international, le régional et encore plus sur le national.

Avant 2008, le monde était livré aux bulles de "monnaie virtuelle" émises par les banques en dehors de tout contrôle. Après l’éclatement de cette bulle, l’émission monétaire est revenue aux Banques centrales, mais toujours dans un contexte de "répression économique" : à quoi sert l’abondance monétaire, lorsque par ailleurs les Etats s’engagent à comprimer leurs dépenses, à réduire leurs déficits et les économies à comprimer la dépense intérieure en vue de gagner des positions dans les marchés internationaux ? Si tous les pays se mettent simultanément à la croissance tirée par les exportations, il ne peut y avoir de gagnants pour aucun d’entre eux, ni non plus pour le système mondial dans son ensemble, pour la bonne et simple raison qu’il n’y a pas de marché mondial, sinon la somme des marchés nationaux qu’on tente par ailleurs de contenir par tous les moyens. On ne peut pas fonder l’avenir de nos économies sur les exportations exclusives, tant que tous les partenaires sont aussi incités à acheter toujours moins. La "bonne économie", avec ses contradictions inhérentes, finit toujours par se saborder elle même.

Dans son édition d’octobre 2016, le Fmi, évoquant le ralentissement grave du commerce mondial, celui des investissements internationaux, ainsi que du gonflement irrésistible de la dette internationale tant publique que privée, s’inquiète surtout de l’avenir de la mondialisation [1]. Or une fois de plus, cette organisation inverse la causalité : si le système financier mondial est en train de ronger ses propres piliers économiques nationaux, c’est surtout de l’avenir des seconds qu’il aurait dû s’inquiéter en premier lieu.

Avant la crise de 2008, le commerce mondial évoluait avec des taux de deux à quatre fois supérieurs à ceux du Pib mondial. Depuis 2012 ce rapport ne cesse de fléchir et en cette année en cours (2016), c’est la première fois au cours des quinze dernières années que son rythme passe au-dessous de celui de la croissance mondiale : 1,7% pour le premier contre 2,7% pour le Pib mondial [2].

Dans le bilan des trois décennies de mondialisation néolibérale, force est de constater qu’en règle générale les "réformes structurelles", à savoir la réduction des dépenses sociales et la compression du coût du travail, n’assurent pas un nouvel élan pour la production, mais au contraire, elles installent et diffusent l’atonie. On aurait dû se rendre compte de l’effet récessif direct des "réformes", car avec elles, si le nombre des exclus croit irrésistiblement, cela implique que les économies ne cessent de s’éloigner de leur performance potentielle. Si aujourd’hui, le Fmi s’inquiète du fait que la progression du commerce mondial passe sous celle de la croissance mondiale, il aurait dû s’inquiéter encore plus du fléchissement de la seconde que de la première. Ce n’est pas le ralentissement du commerce qui induit celui de la croissance, mais c’est bien le ralentissement de la seconde qui détermine celui plus grave pour le premier. Ce n’est pas le commerce qui porte la croissance économique, mais au contraire ce sont toujours les performances de la seconde qui font décoller le premier. Il en va de même avec les questions de la dette et de l’investissement international : à présent, tous les indicateurs fléchissent, stagnent ou sont déjà au rouge. Au cours des sept dernières années, 2008-2016, la dette totale mondiale s’est accrue de 57 000 milliards de dollars pour atteindre 255% du PIB mondial contre 200% en 2002. En Chine, pilier de la croissance mondiale, la dette s’est accrue beaucoup plus rapidement que le PIB : de 7 000 milliards de dollars en 2007, elle passe à 28 000 milliards en 2016 pour atteindre 250% du PIB chinois. Toutefois, comme le souligne la Banque des règlements Internationaux (Bri), la plus grande partie de la dette mondiale se concentre dans les riches pays développés, imputée pour les deux tiers aux secteurs privés et pour un tiers aux secteurs publics [3]. Les prescriptions d’austérité et de reformes structurelles n’ont pas réussi à réduire le poids de la dette, mais au contraire elles n’ont eu comme effet que son gonflement, tout comme la contraction des revenus qui doivent la servir. Dans le même document du Fmi, il est signalé que pour produire 1 dollar du Pib, il fallait recourir à 2,4 dollars de dette en 2000, tandis qu’il en faut 4,6 dollars en 2016. Selon d’autres estimations, au cours du premier trimestre 2016, il fallait 10 dollars de dette additionnelle pour produire 1 dollar du Pib [4]. Si la dette s’accumule plus rapidement que la croissance, c’est surtout à cause de son inefficacité sur l’activité économique et il en va de même avec toutes les politiques d’assouplissement monétaire qui font croître la masse monétaire au bénéfice des institutions financières, mais sans effet positif notoire sur la production et l’emploi. Depuis 2014, si l’endettement mondial, tant public que privé, croît plus rapidement que la production, c’est surtout à cause du ralentissement dans les économies avancées, ainsi que dans les pays champions de la croissance mondiale, comme la Chine. Une fois de plus, les piliers de la stabilité et de la croissance mondiales se transforment en foyers qui diffusent le ralentissement et l’instabilité internationale.

Les indicateurs de l’investissement international et de la formation brute de capital à l’échelle mondiale, moteurs présumés de l’interpénétration et de la mondialisation des économies, témoignent également des faiblesses actuelles de l’engin économique mondial : les flux internationaux des capitaux enregistrés, ainsi que la part du PIB capitalisée en 2015 restaient toujours largement inférieurs à ceux de 2007 et parfois même inférieurs à ceux de 2000. Les entrées des investissements internationaux à l’échelle mondiale, de 1 902 milliards de dollars en 2007, n’étaient que 1 782 milliards huit années plus tard. Elles ne représentent plus que 9,9% de la formation de capital fixe de l’économie mondiale en 2015, contre 16,7% en 2000 et 13,7% en 2007. L’UE en recevait 830 milliards en 2007, elle n’en reçoit que près de la moitié, 439 milliards, en 2015. L’Allemagne avec 80,2 milliards en 2007, n’en accueille que 31 milliards en 2015. Par ailleurs, les sorties d’investissements internationaux représentaient 8,3% de la formation de capital fixe dans le monde en 2015, contre 15,7% en 2007 et 14,1% en 2000 [5]. Ce n’est pas seulement l’investissement international qui recule dans le contexte actuel de la mondialisation, mais également la formation du capital dans le monde. De 26 041 milliards de dollars en 1989, la formation mondiale de capital baissait à 25 396 milliards en 2007 et à 23 905 milliards en 2015 [6]. L’Union européenne enregistrait en 2007 des entrées de capitaux d’une valeur égale à 4,86% de son PIB, contre à peine 2,7% en 2015. Les entrées des investissements étrangers en Allemagne en 2015 s’élevaient à 4,7% de sa capitalisation, contre 11,6% en 2007. Les économies développées dans leur ensemble recevaient des investissements étrangers à la hauteur de 11,2% de leur formation de capital en 2015, contre 14,2% en 2007. En ce qui concerne les sorties des investissements, au cours des huit dernières années (2007-2015), le bilan serait de -32% pour l’économie mondiale, de -43% pour les pays développés, de -60% pour l’Union européenne, de -45% pour l’Allemagne [7]. Si la production mondiale s’installe dans une phase de quasi stagnation, c’est surtout parce que l’investissement recule, tant national qu’international. Décidément, le moteur de la mondialisation reste loin d’assurer l’impulsion qu’on lui prêtait.

Le bilan des trois décennies de mondialisation est loin de paraître brillant et ses perspectives encore moins. Il en va de même de ses modèles austéritaires fondés sur la compression permanente des dépenses et de la demande intérieure afin de promouvoir les exportations dans un contexte où ces dernières ralentissent précisément à cause des politiques d'austérité. Il ne s’agit pas seulement d’une impasse théorique, mais surtout d’un besoin par excellence pratique : la recherche obsessionnelle de la "bonne économie" laisse déjà un nombre croissant d’exclus, exposant les eEtats et les sociétés, d’une façon ou d’une autre, à des dépenses nouvelles, ne serait-ce que pour les dédommager. La nouvelle fragilité internationale incite à son tour les pays et régions à multiplier des mesures protectionnistes sélectives. Au cours des années 1985-1996, la réduction des tarifs douaniers dans le monde observait le rythme de -1% par an, au cours de 1997-2008 celui de -0,5% par an, et au cours de 2008-2016, elle se trouve presqu’à l’arrêt. De même, de trente accords bilatéraux ou multilatéraux par an pour la libéralisation du commerce au cours de 1990-2000, on n'en compte plus que dix au total depuis 2011. L’agence Global Trade Act de l’Organisation mondiale du commerce (Omc) enregistre pour l’année 2015 le nombre le plus élevé dans l’histoire des barrières discriminatoires pour le commerce international [8]. La question d’un nouveau "protectionnisme rampant" inquiète déjà le Fmi et la Banque mondiale [9]. Plusieurs Etats offrent déjà des subventions et des financements préférentiels aux fabricants nationaux. Déjà les autorités américaines et allemandes interdisent le rachat d’entreprises nationales par des capitaux chinois. La Chine dénonce publiquement "les tendances de plus en plus protectionnistes" en Allemagne [10]. Plus de 80% des entorses à la liberté du commerce international sont le fait de pays les plus riches du monde, membres du G20. Les méga amendes de 14 milliards de dollars imposées par les Etats-Unis sur Deutsche Bank et par l’UE sur Apple marqueraient- elles les premières hostilités pour des "guerres économiques" à venir ? De toute façon, l’économie mondiale au lieu de se rapprocher de la stabilité et de la cohésion, tant promises, s’installe de plus en plus dans le malaise et l’univers des antagonismes parmi les nations et régions qu’on croyait pourtant à jamais dépassés.

Face à cette nouvelle fragilité internationale, on peut s’attendre à des réactions multiples. Il y en a déjà qui suggèrent l’ "argent par hélicoptère", injecté de manière ciblée, comme aide directe aux exclus et aux plus pauvres, les seuls à même de la dépenser immédiatement et intégralement. C’est le cas de Brad Delong de l’Université de Berkeley, ancien conseiller du président Clinton à la Maison Blanche [11] et du Lord Robert Skidelski, au Royaume-Uni [12]. Ce dernier, biographe de Keynes, souligne que c’est le moment pour les gouvernements d’abandonner l’austérité, comme "le seul jeu en ville", pour revenir sur la politique budgétaire non conventionnelle. Si ces propositions risquent de passer pour "excessives", d’autres préconisent le ralentissement dans la course aux "reformes structurelles" qui ne font qu’accroître le nombre des victimes, le malaise social, les besoins de dédommagement, sans par ailleurs réussir à installer la "bonne économie" ni au présent, ni même en perspective.

Mohamed El-Erian, conseiller financier chez Pimco, constatant l’impasse mondial actuel, dont lui même fut pourtant parmi les promoteurs, et tenant compte des "frustrations sociales", convient de l’urgence d’un "nouveau consensus" plus équilibré : "les Banques centrales ne peuvent pas être le seul jeu en ville, il faudra que les politiques budgétaires entrent aussi dans le jeu", souligne-t-il. Pour Dani Rodrik de Harvard, promoteur également de la globalisation, ce qui menace le monde aujourd’hui, ce qui nourrit les nationalismes et populismes sécessionnistes c’est surtout l’ "hyper mondialisation" qui finit par susciter des "sur réactions" dans le sens opposé. Il suggère un meilleur équilibre entre l’international et le national, surtout par le ralentissement des réformes d’ajustement, par le respect du jeu démocratique, par des politiques d’équité et d’inclusion sociale. En France, Jacques Delpla, du Conseil d’analyse économique, promoteur également des "réformes d’ajustement", est amené à admettre l’impossibilité de les réaliser dans un contexte de contraction économique : les réformes coûtent cher et les Etats ne peuvent pas les financer dans un contexte d'austérité. Cette dernière ou les réformes : il faut choisir, conclue-t-il [13]. Pour Harold James de Prinston, le risque de fragmentation du système mondial ne vient pas tellement de la montée des populismes dans le monde, mais surtout de l’ "irresponsabilité" des gouvernements actuels de recourir à des barrières judiciaires néo protectionnistes qui cassent la dynamique des échanges et des investissements internationaux [14].

L’ensemble de ces diagnostics et leurs prescriptions restent préoccupés par le souci d’apaisement des tensions politiques et sociales dans l’immédiat. Ils évitent soigneusement de saisir les racines du profond malaise mondial contemporain. Par contre, le sujet qui préoccupe plus les débats publics aux Etats-Unis - mais le reste du monde n’en parle que très peu -  c’est la question de l’extrême polarisation dans la distribution des revenus. Le rôle crucial des inégalités des revenus dans le blocage actuel de la croissance est bien mis en évidence par l’ouvrage déjà classique de Thomas Piketty, qui suscite plus de débats à l’étranger que dans son propre pays [15]. De même, deux prix Nobel d’Economie, Joseph Stiglitz et Paul Krugman [16], n’hésitent pas à incriminer l’inégalité croissante des revenus comme principale cause du ralentissement actuel de l’économie mondiale. Les émissions des monnaies virtuelles jusqu’en 2008 n’ont profité qu’aux secteurs financiers entrainant de sérieux transferts de richesses au bénéfice du 1% de la population, aux dépens des autres secteurs et surtout aux dépens des 99% de ceux d’en bas. Aussi, l’assouplissement quantitatif, inauguré par Ben Bernanke [17] et poursuivi par Obama, persiste à ne profiter qu’aux financiers - 1% de la population - tout en dégradant les conditions de vie de la grande majorité. Stiglitz relève que les salaires réels moyens aux Etats-Unis sont aujourd’hui au niveau où ils étaient il y a soixante ans et le revenu médian des employés à temps plein est aujourd’hui inférieur à ce qu’il était il y a quarante-deux ans. La socialement mauvaise et contre-productive répartition des revenus constitue le principal obstacle qui contraint les économies à la stagnation. Il n’a pas de "bonne économie" sans équitable répartition des revenus. Les "réformes" de Thatcher/Reagan, souligne encore le prix Nobel, ont réécrit les règles économiques au profit de ceux qui sont au sommet, elles ont réussi trop bien dans l’accroissement des inégalités, mais elles ont lamentablement échoué dans la relance de la croissance. Si aujourd’hui les règles économiques ne changent pas, au bénéfice des citoyens ordinaires, on prend le risque non seulement de la stagnation, mais également celui des sociétés divisées et des systèmes démocratiques disqualifiés [18].

Les "libéraux" de toute orientation persistent à refuser aujourd’hui toute intervention publique visant à débloquer les économies des impasses auxquelles elles amènent leurs propres prescriptions néolibérales. En prétendant qu’ "on a tout essayé, mais rien ne marche", ils n’hésitent pas à souhaiter l’approfondissement de la crise et de son travail d’ "assainissement nécessaire" achevant les entreprises et les emplois non compétitifs. "Il faudra d’abord souffrir, pour avoir ensuite droit à la rédemption". Pourtant, le monde est loin d’avoir tout essayé : la répartition équitable des revenus n’est pas une question qui se pose ex post par rapport à la production. On ne produit pas d’abord pour distribuer ensuite. D’un point de vue théorique, il n’y a pas de "distribution" des fruits de la production, puisque les salaires sont certains, car fixés d’avance, tandis que les profits ne sont connus qu’ex post. Au début des années 1960, l’économiste Luigi Pasinetti, de Cambridge autour de Joan Robinson et de Nicolas Kaldor avait montré que l’équitable répartition des revenus permet d’optimiser les conditions de la production [19]. Le coût du travail constitue toujours une avance par rapport à la production, permettant ensuite, en fonction de son importance, sa réalisation dans des conditions plus ou moins performantes. Aujourd’hui, la politique budgétaire, en réserve au cours des trois dernières décennies, peut être réactivée non seulement par des investissements publics dans les infrastructures dont l’état laisse à désirer, mais également par de vraies réformes fiscales pour l’extension des marchés intérieurs. Après tout, si les investissements sont en retard, c’est surtout parce qu’il n’y a pas de demande suffisante et que les coupes répétées dans les dépenses publiques et privées ne font qu’aggraver l’instabilité économique et sociale, tant mondiale que régionale et nationale. Si malgré les avancées technologiques de notre époque, la productivité ne veut pas repartir, c’est surtout parce que le travail pour la simple survie reste forcément moins productif que celui pour l’amélioration des conditions de sa vie. Le premier reste dégradant, humiliant, démoralisant pour le travailleur, tandis que le second lui offre des perspectives. La concentration du capital au sommet finit par restreindre son espace de reproduction, la cupidité se retourne contre ses propres promoteurs.

L’économie moderne de l’avenir appartiendra à toutes les classes et non seulement à celles qui actuellement la dirigent par des politiques d’austérité et de confiscation permanente des richesses au détriment de ceux d’en bas, ne menant au final qu’à la décomposition économique et sociale. Si pour Margaret Thatcher, la société n’était qu’une "fiction", quatre décennies plus tard, cette "fiction" s’affirme comme le principal élément réel de blocage actuel pour tout projet autoritaire qui voulait l’ignorer. On ne construit pas un monde nouveau en démolissant l’ancien, mais en apportant de nouvelles réponses aux questions posées par l’ancien.

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[1] Cf IMF, World Economic Outlook, Washington, Octobre 2016.
[2] Cf Otaviano CANUTO (Banque Mondiale), Protectionist Creeps, Project Syndicate 20 octobre 2016. Cf aussi WTO/OMC, Annual Report, 2016.
[3]
 BIS/BRI, Rapport Trimestriel, Bâle, 18 septembre 2016.
[4] Cf Les données sont avancées par Tyler DURDEN dans Zero Hedge du 9/6/16.
[5] Données de la Banque mondiale, 2016.
[6] Banque mondiale, id.
[7]
 Cf UNCTAD/CNUCED, Foreign Direct Investment, FDI, Genève 2016.
[8] Cf Simon NIXON, "The Risk for De-globalization", The Wall Street Journal, 2/10/16.
[9] Cf Otaviano CANUTO (Banque mondiale), op.cit.
[10] Cf Le Monde 3/11/16.
[
11] Cf Brad DELONG, Rescue Helicopters For Stranded Economies, Project Syndicate 29/4/16.
[12] Cf Robert SKIDELSKY, Helicopter Money Is In The Air, Project Syndicate 22/9/16.
[
13] Cf Jacques DELPLA, L’austérité ou les réformes. Il faut choisir, dans Le Point du 14/10/16.
[
14] Cf Harold JAMES, When Globalization Eats Its Young, Project Syndicate, 5/10/16.
[15] Cf Thomas PIKETTY, Capital in the Twenty-First Century, Cambridge MA, 2013.
[
16] Cf Paul KRUGMAN, Why Inequality Matters, The New York Times, 15/10/13.- Soaring Inequality May Lead The World Down, NYT 2/1/15.
[
17] Ancien Président de la Banque Centrale Américaine, FED.
[18] Cf Joseph STIGLITZ, The price onf Inequality, Penguin 2013. - How Trump Happened, Project Syndicate 14/10/16. 20 Cf Luigi PASINETTI, Rate of Profit And Income Distribution In Relation of Economic Growth, dans Review of Economic Studies XXIX (4), octobre 1962.

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