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Buisson expert de la droite : sa question qui fâche sur le libéralisme et celle qu’il oublie soigneusement sur la droite autoritaire
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Mise au point

Alors que les extraits du prochain livre de Patrick Buisson publiés par L'Express apportent un certain éclairage sur la pensée de l'influent personnage de droite, certaines thèses avancées nécessitent quelques éclairages.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Jean-Philippe Vincent

Jean-Philippe Vincent

Jean-Philippe Vincent, ancien élève de l’ENA, est professeur d’économie à Sciences-Po Paris. Il est l’auteur de Qu’est-ce que le conservatisme (Les Belles Lettres, 2016).

 

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Atlantico : Dans son livre à paraître prochainement et dont L'Express a diffusé quelques extraits, Patrick Buisson constate une "unité philosophique du libéralisme économique et du libéralisme culturel". A l'inverse, il fait également le lien entre ce qui est aujourd'hui appelé "la ligne Buisson" (basée sur la question d'identité), et l'instauration d'un régime autoritaire. En quoi cette double vision peut-elle être pertinente (ou non) ? Que traduit-elle idéologiquement ?

Jean-Philippe Vincent : Le lien fait par Patrick Buisson entre le libéralisme économique et le libéralisme culturel dépend de ce que Buisson appelle "libéralisme culturel". Il ne s’agit certainement pas de la culture libérale classique, au sens de Tocqueville ou de Hayek. Il ne s’agit pas davantage du libéralisme de gauche illustré par Rawls ou Dworkin. Patrick Buisson a tendance à confondre le libéralisme culturel avec le relativisme culturel total qui caractérise en partie la post-modernité et qui peut se résumer par : tout se vaut et il n’y a qu’une chose interdite, c’est de discriminer ou de hiérarchiser. Voilà ce que Buisson appelle : "libéralisme culturel". Le lien entre ce libéralisme culturel buissonien et le libéralisme économique est tout sauf évident. Tous les auteurs libéraux (et par exemple Daniel Bell dans les Contradictions culturelles du capitalisme, 1976) ont insisté sur le fait que le bon fonctionnement du libéralisme économique nécessitait absolument une forte dose de gratuité, d’éthique, d’altruisme et de moralité. Le bon libéralisme économique ne peut être que moral. C’est un point qui a été souligné par le prix Nobel d’économie Edmund Phelps. L’alliance du libéralisme économique et du libéralisme culturel (au sens de Buisson) me semble tout sauf évident. Disons pour faire court que les deux notions n’ont aucun rapport.

Quant à la liaison entre identité et régime autoritaire, c’est une bizarrerie que j’ai du mal à m’expliquer. L’identité suppose une adhésion à une tradition. Et en philosophie politique, il n’y a aucun lien entre la tradition et un régime autoritaire. L’attachement à la tradition est la marque du conservatisme. Or, les conservateurs (mon livre comme celui de Roger Scruton l’attestent) sont des démocrates. Ils apprécient l’autorité naturelle (celle qui est si forte qu’elle n’a pas besoin de contrainte pour s’exercer), mais pas du tout les systèmes autoritaires.

Eric Deschavanne : Patrick Buisson est un intellectuel réactionnaire assumé, philosophiquement antilibéral. Il constate à raison l'unité philosophique du libéralisme afin d'identifier clairement l'adversaire idéologique et de souligner ce qui unit en profondeur la droite libérale et la gauche morale. Notre pays foisonne de pseudos antilibéraux - "libéralisme" est en France un terme connoté péjorativement, surtout à gauche - et pourtant, rares sont les véritables antilibéraux. Le mariage pour tous est une réforme libérale, la cause féministe est une cause libérale, la défense de l'ouverture des frontières, de l'immigration, du droit du sol, le multiculturalisme sont des orientations politiques libérales. La gauche et l'extrême-gauche sont, sur bien des points, libérales, voire ultra-libérales. Sous le drapeau de "l'égalité", la gauche défend les droits de l'individu et la liberté de circulation des hommes par-delà les frontières. De par son hostilité à l'Église et à la morale catholique, elle fut longtemps le fer de lance du libéralisme moral et culturel. Bien entendu, il subsiste une gauche réellement anti-libérale sur le plan économique, mais elle est aujourd'hui dans l'opposition : le "hollandisme" (ou le macronisme), c'est la social-démocratie intégralement convertie à la philosophie libérale. Le renouveau de la droite réactionnaire, incarné par des personnalités comme Patrick Buisson et Éric Zemmour, s'explique paradoxalement par l'empire du libéralisme. Cette droite est idéologiquement cohérente et entend fédérer les mécontentements en s'opposant à tous les aspects de ce monde nouveau qui lui paraît inéxorablement conduire au déclin de la France : l'Europe  aliène la souveraineté nationale, l'immigration porte atteinte à son identité culturelle, tandis que l'individualisme libéral ramollit les esprits, érode le sentiment d'appartenance à la nation ainsi que le sens de la tragédie historique. La pente quasi-fatale d'un tel discours mène en effet à la nostalgie d'un régime autoritaire adossé à un projet volontariste de rupture avec le cours de l'histoire. Seul un régime autoritaire serait en mesure de restaurer non seulement la souveraineté nationale mais aussi la souveraineté du collectif sur l'individu, de la politique sur le droit et l'économie. J'ajoute que la démocratie libérale participe, avec le libéralisme économique et le libéralisme culturel, de "l'unité philosophique du libéralisme", et qu'à ce titre elle  ne peut être qu'un pis-aller au regard des intellectuels authentiquement nationalistes et réactionnaires.

Patrick Buisson indique également que"si la bourgeoisie néolibérale (les bobos du centre-ville) rallie aujourd'hui massivement la gauche, plus apte à préserver ses intérêts de classe tout en libéralisant les mœurs, les catégories populaires font, elles, le chemin inverse en direction d'un vote de droite ou populiste". Plus spécifiquement, le lien décrit entre libéralisme économique et culturel est-il réellement une nécessité, ceci aussi bien de manière théorique que pratique ?

Jean-Philippe Vincent : Là encore, il faut mettre les choses au point. Les bobos ne sont pas des libéraux, sauf peut-être au sens que Buisson donne au "libéralisme culturel" : c’est-à-dire des relativistes absolus pour lesquels tout se vaut. Sur le phénomène bobo et ses implications économiques et politiques, je renvoie au superbe article de Gilles Saint-Paul dans Commentaire. Sociologiquement, les "bobos" sont la nouvelle expression du socialisme. Ils n’ont rien de libéraux, que ce soit sur le plan culturel ou économique. Ce sont des relativistes absolus.

Que les catégories populaires fassent le chemin inverse des bobos, certes. On peut les comprendre. Ils recherchent une identité de substitution, pas le relativisme intégral qui est la "philosophie" des bobos.

L’évolution de ces deux catégories (bobos et classes populaire) atteste une chose : il n’y a plus de morale collective exogène susceptible de fédérer les comportements, de converger vers le bien commun et de produire une identité à laquelle chacun puisse se rattacher. Le "républicanisme", "la justice sociale", la "laïcité républicaine" etc. sont des "caches-sexes" misérables qui masquent un vide moral effrayant. Mais ce vide moral, à mon sens, n’est pas le produit du libéralisme économique. Et pas davantage du libéralisme culturel.

Eric Deschavanne : Sur le plan théorique, libéralisme économique et libéralisme culturel sont indissociables. Sur le plan pratique, ils ont longtemps été dissociés : la droite défendait (par intermittence) le libéralisme économique et (constamment) les valeurs morales catholiques, tandis que la gauche prônait la rupture avec le capitalisme et avec l'Église. Sous l'effet de la sécularisation et des bouleversements économiques, la droite est devenue plus libérale et moins catholique tandis que la gauche, désormais "social-libérale", incline à défendre le libéralisme intégral. Les franges idéologiques subsistent (la droite réactionnaire et la gauche anticapitaliste) mais le libéralisme constitue désormais le centre de gravité idéologique du pays. Sur ce point, Patrick Buisson, en dépit de sa perspicacité, commet me semble-t-il une erreur d'analyse. Il ne voit dans le libéralisme intégral que l'idéologie de la nouvelle classe dominante, les fameux bobos des centres urbains. Il interprète l'abandon de la gauche par les classes populaires comme le signe d'une révolte populaire contre le libéralisme de la bourgeoisie. La situation me paraît plus complexe et incertaine. C'est la nature du nouveau "populisme", si difficile à cerner, qui est ici en jeu. Il existe bien sûr dans l'opinion populaire une aspiration à l'autorité, qui traduit l'exaspération devant l'impuissance publique, le sentiment d'abandon et d'une trahison des élites. En profondeur toutefois, le goût de la liberté individuelle et l'attachement à la démocratie n'ont sans doute jamais été aussi puissants. La révolte populiste n'est pas révolutionnaire, elle n'attend pas un changement de régime. Il n'y a pas de rejet du mariage homosexuel dans les milieux populaires, et l'égalité hommes/femmes y est plébiscitée.

L'idéologie dominante est celle de l'individualisme libéral, avec du reste les effets sociaux fâcheux qui peuvent en être la conséquence (la décomposition familiale, par exemple, qui accroît le nombre des familles monoparentales, et donc le nombre d'enfants pauvres). La place du rejet de l'islam et des musulmans dans le nouveau populisme est significative : ce n'est pas en tant qu'il porte atteinte à l'identité catholique de la France que l'islam est rejeté, mais en tant qu'il est porteur d'une régression au regard des valeurs du libéralisme moderne. L'évolution du Front national, sous la houlette de Marine Le Pen, traduit cette volonté qui peut sembler paradoxale d'imposer de manière autoritaire les valeurs libérales. Je ne nie pas le fait que la lutte des classes prenne aujourd'hui la forme d'une opposition idéologique entre une bourgeoisie libérale et des milieux populaires qui aspirent à la protection sociale, à la fermeture des frontières ainsi qu'à la restauration de l'autorité de l'État, mais je crois que ces aspirations se fondent sur une adhésion à l'individualisme libéral (ou au libéralisme culturel si on préfère cette expression).

Patrick Buisson n'a jamais caché son attrait pour un régime autoritaire, indiquant par exemple que "La grande période du PCF, dans les années 1945-1950, correspond à celle où il était conservateur, nationaliste, autoritaire". Mais la "ligne Buisson", basée sur les "valeurs" de l'identité ou de la nation aboutit-elle nécessairement à la mise en place d'un régime autoritaire ?

Jean-Philippe Vincent : Patrick Buisson est nostalgique d’une époque où deux grandes forces aidaient à structurer la société française. Ces deux forces étaient l’église catholique et le Parti communiste français qui, jusqu’au milieu des années 1960, avaient une influence sociale déterminante. On peut avoir la nostalgie de cette époque, avec ses oppositions tranchées, ses ordres de valeurs et aussi une certaine stabilité. C’était plus simple !

Mais cette époque est définitivement révolue.

L’adhésion à l’idée de nation n’est certes pas synonyme de dérive autoritaire, heureusement. La France a certainement besoin de redéfinir son identité en des termes qui ne sont pas seulement universels ("la France, patrie des droits de l’Homme") mais particuliers et beaucoup plus concrets. A force d’être la patrie de tout le monde (via les droits de l’Homme), la France a peut-être fini par perdre son identité : peut-être est-ce l’idée sous-jacente de Patrick Buisson ?

Mais ça n’est certainement l’autoritarisme qui aidera à retrouver cette identité perdue.

Eric Deschavanne : En un sens oui, pour la raison que j'ai déjà indiquée : quand vous voulez rompre avec le cours de l'histoire sur une base volontariste, il faut mettre en place un pouvoir autoritaire. Les intellectuels réactionnaires comme Buisson ou Zemmour sont aujourd'hui Jacobins (ce ne fut pas toujours le cas dans le passé) : ils sont victime de l'illusion politique qui consiste à croire qu'un pouvoir central autoritaire est en mesure de  transformer ou de régénérer la société et la culture. D'un autre côté, je ne pense absolument pas qu'il soit possible en France de concevoir et de promouvoir le projet de renverser la démocratie. Le discours "populiste" consiste à affirmer que le peuple aspire à la restauration de l'autorité et de la souveraineté de l'État, et qu'il devrait donc pouvoir souverainement et démocratiquement imposer une telle option, dont seules l'idéologie et la mauvaise volonté (ou la trahison) des élites empêchent aujourd'hui la mise en oeuvre. Il me semble qu'il s'agit d'un rêve plus que d'un diagnostic. Le Front national est structurellement minoritaire dans l'opinion et ne nourrit aucunement le projet de parvenir au pouvoir autrement que par la voie des urnes. Il n'y a pas, en France, de forces révolutionnaires (hors le djihadisme) : Mélanchon se dit révolutionnaire mais prône la révolution par les urnes. Que les forces "antisystèmes" ne puissent être révolutionnaires, cela définit assez bien ce qu'on appelle "le populisme", qui associe la colère contre les élites démocratiques et l'adhésion en profondeur au régime de la démocratie libérale. Les esprits les plus réactionnaires comme les plus révolutionnaires sont contraints de faire allégeance à ce régime, raison pour laquelle l'espérance ou la crainte de voir la mise en place d'un régime autoritaire tient du fantasme.

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