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Comment la France a rattrapé son retard en matière de lobbying
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Jeux de couloirs

La France a toujours eu une mauvaise réputation en ce qui concerne la pratique du lobbying. Si l'on en croit certains, notre retard en la matière nous aurait même évité d'organiser les Jeux olympiques de 2012. A l'aube de la présidentielle, on voit éclore de plus en plus de "think tank" ou autres groupes d'influence. Et si la France était devenue maitre dans l'art des jeux de couloirs ?

Michel Clamen

Michel Clamen

Michel Clamen est professeur à la Faculté de sciences sociales et économiques (FASSE)

Il est Directeur du Master 2 de Relations européennes et lobbying à l'Institut catholique de Paris.

Il est l'auteur de "Manuel du lobbying" (Dunod, 2005)

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La période préélectorale que nous vivons est propice aux influences. Des acteurs de la sphère privée attendent des futurs dirigeants du pays des décisions, ils en redoutent d'autres. Logement, fiscalité, ré-industrialisation, TVA sociale ou non,  autant de thèmes qui mettent en jeu à la fois des questions de doctrine et des intérêts matériels  considérables ; ils ne peuvent pas laisser les milieux privés indifférents. Interpellés dans leurs intérêts, des acteurs se regroupent et, pour un groupe d'intérêts,  passer à l'action suffit à le transformer en groupe de pression. Ainsi nait le lobbying.

Avec la perspective électorale, les relations publiques deviennent fébriles : petits déjeuners ou déjeuners avec les conseillers, colloques, tables rondes, rendez-vous avec les décideurs de demain se multiplient. Ce faisant, on prépare aussi les législatives : parfois, les députés futurs seront, pour des détails de législation, aussi importants que les grandes orientations politiques. Avantages de se manifester : mieux informer, faire passer messages et arguments, rénover le dialogue entre pouvoirs publics et partenaires privés. Pour les milieux d'affaires, il est essentiel de faire comprendre les enjeux économiques. Mais les ONG aussi sont à la tache : Transparence international France  a interrogé  les candidats sur 7 propositions pour en finir avec ... l'opacité du lobbying.

Le but visé n'est pas forcement d'obtenir des paroles fermes ; on sait bien que les candidats, s'ils ne sont pas avares de promesses, ont la prudence de ne prendre aucun  engagement définitif. Mais il s'agit au moins d'orientations de principe, que l'on pourra de nouveau évoquer avec doigté après l'élection, comme base de discussion. Surtout, l'avantage est d'obtenir des rencontres avec les responsables thématiques des écuries présidentielles. Si chacun des candidats crédibles est une des cibles, son équipe, rassemblée autour de futurs ministrables, intéresse elle aussi les lobbyistes.

Que les intentions des candidats soient  scrutées, commentées,  interprétées, ce n'est pas nouveau. Ce qui l'est plus en France, c'est l'effort de chacun pour les infléchir à son profit. Sans être inédit, le phénomène atteint cette fois-ci une ampleur inaccoutumée, et utilise des méthodes inconnues jusqu'à aujourd'hui, venues d'autres pays. La référence évidente se situe aux USA, où les mœurs et aussi le financement des partis politiques ont depuis longtemps fait admettre que le lobbying est une pratique normale en démocratie. Les exemples d'implication dans les campagnes électorales américaines sont innombrables ; citons seulement l'action des milieux de l'énergie auprès du candidat George W. Bush, qui a amené ce dernier, devenu Président, à refuser tout effort quant au changement climatique, position concrétisée en repoussant le protocole de Kyoto. Au niveau européen aussi, ces moments sont propices : c'est à la faveur des élections de 2009 que les producteurs de vin rosé ont persuadé la Commission d'abandonner l'idée qu'on pourrait fabriquer ce rosé en mélangeant du rouge et du blanc.

En matière de lobbying préélectoral, la France évolue, et un bon exemple en est fourni par les think tanks, ces cercles d'idées où s'élaborent des propositions dites « de la société civile », en vue de mobiliser l'écoute des décideurs. Ces derniers temps les ont vus se multiplier, au point de structurer certaines déclarations de candidats.

Cette arrivée des méthodes anglo-saxonnes signifie-t-elle que la France serait en retard en la matière ? Pas exactement, et il ne faut pas négliger quelques belles réussites : à Paris, la priorité accordée au nucléaire -  à Bruxelles, la longue influence du lobby agricole... L'impression d'un « retard français » semble plutôt à attribuer à  l'originalité de ses méthodes, liées à un contexte complexe, qui n'est ni compris, ni transposable ailleurs : grande perméabilité entre la haute fonction publique et les dirigeants des milieux d'affaires, fondée sur les « Grands Corps de l'État » et leur « pantouflage ; effacement du système parlementaire au bénéfice d'un  exécutif omniprésent, personnalisé à l'extrême... le tout accentué par l'individualisme gaulois bien connu, et aussi par une certaine pudeur à se situer ouvertement en dehors d'un « intérêt général » que tout le monde est supposé prendre en considération. Installés dans cet environnement original, décideurs publics et dirigeants privés ont développé un système d'ententes discrètes, volontairement opaque, où ils travaillent en commun.

Il n'en est pas de même dans les pays voisins. Là, pas de grands Grands Corps de l'État, peu de connivences, car elles pourraient s'assimiler à de la corruption. L'influence passe par d'autres voies, plus proches de la vie démocratique, à base d'exposés transparents et argumentés :  en Allemagne, par la politique locale, les Landers pesant de leur poids, ce qui n'enlève rien à l'efficacité du lobbying : on a pu parler de « 5e pouvoir » [1] ; au Royaume-Uni, par le débat parlementaire qui amène les partenaires à chercher avec pragmatisme  la solution concrète aux questions, sans théoriser à l'excès.

C'est dans les instances européennes que l'on ressent le plus nettement les différences entre nationalités. Le lobbying, omniprésent, y représente environ 20 000 emplois à temps plein. Chaque pays avance ses pions à sa manière. De ce point de vue, on a pu  longtemps parler du retard français, avec quelques raisons. Nos hauts fonctionnaires n'y sont plus sur leur terrain et nos groupes d'intérêt ont dans l'ensemble mis du temps à pénétrer le milieu européen. Il leur a manqué le savoir faire des Brits, qui  connectent  très efficacement leurs représentants officiels avec des antennes de leurs milieux économiques ; ou celui des Italiens qui sont d'une habileté redoutable dans la circulation des informations.

Mais les progrès français sont constants et, sous influence européenne,  nombre de nos organismes ont créé une fonction inédite, celle de lobbyiste, personne qui se consacre à temps plein à tenter d'infléchir les décisions publiques. Formalisée en France depuis les années 90 dans les grands groupes internationaux, elle se répand maintenant comme en témoignent les démarches de chacun vers les candidats aux présidentielles : entreprises (22% des propositions émises) [2], ONG et associations (14%), think tanks (17%) et surtout fédérations professionnelles ( 33%), aucun acteur n'est en reste pour faire passer son message... Que les entreprises mettent en avant des enjeux économiques, les fédérations des propositions sectorielles,  think tanks et associations, des questions plus sociétales n'étonnera personne. Le phénomène essentiel est là : tout le monde s'y est mis.

Pourtant, la pudeur demeure : bien peu de professionnels du lobbying se déclarent franchement comme tels ; on s'occupe plutôt d'affaires publiques, de relations politiques, de communication institutionnelle et autres synonymes... Mais le pli est pris, comme en témoigne la fébrilité à l'approche des élections. Même si le terme reste tabou, l'activité et ses méthodes se répandent, et commencent de s'enseigner. Il n'y a plus de « retard français »


[1]    Die fünfe Gewalt, de L. Stephen et S. Thomas, 2006

[2]    Chiffres issus de l'enquête de Séance Publique, « le dialogue expert avec les élus », février 2012

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