Quand l'inflation ne se comporte plus du tout selon les prévisions des économistes ou des marchés (et pourquoi c'est inquiétant)<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Quand l'inflation ne se comporte plus du tout selon les prévisions des économistes ou des marchés (et pourquoi c'est inquiétant)
©Reuters

Catastrophe macroéconomique silencieuse

L'inflation ne sera pas aussi basse que l'avait prévu la Fed. Et si ce petit détail ne signifie pas grand chose pour vous, dites-vous que c'est peut-être le problème principal de notre économie aujourd'hui.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

Voir la bio »

Atlantico : Pourquoi les prévisions concernant l'inflation américaine (5Y/5Y) ne concordent pas avec l'inflation actuelle, et en quoi est-ce problématique ? Qu'est-ce qui explique ce décalage ?

Mathieu Mucherie : La question de l’ancre nominale est capitale dans une économie, à part la propriété privée des moyens de production et le libre-échange je ne connais rien de plus crucial : en cas de désancrage des anticipations d’inflation, comme on le constate un peu partout depuis 2008 et plus encore depuis 2014 (toujours dans le sens de la baisse), rien ne va plus. Les taux nominaux s’effondrent comme on le voit, mais surtout les repères sont brouillés et au fond Rome n’est plus dans Rome : il devient délicat de se désendetter (hausse des taux réels), et la question de la crédibilité du banquier central n’est plus très loin. Après, juste après, c’est la chute dans le vide, bien plus que dans la crise Lehman.

Certes, il existe plusieurs mesures des anticipations, aucune n’est incontestable. Certains aiment les enquêtes (de gros sondages), qui pointent vers un désancrage progressif et limité (la plupart des gens surestiment l’inflation de façon considérable). D’autres regardent les données de marché (les points morts d’inflation contenus dans le pricing des obligations indexées), qui ont le mérite d’être massives et congruentes et "avec du vrai argent" (alors que dans les sondages, les gens ne sont pas sanctionnés quand ils disent n’importe quoi) ; c’est notamment ce que l’on appelle le breakeven du taux 5 ans dans 5 ans (5Y/5Y). Pour ma part, j’ajouterai quelques indices périphériques, des choses éparses mais qui nous renseignent aussi et souvent issues d’autres marchés comme celui des taux de changes.

Anyway : il y a bien décrochage, rampant aux USA, plus vertical en Euroland. Or, les choses changent ces derniers mois car jusqu’ici le 5Y/5Y et les autres anticipations de marché étaient très synchronisés avec l’inflation courante telle que mesurée par les indices de prix officiels (CPI ou, moins bêtement, déflateur du PIB), indices eux-mêmes très dirigés avec quelques mois de retard (les "effets de base") par les prix très volatiles de l’énergie. Ca ne fonctionne plus de cette façon, sans que l’on puisse mettre le changement sur le compte d’une salutaire mise à mort de l’illusion monétaire ou des mirages statistico-pétrolifères. Le début de cet article vise très juste quand il souligne que c’est une vraie rupture, peu commentée en-dehors des salles de marché, et assez effrayante quand on y pense : même le retour statistique de l’inflation courante (qui n’est certes pas un vrai retour de l’inflation, mais encore hier cela suffisait…) ne semble plus permettre de stabiliser les anticipations ; de là à dire que nous commençons une phase finale de japonisation même aux USA…

Hélas le reste de l’article n’est pas écrit par un économiste mais par un journaleux, et ça se voit. Sur plusieurs points il fait fausse route et conduit dans une impasse.

Primo, c’est un article "haussier taux", donc bien-pensant et au service d’une clique de parasites, un parmi des milliers. Il ne voit pas qu’il se déconsidère en reparlant du consensus des analystes en janvier dernier (un taux 10 ans US à 2,8% fin 2016… on tourne autour de 1,5%...) et en parlant de "complaisance" pour aujourd’hui : ce n’est pas du tout prouvé, alors que la complaisance a toujours été dans l’autre camp depuis 2007…

Ensuite, il est idiot de prendre une inflation (core ou non) sur 12 mois glissants sans tenir compte des années précédentes. Enfin, croire que le (soi-disant) plein emploi va conduire à une hausse foudroyante des salaires comme dans les années 1970, et croire ensuite que les salaires vont amener la hausse générale des prix (à rebours de la théorie, et de l’expérience des trois dernières décennies), c’est stupide. Ci-dessous, on voit que les raisonnements à la Philips ne fonctionnent plus depuis plus d’un quart de siècle. Wake up !!

(Parenthèse : je m’adresse aux structuralistes. Avec des gains de productivité aussi faibles, l’inflation devrait être très forte. Vous qui ne croyez pas que l’inflation est un phénomène 100% monétaire, soyez logiques, et donc encore plus pessimistes que moi).

Pourquoi n'y a-t-il aucune réaction aujourd'hui de la part des autorités face à ces enjeux ?

Parce que la FED n’est "data driven" que quand ça l’arrange. Parce qu’elle agit toujours trop peu et trop tard (surtout avec Yellen et avec un comité balkanisé). Parce qu’en pleine campagne politique anti-FED, et sous les critiques de Wall Street car de nombreux banquiers veulent que les taux montent pour soigner leurs marges (bien que ce qu’ils proposent ferait rechuter rapidement les taux de plus belle, mais passons), il est très délicat de proposer de nouvelles initiatives monétaires de soutien aux anticipations d’inflation, sujet sous les radars médiatiques, et encore après les grandes difficultés que la FED a rencontré vers 2013 pour programmer l’arrêt du QE3.

Tout le monde dit que les banquiers centraux sont "à court de munitions". On dit ça depuis 2009, et c’est ridicule : dans un régime de monnaie-papier, les banques centrales sont toutes-puissantes sur les variables nominales, tant qu’elles ont du papier et de l’encre dans leurs réserves. L’encre pour se ré-ancrer, si j’ose dire.

Hélas, ceux qui ont combattu des QE "inflationnistes" ont abandonné l’inflation sur les biens et services (bien obligés !) pour se rabattre sur les prix des actifs ; ils font beaucoup de bruit, alors que pourtant les prix des matières premières ne sont pas au zénith, l’obligataire encore attractif en termes réels, et pour les actions ce n’est pas une baisse drastique depuis 2 ans aux USA, ni une hausse monstrueuse en zone euro depuis 18 mois.


N’oublions pas non plus que le casting se dégrade, à la FED aussi, et que par exemple Kashkari a osé dire en juillet dernier : "Before I came to the Fed in January, I interpreted 2% as a ceiling and not a target, despite the formal pronouncements to the contrary. So I understand why a lot of people in the market interpret it as a ceiling rather than a target" – pour résumer : moi nouveau membre de la FED, je suis incompétent et/ou à ce point indépendant que le mandat et la cible ne sont pas des limites pour moi, je dialogue avec mes potes de Goldman qui sont mes anciens et mes futurs collègues, et en mélangeant le plafond et le plancher je dis : l’ancre n’est plus, et fuck l’économie.

Espérons que la FED reprendra le contact avec la science monétaire moderne lors de son symposium annuel dans deux semaines à Jackson Hole, après tout le thème de cette année est alléchant (The 2016 Economic Symposium, "Designing Resilient Monetary Policy Frameworks for the Future"), on pourrait ré-entendre parler de cible du PIB nominal comme en 2012 où Woodford avait utilisé (sans les citer il est vrai) les travaux de Scott Sumner !

Pourquoi l'Europe est-elle particulièrement menacée par ce phénomène ? Quels sont les risques qu'elle encourt dans les cinq prochaines années ?

La zone euro est très exposée, pas "menacée", car cela a commencé en 2008. Et je dis bien "zone euro", car le Royaume-Uni, la Pologne ou la Suède ont des autorités monétaires bien moins incompétentes.

Début de l’été 2016, l’indice officiel d’inflation HICP était 5% plus bas que son trend de long terme centré à 2%/an et commencé dans les années 1990, et dans les 6 premiers mois de 2016 le HICP n’est que seulement 0,5% plus haut que son niveau de 2013 : on ne peut pas mettre ça sur le compte du pétrole, qui a connu plusieurs destins au cours de cette période, et tout mettre sur le compte de la politique monétaire trop restrictive puisque la masse monétaire large M3 se situe 23% plus bas que son trend de long terme compatible avec une inflation à 2%/an : tout est monétaire, tout est de la faute de la BCE.

Le risque est que cela dure, que la faiblesse de l’inflation en-dessous de sa cible continue à induire un désancrage des anticipations. Pourquoi ? Car nos élites monétaires ne sont plus utilitaristes, ni monétaristes. Elles veulent un ré-ancrage, oui, mais… atteint avec l’apparente facilité des dieux, sans se mouiller trop, sans déroger. S’il pouvait venir des USA ou d’une autre planète, ce serait bien, on éviterait le risque d’aléa moral (discours sur la Grèce, etc.) et le risque de bulles (discours que la BCE est bien obligée de tenir depuis qu’elle a aussi la supervision des banques, alors que d’une autre main elle les incite à la prise de risques, passons). La passivité dans la continuité, voilà ce qu’une zone qu’un comique involontaire a un jour appelé "l’îlot de stabilité de l’économie mondiale" souhaite, au fond.

Une explication à la passivité germanique (appelons un chat à chat), c’est la montée de l’AfD qui selon les fans de la Bundesbank s’expliquerait par le "whatever it takes" et par le QE et les taux négatifs : citons Schaüble : "I said to Mario Draghi... be very proud : you can attribute 50% of the results of a party that seems to be new and successful in Germany to the design of this policy". Tout est dit…

Pas de cible de PIB nominal : la BCE refusera de se lier les mains, elle adore être toute-puissante, impunie et discrétionnaire. Il faudrait donc lui forcer la main (qui pourra le faire ?), là c’est bien moins de la science-fiction aux USA et au Japon.

Pas de monnaie hélicoptère : la coopération avec les autorités budgétaires est proscrite par Maastricht, la subvention directe des consommateurs sera refusée par les forces teutoniques, et les banques commerciales sont ici très critiques car elles savent que c’est le début de la fin du seigneuriage monétaire. La voie est étroite, piégée, lointaine, bien plus là encore qu’aux USA et au Japon.

Pas de vaste remise des dettes. Les esprits ont certes évolué depuis 7 ans de crise en Grèce et avec plus globalement un deleveraging entravé par la déflation. Mais ils n’ont pas assez évolué (et bien moins qu’aux USA, où on a racheté des dettes immobilières et estudiantines, ou au Japon, où on achète de gros paquets de l’énorme dette publique avec un taux désormais négatif) : la BCE est vent debout contre cette voie chrétienne et logique, et ne parlons pas des banquiers commerciaux, très hostiles ou indifférents alors que c’est dans leur intérêt de moyen-long terme (rappelons au passage que cela ne leur coûterait rien, les dettes non soutenables seraient logées dans le bilan de la BCE et éliminées progressivement).

Tout ce que la BCE propose, c’est un peu plus de QE en fin d’année, des taux à -0,4% pour longtemps, et des bricolages sur la liquidité bancaire (TLTRO for ever). Un peu de com’, un peu de créditisme, et prier pour que la croissance mondiale reparte. C’est minable, pas du tout au niveau du ré-ancrage nécessaire. Tout le monde s’en moque et regarde les JO de Rio. "On aura les conséquences", comme écrivait Jacques Rueff.

Le sujet vous intéresse ?

À Lire Aussi

Cette Europe en manque d'inflation qui fonctionne à plein contre sa jeunesse : quand Mario Draghi dénonce ce que les autres ont tant de peine à voir (à commencer par les représentants des jeunes...)La véritable raison pour laquelle les politiques monétaires accommodantes de la FED ou de la BCE ne parviennent pas à nous sauver d'une croissance molle (si vous aimez penser comme tout le monde, ne lisez surtout pas cet article)

Mots-Clés

Thématiques

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !