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Pourquoi la faiblesse du management à la française réside dans le manque d’initiatives laissées au salarié
©Reuters

Sur une jambe

A la différence de ses cousins anglo-saxons, le libéralisme à la française présente la particularité de ne pas accorder de place réelle à l'initiative individuelle. Une situation dont il est visiblement difficile de s'extirper dans notre société.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Atlantico : Alors que la question du libéralisme à la française est revenue sur le devant de la scène avec le débat autour de la loi Travail, dans quelle mesure celui-ci peut-il être considéré comme "bancal" ? En acceptant la libéralisation de l'économie mais en ne laissant que peu de place à l'initiative individuelle, comme l'indique l'économiste Guillaume Sarlat (voir ici), le management made in France est-il vraiment optimal ?

Eric Verhaeghe : On peut en effet considérer que le libéralisme en France (mais pas qu'en France d'ailleurs) est une notion galvaudée, ou dont la définition comporte un biais très important. Le libéralisme français exprime la conception superstructurelle du capitalisme de connivence en vigueur dans notre pays. Celui-ci repose sur un deux poids deux mesures fondamental. 

D'une part, les entreprises capitalisées, spécialement celles qui sont intégrées aux noyaux durs ou qui en sont directement dépendantes, bénéficient d'une protection réglementaire forte. Ces entreprises n'hésitent d'ailleurs pas à "renvoyer l'ascenseur" à l'Etat en lui prêtant main forte lorsqu'il s'agit de réglementer ou de légiférer. Un exemple marquant de cette assistance a été donné par l'institut Montaigne qui a apporté des idées à l'Etat pour réglementer en matière de lutte contre les discriminations dans les recrutements. C'est un exemple parmi d'autres, mais qui montre comment ces entreprises utilisent largement l'Etat comme un levier de puissance et un instrument de domination.

D'autre part, les entreprises non capitalisées ou sous-capitalisées sont pour leur part soumises à cette multiplicité de règles, de normes établies pour servir les noyaux durs. Dans ces entreprises-là, l'expérience du "libéralisme" en vigueur en France est rude, puisqu'elle consiste essentiellement à "subir" des distorsions de concurrence introduites par l'Etat.

Dans cette superstructure, quelle peut être la part de l'individu dans le management ? Il faut comprendre que l'initiative individuelle est source de perturbation dans l'économie générale du "libéralisme français", puisqu'elle est porteuse de menace pour l'équilibre global des noyaux durs. Beaucoup d'entreprises vivent donc dans cette situation paradoxale où elles ont besoin d'une main-d'oeuvre autonome et capable d'initiative, mais où elles savent que cette autonomie doit être mise sous contrôle pour juguler les risques de déséquilibres dans le système économique.

Quelles différences peut-on pointer entre le modèle français et le modèle anglo-saxon ? La culture économique et entrepreneuriale de la France est-elle compatible avec un libéralisme non encadré ?

La notion de responsabilité n'est pas comprise de la même façon en France et dans le monde anglo-saxon. Les Anglo-Saxons entendent la responsabilité dans un sens très strict, assez proche de la culture germanique historique. L'individu est responsable et doit assumer son propre destin en choisissant l'usage qu'il fait de sa liberté. Il n'a donc pas à être protégé ni de lui-même ni contre lui-même. Si l'individu fait le choix de ne pas être prévoyant, le modèle anglo-saxon ne propose pas un Etat pour se substituer aux carences de l'individu.

En France, le modèle est inverse. Notre conception de la responsabilité est beaucoup plus collective. Le modèle français considère que la société est responsable des individus et de leurs carences. C'est l'expression du modèle agricole historique, où l'organisation collective prime sur les choix individuels. En France, l'organisation collective, assez largement héritée du modèle gaulois, repose sur une sorte de comitologie où l'Etat joue un rôle prépondérant et s'entoure d'une cascade de corps intermédiaires qui organisent le débat et la délibération collective. Ce système porte donc très peu à l'initiative individuelle ou à l'esprit d'entreprise, au sens de la prise de risque et de la performance. La France préfère les systèmes structurés, minorant le risque, la décision individuelle, et privilégiant l'ordre collectif.

Un exemple de cette tendance est donné par le secteur financier. Le régulateur y a, pendant des années, organisé les prises de participation pour y faire disparaître les porteurs de risque ou de liquidité détenus par des personnes physiques. La règle unique que l'Etat a imposée a consisté à structurer le marché autour des personnes morales, en bannissant le plus possible les entrepreneurs au sens propre.

C'est ainsi que la France a cherché le plus possible à limiter l'initiative individuelle et lui a préféré les actions collectives. 

Quelles pistes de réflexion pourraient être creusées pour changer les choses en France sur ce point ? Y a-t-il des obstacles difficilement surmontables ?

Il faut comprendre pourquoi nous sommes en là, et notamment comprendre par quel truchement passe cette déresponsabilisation individuelle caractéristique du système français.

Incontestablement, la méfiance pour la responsabilité est inoculée dès le plus jeune âge en France. C'est d'ailleurs comme cela qu'il faut comprendre notre obsession de scolariser les enfants de plus en plus précocement, alors que le milieu familial contribue plutôt à l'édification d'une culture où l'identité individuelle échappe au contrôle du groupe. Mais la société française utilise d'autres vecteurs privilégiés pour mettre les individus en situation de dépendance par rapport à la structure collective. C'est notamment le cas de la sécurité sociale, qui est formatée pour désinciter à la responsabilité individuelle. La sécurité sociale impose un système totalement administré et contraint de prise en charge du destin individuel. Elle n'accorde aucune place au choix personnel, à la liberté de l'assuré. Contrairement au système qui existait avant 1940, où les Français étaient obligés de s'assurer, mais où ils avaient le choix de l'assureur et des prestations auxquelles ils souscrivaient, la sécurité sociale a aboli toute capacité des individus à arbitrer les choix qui les concernent au plus près. Il me semble que l'inversion de la déresponsabilisation passe par une remise à plat de ce mécanisme et par un retour à une protection sociale responsabilisante, individualisante. On ne peut légitimement imaginer que l'esprit d'entreprise puisse retrouver un nouveau souffle en France si personne n'a intérêt à le développer. Or, la sécurité sociale comme forme monopolistique de la protection sociale décourage les individus. Elle favorise la "solidarité" dans ce sens décadent qui veut que chacun a intérêt à devenir un passager clandestin : laisser les autres prendre des risques et bénéficier de la sécurité que leurs cotisations apportent. C'est pourquoi le retour à l'esprit d'entreprise passe forcément par une remise à plat de la protection sociale.

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