Inégalités : Radiographie du plus grand hold-up de l'histoire, suite (ou comment les exigences de rentabilité de 15% ont fini par détruire l'appareil productif)<!-- --> | Atlantico.fr
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Pour combattre les dérives de la financiarisation de l'économie, encore faut-il être capable d'en comprendre vraiment les mécanismes tortueux...
Pour combattre les dérives de la financiarisation de l'économie, encore faut-il être capable d'en comprendre vraiment les mécanismes tortueux...
©Reuters

Prédateurs

François Hollande s'est choisi "le monde de la finance" comme ennemi principal de campagne. Mais pour combattre les dérives de la financiarisation de l'économie, encore faut-il être capable d'en comprendre vraiment les mécanismes tortueux... Troisième et dernière partie.

Bruno Bertez

Bruno Bertez

Bruno Bertez est un des anciens propriétaires de l'Agefi France (l'Agence économique et financière), repris en 1987 par le groupe Expansion sous la houlette de Jean-Louis Servan-Schreiber.

Il est un participant actif du Blog a Lupus, pour lequel il rédige de nombreux articles en économie et finance.

Voir la bio »

Pour lire la première et la deuxième partie, c'est ici :

Inégalités : Radiographie du plus grand hold-up de l'histoire (et comment l'État et les sociaux-démocrates s'en sont rendus complices depuis 30 ans)

Le plus grand hold-up de l'histoire
ou comment la dette des uns fait nécessairement le profit des autres

Ce n’est pas un hasard si, dans ce même temps de la financiarisation / mondialisation (voir parties précédentes), se sont développés de nouveaux modes de gestion financière, de nouveaux véhicules, de nouvelles organisations.


Le système bancaire de l'ombre

Parmi ceux-ci, le shadow banking system (système bancaire de l'ombre) [1], qui regroupe les entités financières, les infrastructures et les pratiques favorisant les transactions financières qui se produisent en dehors de la surveillance et de la réglementation de l'État. Voir à ce sujet Shadow banking : et si la crise des dettes ne faisait que commencer ?

Au sein du shadow banking system opèrent différentes organisations, s'adonnant à différentes pratiques. Il en convient donc d'en dresser une liste, même partielle.

  • Les SIV ou véhicules d'investissement structuré [2]


Il s'agit d'un type de fonds dans le système bancaire parallèle. Inventés par Citigroup en 1988, les SIV ont été très populaires jusqu'au krach boursier de 2008. 

La stratégie de ces fonds était d'emprunter de l'argent en émettant des titres à court terme et à faible taux d'intérêt
, puis de prêter cet argent sous la forme de titres à long terme, avec des intérêts évidemment plus élevés. Ils généraient ainsi du profit pour leurs investisseurs. De fait, les SIV ont été considérés comme faisant partie du shadow banking system.

  • Le trading automatique


Le trading automatique ou algorithmique
est l'exact opposé du trading discrétionnaire, le trading automatique consiste à employer un programme informatique capable de gérer totalement les positions du trader, c'est à dire capable d'ouvrir une position et d'en sortir selon des signaux d'ordre technique. Le trading automatique permet d’être présent simultanément sur l’ensemble des marchés sans risque d’erreur de manipulation.

  • Les Dark pool ou bourses obscures


Un dark pool
[4] a pour objectif de traiter des volumes d'ordres importants (transactions sur blocs), hors marchés officiels (grandes bourses réglementées ou systèmes multilatéraux de négociation), et sans afficher le prix des transactions avant leur finalisation. Il permet ainsi aux acteurs (acheteurs ou vendeurs de titres) de rester anonymes.

Le dark pool reste toutefois légal, et ne fais pas partie du shadow banking system.

Des taux d'intérêts bas au service des gestions financières alternatives

La politique de taux d'intérêt bas, a rendu totalement spoliateurs les placements traditionnels sans risque comme les fonds d’État.

Le graphique ci-dessous montre la baisse des taux d'intérêts de la Fed (réserve fédérale américaine) pour des prêts allant de 3 mois à 30 ans. Les taux à court terme (moins de 10 ans) ont été réduits à zéro, mais même en les réduisant à zéro, les taux d'intérêt à long terme restent élevés (10 ans et plus). Or les prêts à l'État américain sont indexés sur ces taux d'intérêts. Vu que les taux proches de 0% ne peuvent être baissés davantage, la Fed a acheté des obligations d'État pour tirer les taux longs vers le bas. Aujourd'hui, neuf maison sur dix sont financées indirectement par l'État américain, à travers leurs agences hypothécaires.

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Les taux intérêt réels ont été nuls et le sont évidemment encore. Ils sont négatifs après frais et impôt. Cela explique le développement des gestions alternatives, délocalisées ou non, type hedge funds (fonds d'investissement se livrant à des placements de protection contre les fluctuations des marchés), private equity (titres financiers de sociétés) etc. Ces dernières savent gérer et bénéficier de la complexité.


Ces gestions au cœur du système connivent ont réussi, jusqu’à ces derniers temps, à s’octroyer des rentabilités de 10 à 15%, lesquelles, capitalisées, viennent encore bonifier et enfler la masse de leur capital originel.
L’épargnant traditionnel, lui, ne capitalise plus depuis longtemps, et ses fonds de retraite non plus. Il prend à plein l’érosion monétaire et la prédation fiscale.

En observant le graphique ci-dessous, il est possible de voir qu'en période de crise la volatilité des marchés boursiers est forte. La volatilité étant jugée comme l'indicateur de la crainte des marchés financiers. Mais encore une fois, elle profite aux gestions financières alternatives (qui vendent des contrats assurances). A chaque période de crise (financière, économique, pétrolière, sociale, etc.), correspond une volatilité à la hausse des marchés boursiers, et donc des profits supplémentaires pour les organisation pratiquant la gestion financière alternative.

(source : New York Times)


De la même façon, le système a, par l’argent bon marché, permis la généralisation des stock-options des dirigeants et de leur pendant, les rachats d’actions par les entreprises grâce au crédit, concrétisant ainsi la solidarité des détenteurs du capital et des managers dans le fameux objectif mystifiant de la création de valeur. La création de valeur, qui se présente comme réelle et résultant du génie managérial, n’est bien souvent que fictive et résultat de l’ingénierie financière permise… par la financiarisation.

Le système mis en place dans les années 1980 a donc permis une accumulation sans précédent dans l’Histoire, de vrai capital, de capital inflaté, de capital Ponzi (frauduleux) et de capital fictif non représentatif d’investissements productifs. Il est logé dans le système financier, dans sa périphérie. Il s’est accumulé dans la sphère financière au sens large, celle qui inclut les grandes entreprises cotées, celles qui ont été introduites en bourse sous forme d’IPO (introduction en bourse), rachetées par le private equity, etc. Bref, dans les tissus de la finance de type Wall Street, même si, évidemment, il faut y inclure les satellites mondiaux de la place américaine.

Ce capital ne s’est pas diffusé, il n’a pas bonifié l’épargne traditionnelle, mais en plus, il a exigé des taux de profits hors normes, historiques, pour soutenir sa valeur. C’est un fait que, quand les valeurs boursières montent, les managers sont sommés de délivrer et de ratifier, par les résultats financiers, les anticipations contenues dans les cours de bourse. Ils n’ont pas droit de décevoir, sinon gare au bonus.

L'accumulation de capital appauvrit l'appareil productif, et les salariés

La répartition des valeurs ajoutées entre le capital et le travail reste, à un niveau historique record, en faveur du capital. Et ce malgré la crise. Ceci, entre autres, a conduit à l’appauvrissement relatif des salariés, des petits entrepreneurs et des classes moyennes.


En témoigne, le graphique ci dessous, dans lequel est représenté le coefficient de Gini. Ce dernier est un nombre variant de 0 à 1, où 0 signifie l’égalité parfaite (homogénéité des revenus) et 1 signifie l’inégalité totale (disparités importantes entre les revenus des uns et des autres, cas extrême du maître et de ses esclaves). On peut constater sur ce graphique que les deux pays européens que sont la France et l'Allemagne ont réduit leurs inégalités depuis les années 70 jusqu'à la fin des années 2000. En revanche, les pays émergents ou en voie de développement (Brésil et Chine), voient leur coefficient de Gini augmenter, et donc les inégalités en termes de redistribution des revenus. Le coefficient du Japon se stabilise depuis les années 90, tout en diminuant sensiblement.


Seul contre exemple, le cas américain qui, contrairement au couple franco-allemand, connaît une hausse sensible des inégalités depuis les années 1970. Le graphique ci-dessous appuie ce constat.

Variation du Coefficient de GINI (degré d'inégalité dans la distribution des revenus) aux États-Unis 
Source: Census.gov, Table H.4



Concernant les États-Unis, le cas est particulier : bien que le taux de pauvreté diminue, le phénomène de pauvreté touche une fourchette plus large de la population, comme le montre le graphique ci-dessous.

Taux de pauvreté aux États-Unis


Pour finir le Misery Index (indice de misère) synthétise le stress financier auquel sont soumis les ménages d’un pays. Il fait la somme du taux de chômage et du taux d’inflation. Aux États-Unis, il a fortement augmenté durant l'année 2011, comme en témoigne ce graphique.



C’est ce système qui doit être stoppé à la fois parce qu’il dysfonctionne, parce qu’il est instable, contre-producteur de richesses réelles, mais aussi parce qu’il provoque des tensions sociales, politiques et maintenant géopolitiques.

Dans les crises, tout est réversible, même le "système" actuel

Ce système doit être stoppé, et la crise qu’il a provoquée donne l’occasion de la faire. Dans les crises, tout devient réversible. Le système peut être aussi bien consolidé que supprimé. Ce système doit être stoppé parce qu’il est néfaste et profondément destructeur. Ce n’est pas un hasard si les Anciens avaient reconnu la perversité du système de l’accumulation financière et avaient dans les traditions juive et chrétienne organisé des Jubilés. Des Jubilés, sortes de moratoires et de pardons des dettes institutionnalisées.

Le bon sens commande : avant même de songer à réduire les inégalités, avant de prendre de nouvelles initiatives malencontreuses, la logique est d’abord arrêter d’en produire.

L’accumulation financière dans ses paroxysmes actuels est déflationniste. Au lieu d’être productrice de richesse et de progrès, de sécurité et d’emploi, elle est génératrice de chômage, de mises au rebus et de gaspillage. De risques et de précarité. Elle détruit le vrai capital productif, et le capital d’entreprise. Cette accumulation de la finance moderne est étroitement liée à la « capture » politique, à l’étatisme, à l’inquisition et à l’érosion des libertés individuelles.

Nous avons écrit à longueur de colonnes, dès 2002, puis régulièrement à partir de 2008, que la chose financière avait basculé. Elle marche sur la tête. La sphère financière a phagocyté, pollué, la sphère réelle. La finance au lieu d’être serve, tenue en laisse, produit maintenant de la servitude pour les autres. L’éclatement prévu, prévisible, inéluctable de la crise avec les mesures et les plans de sauvetage qui ont suivi ont révélé l’évidence cachée : c’est un système profondément injuste dans lequel les profits sont privés et les pertes sont publiques. Et c’est pour cela que la question est maintenant politique. La crise n’est pas affaire de technique, mais de choix politique.

Comme le démontre le graphique ci-dessous, les pertes sont publiques et les profits privés. Les Banques centrales créent des liquidités, prêtées à taux bas aux banques, qui elles-mêmes reprêtent cet argent à taux plus important aux États et à l'économie réelle (ce qui permet de produire des richesses et de créer des salaires). Les salariés eux voient leurs salaires baissés, et doivent emprunter à taux fort (crédit à la consommation) pour maintenir leur pouvoir d'achat.

Schéma explicatif du fonctionnement de l'Économie

L’enjeu de la crise et de son traitement est simple : c’est le maintien ou non de l’ordre qui a été établi en 1971, puis complété pas à pas dans les années 1980. Le maintien ou non de cet ordre de la finance prédatrice qui, au lieu d’être au service de l’économie, met, non seulement, l’économie, mais aussi la société toute entière à son service.

La Finance Moderne, construite par et pour les États, a donné naissance à une classe de gestionnaires aveugles, grisés, « greedy ». Cette finance a été bâtie sur une erreur colossale en train de devenir criminelle : l’illusion qu’il n’y avait pas de limite à l’endettement, l’illusion que le risque pouvait toujours être couvert, « hedgé ». La Finance Moderne a été bâtie sur une illusion, qui est maintenant en train de devenir un mensonge : le risque peut toujours être rejeté en dehors du système, le mouvement perpétuel existe, tous les jours on peut raser gratis, etc.

On sait maintenant, que le risque ne peut être rejeté hors du système financier qu’à une condition : qu’il soit assumé, supporté par d’autres, les États, les Banques centrales, bref, par les citoyens contribuables. Tiers payant généralisé, systémique. Les banquiers centraux qui ont prêté leur concours sont plus que des apprentis sorciers, ce sont des imposteurs cyniques.

C’est ce système qu’il faut démanteler. Il faut démystifier l’argument de ceux qui affirment que la consolidation, la poursuite dans la même voie, sont dans l’intérêt général. Il faut démasquer ceux qui se servent de la peur et agitent le catastrophisme pour faire croire qu’il n’y a pas d’autres solutions.

La finance moderne a produit un désordre social funeste. A la faveur de l’aggravation des inégalités, à la faveur de la destruction des classes moyennes, la société va tomber dans le piège d’une mise en cause du capitalisme et de l’économie de marché. L’État, une fois de plus, va se saisir de l’aubaine pour devenir de plus en plus intrusif, autoritaire et spoliateur.

L’ironie est que cet État, qui est le vrai responsable in fine de la catastrophe, car c’est lui qui a mis en place le cadre de la finance moderne, et c'est cet État qui va se trouver renforcé !


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Notes

[1] Le graphique ci-dessous présente les différents montages qui permettent de financer l'économie à travers des structures de titrisation, pour revendre les créances à des investisseurs, en fonction du risque (pertes) que ceux-ci sont prêts à courir. Cela va des tranches equity (entre 0 et 5%) à senior (plus de 10%), en passant par junior (entre 5 et 10%).

Les États empruntent auprès des banques, et celles-ci, munies de titres de créances, les revendent à des structures. Ces dernières les revendent à des investisseurs répartis en trois tranches (equity, junior et senior).

[2] Les SIV ou véhicules d'investissement structuré

[3] Trading automatique ou High frequency trading

[4] Dark pool ou bourses obscures

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