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Dormir en musique : la Sleep Music est-elle en train de devenir un genre à part entière ?
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THE DAILY BEAST

Les morceaux de musique pour la nuit, à écouter en dormant, marchent très fort. Mais comment peut-on évaluer des chansons que l'on écoute en dormant ?

Ted Gioia

Ted Gioia

Ted Gioia est journaliste pour The Daily Beast.

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The Daily Beast - Ted Gioia

Des entrepreneurs ont récemment conçu un oreiller qui joue de la musique durant votre sommeil. Vous pouvez le programmer depuis votre smartphone. Il propose de multiples fonctionnalités pointues - dont un analyseur de données qui permet de déterminer votre "score de ronflement". L'oreiller est vendu avec sa propre playlist, mais vous pouvez aussi concocter une compilation personnelle pour vous accompagner dans votre nuit.

Les concepteurs de Zeeq (c'est le nom de l'oreiller) ont levé 325 000 dollars sur le site Kickstarter pour financer la fabrication en série de leur oreiller musical. Zeek, affirment-ils, "n'est pas juste un nouveau gadget ou accessoire, c'est un acteur important de votre sommeil".

Je les crois, ces inventeurs. Ils lancent leur produit au moment où le marché de la "sleep music", ou musique pour dormir, commence à frémir. Ces derniers mois, j'ai rencontré un nombre surprenant de projets artistiques qui ont pour cible une audience endormie. Ce qui soulève beaucoup de questions : la "sleep music" est-elle un genre à part entière ? Si c'est le cas, quel rôle jouent alors les critiques de musique dans cette catégorie émergente ? Comment donner une note à un concert quand j'ai dormi du début à la fin ? Bien entendu, la "sleep music" a toujours existé. Mais ses consommateurs jusqu'à tout récemment étaient des bébés. Les chansons s'appelaient des berceuses (un mot qu'évitent de prononcer ces nouveaux fournisseurs high-tech de musique pour dormir). Et les bébés, permettez-moi de vous le rappeler, ne sont pas un segment de consommateurs que les labels ciblent, d'habitude. Les nourrissons n'ont pas assez de cash résiduel à leur disposition. Leurs scores sur Arbitron (institut de mesures d'audience musicale, ndlr) sont à pleurer. Si la "sleep music" doit sortir des berceaux pour conquérir le monde, il va lui faloir trouver d'autres segments démographiques. Et quelle meilleure cible que les consommateurs de tech, les adorateurs de l'app mobile ? Bienvenue dans le nouveau monde de la "sleep music" pour les grands.

La berceuse de votre grand-mère, c'est fini. Le compositeur Max Richter mise sa réputation sur des morceaux composés pour les dormeurs, avec le lancement d'un album qui dure huit heures, Sleep, sorti en septembre dernier. Il appelle son oeuvre son "manifeste pour un rythme de vie plus lent". Max Richter ne vous demande pas une écoute active. Sa musique est supposée vous envoyer au dodo et vous garder fermement là-bas. Le compositeur a travaillé sur ce projet avec le neurologue  David Eagleman, il le décrit comme une "expérience sur le lien existant entre la musique et l'état de veille".

Presque au même moment, l'acteur Jeff Bridges, star d'Hollywood et par ailleurs chanteur convaincant, nous a livré ses propres "sleeping tapes", à écouter gratuitement en streaming sur un site dédié aux insomniaques. Contrairement à Max Richter, dont l'oeuvre ne contient pas un seul mot, Jeff Bridges y introduit des exhortations. J'admire Max Richer, mais il n'arrive pas à la cheville de Jeff Bridge quand celui-ci est bien lancé. Au beau milieu des "sleep tapes", on peut l'entendre monologuer et dire des choses peut-être inspirantes pour certains. Maintenant, pour vous envoyer au lit de bonne humeur, j'aimerais vous dire quelques trucs. Relaxez-vous, fermez les yeux. [Pause] Vous êtes quelqu'un de bien. Vous méritez toutes les bonnes choses qui vous arrivent. [Pause] Vous êtes intelligent. [Pause] J'aime votre coupe de cheveux. [Pause] Vous êtes accepté [Pause]. Vous êtes important pour beaucoup de personnes. [Pause] Vous avez des mains fortes... [Pause] Capables de sculpter le bois...

Max Richter et Jeff Bridges ont beaucoup de concurrents dans cette nouvelle catégorie de la "sleep music". Ecoutez un peu le groupe qui a enregistré Sleep Gardens ou la Gridline’s Music for Sleepers. Non, laissez-moi reformuler ça, car vous serez (peut-être) celui ou celle qui va s'endormir avec l'équivalent audio du somnifère Zolpidendansles oreilles. Le site Spotify a ouvert une "chaîne-sommeil". Il existe même un fil de discussion sur Reddit consacré à la "Somnolent Music".

C''est sur ce site que les abonnés aux paupières lourdes partagent leurs morceaux favoris. Jusqu'à tout dernièrement, le monde de la musique pour dormir pour adultes se positionnait à la périphérie de la recherche médicale. Essayez de retrouver un exemplaire du livre Journeys Out of the Body, les mémoires du célèbre homme de radio américain Robert Monroe, sorti en 1971. C'est lui qui a répandu l'usage de l'expression "voyage astral" et a mis au point une technologie, Hemi-Sync, pour se détendre, dormir, et accéder à "des états modifiés de conscience". Cette technique a un nombre restreint d'adeptes fidèles, encore aujourd'hui. J'attire aussi votre attention sur le Delta Sleep System du docteur Jeffrey Thompson, lancé dans les années 1990, que j'ai personnellement testé (ça a marché pour moi, je me suis endormi, mais bon, j'ai toujours tendance à m'endormir).

Une nuée de technologies de ce genre existent pour jouer sur les ondes cérébrales par un battement binaural. Elles sont utilisées pour traiter l'anxiété, l'insomnie et d'autres pathologies. Mais la nouvelle génération des artistes de musique "somnolente" ne sont pas des chercheurs avec un doctorat en poche. Ce sont des musiciens qui veulent vendre des disques, trouver leur public et suivre leur vision créative. Ils consultent éventuellement des spécialistes du sommeil, mais leurs priorités sont esthétiques et commerciales.

Beaucoup vont se moquer de ce genre de musique, ou la traiter comme un coup publicitaire. Mais je vois quelque chose de plus profond dans ces oeuvres. Il y a une génération, le philosophe Arthur Danto avait prédit que l'art reviendrait à ce qui a toujours été son premier rôle : satisfaire les besoins humains. Si nous prenons Danto à la lettre, la "sleep music" n'est pas seulement un genre valable, mais peut-être est-elle aussi importante.

Les critiques de musique s'intéressent toujours aux superstars qui donnent des concerts, et réfléchissent rarement sur le fait que de véritables humains se tournent vers les chansons pour leur pouvoir de transformation et d'enchantement. J'ai écrit trois livres consacrés à ce processus étonnant : Work Songs (2006), Healing Songs (2006) et Love Songs : The Hidden History (2016). J'ai appris sur le tas que ces moments de transcendance personnelle permis par la musique sont ignorés des livres d'Histoire. Je pense que c'est en train de changer, surtout en ce moment, alors que nous nous éloignons de l'ère post-moderne et sommes contraints de nous poser des questions difficiles sur le rôle réel et potentiel de la musique dans nos vies. Donc, ne méprisez pas la "sleep music". Je doute qu'il s'agisse d'une mode passagère. En fait, je ne serais pas du tout surpris si de nouveaux genres musicaux émergaient, définis en fonction de leur usage  et non plus par des catégories musicales élimées.

Je parie que le milieu de la musique pourrait beaucoup bénéficier de la "sleep music" et d'autres genres similaires, centrés sur l'humain. Franchement, je me demande quand un des grands labels de musique va se réveiller pour sauter dessus. 

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