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Alerte rouge sur les démocraties occidentales : pire que le danger terroriste, l’enquête sur les jeunes générations qui ne croient plus à notre système politique
©Reuters

De Charybde en Sylla

A en croire une étude publiée par le Journal of Democracy, 72% des Américains nés avant la Seconde Guerre Mondiale estiment essentiel de vivre en démocratie, contre 30% seulement parmi les millennials, ces générations nées dans les années 1980-90-2000. Les raisons avancées pour expliquer ce constat sont nombreuses.

Raul  Magni Berton

Raul Magni Berton

Raul Magni Berton est professeur de sciences politiques. Il a enseigné à Paris, Montréal et Bordeaux et enseigne depuis 2009 à l’Institut d’Études politiques de Grenoble. Spécialiste de politique comparée, il travaille sur les régimes, les élections et l’opinion publique, surtout dans les pays européens. Il a publié plusieurs livres et articles dont Démocraties libérales (Economica, 2012) et Que pensent les penseurs ? (PUG, 2015).

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Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky est philosophe et sociologue. Il enseigne à l'université de Grenoble. Il a notamment publié L'ère du vide (1983), L'empire de l'éphémère (1987), Le crépuscule du devoir (1992), La troisième femme (1997) et Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation (2006) aux éditions Gallimard. Son dernier ouvrage, De la légèreté, est paru aux éditions Grasset.

 

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Atlantico : D'après une étude publiée par le Journal of Democracy (voir ici), 72% des Américains nés avant la Seconde Guerre Mondiale jugent essentiel de vivre dans une démocratie. Chez les millenials (nés entre les années 1980 et 2000), ce chiffre tombe à 30%. Comment expliquer selon vous cette perte d'attachement à la démocratie en quelques décennies ? S'agit-il réellement d'une défiance vis-à-vis de la démocratie elle-même, ou est-ce plutôt la conséquence d'un sentiment d'uniformisation, de standardisation de l'offre politique ?

Gilles Lipovetsky : En lisant cette étude, je ne peux m'empêcher de penser à des pages célèbres qu'écrivaient Tocqueville déjà au milieu du 19e siècle et dans lesquelles il disait que les peuples démocratiques montraient un attachement plus grand à l'égalité et au bien-être qu'à la liberté, et qu'ils étaient prêts à renoncer à certaines libertés pour maintenir cette égalité et la jouissance des biens matériels.

Je ne crois pas que ce soit lié à la standardisation de l'offre politique. Je crois qu'il faut rattacher ce phénomène au fait qu'aux États-Unis comme en Europe, les peuples jouissent de libertés démocratiques qu'ils n'ont pas conquises. Ils sont nés avec ça, ce qui pourrait dans un premier temps expliquer le fait que c'est, d'une certaine façon, "peu important". Parce que cela coule de source. Cela ne signifie pas pour autant que ce soit réel. Je suis frappé par les levées de boucliers à chaque tentative de mesures liberticides. Il m'étonnerait fort que les jeunes de la génération Y soient prêts à renoncer à ce type de libertés.

En ce qui concerne les libertés publiques, il y a probablement un moindre attachement parce que ces générations n'ont pas le souvenir et n'ont pas été éduquées dans ces sociétés marquées par tout ce qu'il s'est passé avant la guerre (totalitarisme, conflits, etc.). Ils ont une autre expérience historique. C'est peut-être l'un des aspects qui pourraient expliquer que c'est moins important pour eux, au moins dans leurs propos. Dans la réalité, si l'on interdisait par exemple la liberté d'expression sur les réseaux sociaux ou dans la presse, diraient-ils la même chose... ?

L'étude renvoie à quelque chose de réel : l'énorme développement d'un nouveau type d'individualisme, un hyper-individualisme qui consiste à pouvoir recentrer toutes ses attentions et ses passions sur sa propre vie. Quand toutes les énergies et les passions sont canalisées par le moi, par l'ego, par la réussite professionnelle, par l'argent, la question plus abstraite des libertés démocratiques peut en effet être déclarée moins importante. Ce serait l'expression d'un consumérisme échevelé et d'un individualisme exacerbé. Toute la vie quotidienne est de plus en plus centrée sur la vie privée, professionnelle et consumériste. Évidemment, dans ces trois secteurs, les libertés démocratiques ne jouent pas.

Par ailleurs, je suis convaincu qu'en cas de réelle menace, les peuples démocratiques n'accepteraient pas aussi facilement ce qu'on leur retirerait, y compris ces générations Y que l'on voit défiler à telle ou telle occasion dans la rue.

J'ajoute un dernier point : le contexte du terrorisme contribue sans doute également à cela. C'est l'exigence de sécurité qui l'emporte sur les libertés : ce qui importe c'est de vivre, de bien vivre, et dans ce cadre-là, les libertés publiques seraient moins vitales si elles affaiblissaient la capacité de notre société à se défendre.

Raul Magni-Berton : Les auteurs de l'article eux-mêmes ne savent pas comment expliquer à coup sûr ce constat. Mais il y a des pistes possibles. Déjà, tout le monde n'a pas la même idée de ce qu'est une démocratie. Même chez les spécialistes, cela peut signifier un régime où il y a division des pouvoirs, ou alors un système où la majorité décide. Chez les non connaisseurs, le concept est souvent assez vague, et les gens y sont attachés s'il produit de bons résultats économiques et sociaux. Pour ceux qui ont connu les Trente Glorieuses, la démocratie est étroitement associée à la croissance économique, ce qui n'est plus le cas des personnes nées dans les années 1980. De ce point de vue, il n'est pas étonnant que la perception de l'importance de vivre en démocratie recule. 

L'explication que vous suggérez est également possible : la forte chute du militantisme politique et l'institutionnalisation des partis tend à faire de nos démocraties des systèmes moins inclusifs qu'ils ne l'étaient après la Seconde Guerre Mondiale. Cela peut aussi faire changer les générations de perspective.

Pour y voir plus clair, il est néanmoins utile de comparer cette situation décrite aux Etats-Unis avec d'autres pays. Les auteurs constatent que la même tendance, mais beaucoup plus faible, s'observe en Europe. Mais, en distinguant les pays européens, j'observe qu'une tendance similaire est très claire au Royaume-Uni, alors que dans la plupart des pays, par exemple en France, en Allemagne, en Italie ou en Espagne, il n'y a pas de grosse différence entre les générations des années 1930 et des années 1980. En outre, dans les pays qui ont connu une transition démocratique dans les années 1990 - les pays de l'Est -, les jeunes soutiennent davantage la démocratie que leurs aînés. Dans l'ensemble, donc, cette tendance ne concerne que les pays anglo-saxons, et les explications citées précédemment ne permettent pas de comprendre pourquoi.

Selon un sondage publié récemment sur Atlantico (voir ici), 40% des Français seraient favorables à un gouvernement autoritaire. Ce constat résulte-t-il uniquement de la crise du politique et de la perte de confiance envers les hommes politiques ? N'y a-t-il pas un désenchantement plus profond derrière ce sentiment de plus en plus partagé ?

Gilles Lipovetsky : Les résultats de ce sondage ne sont pas un hasard au vu du contexte actuel. Depuis un an et demi, la France est frappée par la menace djihadiste, les attentats, les massacres de masse. Dans de telles circonstances, le prix de la liberté est moindre qu'autrefois. Nous sommes alors prêts à renoncer à certaines libertés, en témoigne l'acceptation générale des mesures drastiques de sécurité lorsque nous prenons l'avion.

Il ne faut pas cependant en tirer des conséquences hâtives. Je ne crois pas que les Français souhaitent réellement à 40% un régime autoritaire. Ils sont favorables, je pense, à un gouvernement qui assure leur sécurité et l'ordre public.

En France, le sentiment de désenchantement vis-à-vis du politique est très prononcé, ce dernier étant considéré comme incapable et objet d'une profonde défiance, voire même de dégoût. Un sondage récent montrait qu'environ 30% des Français étaient dégoûtés par la politique. C'est énorme, surtout que le mot est fort. Nous sommes dans une société de défiance qui touche toutes les grandes institutions, en particulier les partis politiques, mais aussi le gouvernement, les assemblées élues, etc. La vie politique est décrédibilisée, les gens ne font pas confiance. C'est dans ce contexte-là qu'il faut replacer ces éléments.

Une fois cela dit, dire que la démocratie n'est plus capable de susciter des passions ne signifie pas que les citoyens soient prêts à renoncer à leurs libertés et qu'ils souhaitent un régime autoritaire. Qu'entend-on d'ailleurs par là ? Suppression des élections, des partis, de la liberté de la presse... ?

Dans le contexte de la société française, je pense qu'il y a une attente et un désir de politique. Les citoyens ont aujourd'hui le sentiment de subir l'Europe, la mondialisation, comme si le gouvernement démocratique n'avait plus de main pour agir, comme s'il était dépossédé de son pouvoir. Le désir d'un régime autoritaire signifie peut-être un désir d'un gouvernement qui aurait davantage de pouvoirs d'agir. Je l'entends comme cela, et non pas comme un renoncement aux libertés publiques démocratiques.

Raul Magni-Berton : Avant tout, ce chiffre ne reflète pas le précédent. Parmi les Français qui veulent un gouvernement autoritaire, seulement 1/7 pense que la démocratie n'est pas un bon régime. Pour étonnant que cela puisse paraitre, beaucoup de gens pensent à la fois que la démocratie est un bon système, et qu'il faudrait un gouvernement autoritaire.

Hormis cela, la donnée la plus intéressante est l'accroissement du soutien à un gouvernement autoritaire. Il y a huit ans, ils étaient 27% à le soutenir.  En quelques années, la politique autoritaire semble gagner du terrain, même si cela peut aussi être dû à une conjoncture particulière.

Y a-t-il des pistes de réflexion crédibles et réalisables pour remettre la démocratie au cœur de notre pensée politique ? Quels sont les véritables problèmes à traiter ?

Gilles Lipovetsky : La solution simple n'existe pas. Notre pays souffre de ce sentiment de dépossession de lui-même, comme si nous n'étions pas gouvernés et que nous subissions en permanence l'extérieur. Je crois que nous avons besoin d'une revitalisation dans ce pays pour redonner confiance aux citoyens. Mais cela ne peut pas se faire simplement par des mesures procédurales. Tant que le chômage ou l'immigration ne seront pas contrôlés, avec un sentiment de prise réelle, le problème persistera. Ce sont ces facteurs qui sapent la confiance dans la démocratie. Ce n'est pas en toilettant la Constitution que cela suffira.

Bien sûr, on peut trouver des moyens, on peut interdire le cumul des mandats, introduire plus de référendums, etc. Mais ce sera insuffisant.

En France, le malaise est le suivant : le malaise d'une collectivité qui a le sentiment que son destin lui échappe. Or, la démocratie c'est précisément cela ! Ce n'est pas uniquement les droits de l'homme. La démocratie, c'est la société dans laquelle le peuple est souverain, décide de ses lois, de son mode de fonctionnement, etc. Qu'est-ce que cette souveraineté si plus de 10% de la population et 25% des jeunes sont au chômage... ?

Je crois donc qu'il y a un désir de politique au sens démocratique du terme : ne pas subir et être acteur. Si l'on ne trouve pas les moyens pour parvenir à des résultats tangibles, il y a effectivement quelques raisons d'être désenchantés. Les Français attendent surtout de l'efficacité de la part du pouvoir.

Raul Magni-Berton : On peut déjà commencer par prendre exemple sur les autres. Les pays où les jeunes - comme leurs aînés - croient le plus à la démocratie sont la Suisse - qui est une démocratie directe - ainsi que que d'autres petits pays tels que le Danemark, la Finlande, Grèce ou Malte. Dans les petits pays, chaque électeur compte plus et est plus proche des centres de pouvoir. Si affirmer que nous devons se morceler en petits pays est peut-être une option peu réalisable, en revanche, augmenter le pouvoir politique aux échelles locales est une piste qui me paraît crédible et réalisable.

Propos recueillis par Benjamin Jeanjean.

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