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Nus face au terrorisme : comment l’Europe pourrait se réarmer moralement et idéologiquement : la réponse de Gilles Lipovetsky
©Reuters

SERIE

Atlantico a demandé à plusieurs personnalités quelles étaient les raisons du désarmement idéologique européen actuel. Ils nous ont expliqué le lien entre le pacifisme originel de l'après-guerre et le sentiment d'impuissance actuel. Cinquième numéro de cette série avec Gilles Lipovetsky.

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky est philosophe et sociologue. Il enseigne à l'université de Grenoble. Il a notamment publié L'ère du vide (1983), L'empire de l'éphémère (1987), Le crépuscule du devoir (1992), La troisième femme (1997) et Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation (2006) aux éditions Gallimard. Son dernier ouvrage, De la légèreté, est paru aux éditions Grasset.

 

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Avec l'attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray qui a vu deux islamistes mettre à mort un prêtre, et la multiplication des attaques en Europe, n'est-il pas plus tentant de considérer notre époque comme celle d'un conflit de civilisation ?

Gilles Lipovetsky : Je ne partage pas cette idée dans la mesure où les attaques de djihadistes ne concernent pas seulement l'Europe et les Etats-Unis, mais ont également lieu en Syrie, en Irak, en Afghanistan, en Turquie, et donc dans différents pays qui sont musulmans. La lecture de ce qui se passe sous le prisme du conflit civilisationnel est simpliste, bien que le discours djihadiste, en effet, désigne souvent l'Occident - via les Etats-Unis et Israël - comme un ennemi, et que son objectif réside dans l'instauration d'un caliphat contre les mécréants, mais également contre les "mauvais" musulmans. 

Pour comprendre la situation actuelle, il convient d'analyser ce qui fait que les pays arabes ont accumulé les échecs politiques - nulle part il n'y a de démocratie - et les éches économiques - absence de développement, de déboûchés, etc. C'est la panne historique des pays arabes qui fait comprendre l'émergence de ce type de combat incarné aussi bien par les Frères musulmans, que les salafistes ou les djihadistes. L'islamisation des sociétés arabes tient au fait qu'elle remplit le vide face à la gabegie, la dictature, et aux différents échecs de ces politiques. La reviviscence du religieux et du fondamentalisme doit être rattachée à ce qui vient d'être dit, mais c'est également une réaction intense face aux bouleversements qui s"opérent à l'échelle mondiale : l'individualisation, l'émancipation des femmes, l'occidentalisation de fait du monde. C'est ainsi que je vois les choses. 

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Pourquoi est-ce que l'Europe échoue aujourd'hui à garantir la paix qu'elle s'était jurée de faire advenir en 1945 ?

Je ne pense pas qu'il s'agit tant d'un échec moral et idéologique qu'un échec plutôt politique. Quand on songe qu'on a mis en place un marché unique sans avoir été capables de mettre en oeuvre une force d'intervention militaire ! Il n'y a de politique internationale européenne. Lorsqu'on parle d'Europe, il est question de l'Europe des nations, certaines d'entre elles ayant une vieille histoire, à quoi s'ajoute le nombre de pays membres de l'Union européenne. Quand on est la premère puissance économique au monde, il est logique de disposer d'une puissance d'intervention, de services qui assurent sa sécurité, etc. Or, nous en sommes incapables aujourd'hui. Les raisons sont, plus qu'idéologiques, davantage nationales : chaque pays a ses échéances électorales, sa fierté nationale, ses intérêts, ses traditions, etc. Il est hallucinant de voir à quel point les dirigeants européens n'ont pas pris la mesure des choses et se montrent incapables d'être à la hauteur du défi qui est lancé à l'Europe. Nous n'avons pas de leader européen, nous avons été incapables de mettre en place des institutions en mesure de transcender ces différences nationales, y compris la mise en place d'une force d'intervention européenne capable de se déployer sur un terrain d'opérations en dehors de nos frontières - ce qui ne consisterait pas en une véritable atteinte à notre souveraineté nationale.

Nous avons construit une Europe de la circulation des personnes, tout en mettant en place un libre-échange. Sur le plan économique, l'Europe a fortement avancé, on ne peut pas le contester. En revanche, en ce qui concerne la politique internationale et ce qui doit l'accompagner, c'est-à-dire la force - il n'y a pas que le droit qui compte : le droit sans la force n'est rien - l'Europe est désarmée. Ceci devrait pourtant être à l'agenda de Bruxelles et de tous les dirigeants européens qui ont le sens des responsabilités à l'échelle de l'Histoire. Ils ont pensé qu'avec l'effondrement de l'URSS, nous sortions un peu de l'Histoire, des affrontements militaires, ce qui explique d'ailleurs la baisse, un peu partout, des budgets consacrés à la défense nationale. Et là, l'Histoire nous rattrape. C'est comme si, à l'heure actuelle, nous étions en présence de nations prêtes et capables d'échanger, mais sans tragique ; or, le tragique est désormais présent. 

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Que faut-il faire aujourd'hui pour refonder une identité commune viable et protectrice en Europe ?

Comme je le disais précédemment, il est impératif de disposer d'une politique internationale et d'une force d'intervention européennes. Je repense au pape qui, dans la messe de clôture des JMJ ce dimanche, a dénoncé le narcissme destructeur de nos sociétés. C'est bien, mais la simple dénonciation ne fait pas avancer les choses. Mais en faisant cela, bien sûr, il est dans son rôle, ce n'est pas un général. Il défend des valeurs et se situe sur un plan moral et religieux. Mais ce dernier n'est pas l'angle pour résoudre le problème actuel auquel font face les Européens. Ils partagent les mêmes valeurs, des valeurs humanistes. Ce que nous ne parvenons pas à faire, c'est la traduction en langage institutionnel, et en politique surtout, de ces valeurs partagées. Dans la situation dans laquelle nous nous trouvons, les Européens doivent prendre leur propre destin en main, ce qui nécessite un réarmement général, impliquant la coopération des nations, en tout cas celles qui veulent s'y adjoindre. 

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Propos recueillis par Thomas Sila

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