Alerte rouge pour les élites européennes : cette fois les électeurs ne croient vraiment plus à leurs discours<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Europe
Alerte rouge pour les élites européennes : cette fois les électeurs ne croient vraiment plus à leurs discours
©Reuters

Fini le pipeau

Alors que de nombreux sondages ont déjà souligné le degré de défiance de la population envers leur classe politique, le vote britannique en faveur du Brexit signe une nouveau revers pour le discours développé par les élites.

Chantal Delsol

Chantal Delsol

Chantal Delsol est journaliste, philosophe,  écrivain, et historienne des idées politiques.

 

Voir la bio »
Dominique Jamet

Dominique Jamet

Dominique Jamet est journaliste et écrivain français.

Il a présidé la Bibliothèque de France et a publié plus d'une vingtaine de romans et d'essais.

Parmi eux : Un traître (Flammarion, 2008), Le Roi est mort, vive la République (Balland, 2009) et Jean-Jaurès, le rêve et l'action (Bayard, 2009)

Voir la bio »
Roland Hureaux

Roland Hureaux

Roland Hureaux a été universitaire, diplomate, membre de plusieurs cabinets ministériels (dont celui de Philippe Séguin), élu local, et plus récemment à la Cour des comptes.

Il est l'auteur de La grande démolition : La France cassée par les réformes ainsi que de L'actualité du Gaullisme, Les hauteurs béantes de l'Europe, Les nouveaux féodaux, Gnose et gnostiques des origines à nos jours.

Voir la bio »

Atlantico :  Le vote britannique en faveur du Brexit signe un nouveau revers pour le discours développé par les élites, et indique clairement que les populations y sont de moins en moins sensibles. Alors que de nombreux sondages ont déjà souligné le degré de défiance de la population envers leur classe politique, le Brexit représente-t-il une nouvelle étape dans le refus du discours des élites ?

Roland Hureaux : A l'évidence oui. A deux nuances près. C'est plus qu'un refus, c'est un rejet, un dégoût, parfois même de la haine: 89 % des Français déclarent se méfier des hommes politiques - et cela est naturellement lié à leur dessaisissement au profit des instances européennes ou euro-atlantiques qui les rendent inutiles. Si néanmoins le remain a obtenu 48 % des voix, c'est que le pouvoir en place dispose dans tous les pays d'innombrables moyens de pression ; en Grande-Bretagne, il n'a pas manqué d'utiliser la peur, le chantage, peut-être pire. Il y a par ailleurs une minorité qui a intérêt ou croit avoir intérêt au statu quo. Les 52 % des voix en faveur du Brexit, dans un tel contexte, pèsent plus qu'on ne croit.

Ma deuxième nuance est que les peuples ne refusent pas le discours de élites mais leurs agissements: pour la France, une politique d'austérité stérilisante, pour la France et le Royaume-Uni, une politique d'ouverture à l'immigration au nom de grands sentiments qui semblent être la seule chose sur laquelle les États arrivent encore à se mettre d'accord, pour tous une réglementation de plus en plus complexe et qui semble dans bien des domaines s'éloigner du réel: par exemple quand la théorie de libéralisation du marché de l'électricité oblige à couper en morceaux EDF qui pourtant marchait très bien. L'idéologie crée toujours des problèmes là où il n'y en avait pas.

Le problème, ce n'est pas l'existence de politiques communes européennes, qui est une chose normale, c'est le fait que celles qui sont menées de Bruxelles sont sous-tendues par des utopies dangereuses - comme toutes les utopies: la volonté de construire peu à peu un état supranational, le projet d'un marché pur et parfait etc. Comme l'utopie communiste, l'utopie européenne post-nationale suscite des projets stériles et contre-productifs. Les peuples s'en rendent compte et c'est ce qui explique leur rejet. 

Chantal Delsol : Il y a déjà eu des votes analogues, il faut s’en souvenir, et chaque fois on a fait voter à nouveau jusqu’à obtenir le résultat inverse… Peut-être va-t-il arriver la même chose en Grande-Bretagne. On constate qu’il y a une pétition qui circule pour faire revoter et qu’elle a déjà obtenue plus d'un million de signatures… Il est clair que les élites n’acceptent la démocratie que quand elles prennent seules les décisions. Ce pourrait être une nouvelle étape au sens où, peut-être que pour la première fois, la décision populaire sera acceptée et ne sera pas remise en cause, parce que les Anglais sont particulièrement énergiques, ils sont le premier peuple démocratique au monde depuis la Grande Charte, et je ne suis pas sûre qu’ils se laisseront faire. A suivre ! 

Confronté à la complexité croissante du monde, une partie croissante de la population occidentale semble accepter des solutions irréalistes ou simplistes, comme celles de Donald Trump ou du parti britannique Ukip. Comment expliquer que leurs arguments portent davantage que ceux des élites aujourd'hui, alors qu'ils ne sont pas moins mensongers ou démagogiques ?

Dominique Jamet : Quelles que puissent être les dérives de politiques ou les incompréhensions que certains peuvent nourrir vis-à-vis de la mondialisation ou du contexte dans lequel nous vivons, elles prennent selon moi leurs origines dans une réalité guère contestable. Le dessaisissement par les institutions supranationales d’un certain nombre de prérogatives, qui étaient jusqu'à présent celles des Etats, le fait que l’on passe son temps à dire que les petits ensembles n’ont plus voix au chapitre, quand on vit dans un contexte, dans un pays et dans un monde où l’on constate que dans son village le maire ne peut plus rien, qu’il est noyé dans la communauté de communes, dont on ne sait non plus sa fonction par rapport aux métropoles, aux régions ou à l’Etat. Tout cela produit un nombre croissant de gens qui ont le sentiment que le monde s’éloigne d’eux, que les décisions sont plus que jamais prises loin d’eux.

Les astronomes disent que nous vivons dans un univers en expansion où les galaxies ne cessent de s’éloigner les unes des autres, sur Terre beaucoup de gens ont le sentiment de vivre sur une planète en expansion où ils voient s’éloigner tout ce qui étaient leurs repères, ils se sentent perdus, ils sont dans le vide. Alors effectivement, ils se raccrochent à n’importe quoi. La démagogie en particulier.  Et Donald Trump, que vous citiez, est un grand démagogue. Ce phénomène a existé de tout temps. Seulement il y a des périodes qui y sont plus favorables et d’autres qui y sont moins favorables. A l’heure actuelle à la lumière de cet esquisse d’un monde complexe qui fait perdre leurs repères à beaucoup, il est évident que le terrain est très favorable aux discours démagogues. On vient vous dire : "vous vous appauvrissez. Vous ne reconnaissez plus le monde dans lequel vous avez été élevé. Vous êtes perdus par les changements technologiques. Vous êtes perdus car vous avez le sentiment que vous n’êtes plus maîtres de vos destinées. Votre pays lui-même n’est plus maître de ses frontières ou de sa politique ou de son économie. Et un homme, un groupe, une communauté vous dit que vous avez raison, qu’il se passe des choses épouvantables, et qu’ils vont y mettre un terme". On comprend pourquoi ce message est écouté sans que les personnes n’aillent justement chercher une complexité qu’ils fuient.

Dans quelle mesure le Brexit, en faisant sauter le tabou du refus de l'Europe, pourrait-il entraîner d'autres refus de la part de la population ? Quels sont les verrous intellectuels et autres tabous assumés par les élites qui pourraient être prochainement remis en cause par les populations ? Jusqu'où peut aller cette remise en cause qui s'exprime dans tout l'Occident (Trump, Brexit etc..) ? Avec quelles conséquence ?

Chantal Delsol : Bien sûr, si le vote de la Grande-Bretagne n’est pas remis en cause, ce sera un précédent très important. Les peuples comprendront qu’on n’ose plus annuler systématiquement leurs décisions, et ils pourraient s’engouffrer dans la brèche. Un certain nombre d’autres pays sont susceptibles de demander à sortir. Ces demandes correspondent à la montée de ce qu’on appelle le populisme, et traduisent une angoisse face à la question migratoire.

Roland Hureaux : Ce n'est pas un refus de l'Europe qu'exprime le Brexit. L'Europe comme réalité géographique et comme civilisation continuera à exister. C'est le refus de l'Europe de Bruxelles qui s'exprime, celui d'une machine bureaucratique et idéologique que les peuples ressentent comme contraire à leurs intérêts véritables, et antidémocratique . Rappelons-nous Jean-Claude Juncker pour qui « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens déjà ratifiés » (janvier 2015). Ce projet est, comme je le disais, fondé sur une utopie.

Dans toutes les campagnes mettant en cause le projet européen, on nous a dit "il ne faut pas casser le moteur européen", "tout recul conduira à un échec ". C'est la théorie de la bicyclette qui peut aller de l' avant mais pas faire du sur place et encore moins aller en arrière, sinon elle tombe.

Cette théorie, qui est typique d'un processus idéologique, s'applique en l'espèce : le retrait de la Grande-Bretagne va montrer que le roi est nu, que le projet européen n'est qu'un projet humain comme un autre, en aucune manière irréversible, qu'il n'aboutira pas à une transformation radicale de la nature humaine, comme le supposerait la volonté qui le sous-tend d'éliminer les nations.

On peut prendre l'image de la bicyclette, on peut aussi prendre celle du château de cartes. Tout projet idéologique est un château de cartes: enlevez une seule carte et il s'effondre.

C'est ce qui risque d'arriver, ne nous leurrons pas, après le Brexit. Comment ? Je ne sais pas. Mais j'imagine que lors de la prochaine crise de l'euro, il sera très difficile d'imposer de nouvelles contraintes à la Grèce. Il faudra accepter qu'elle sorte de l'euro et alors d'autres voudront sortir, et ainsi de suite. Si l'euro se délite, c'est tout l'édifice européen qui se trouvera en péril.

L'Europe de Bruxelles va probablement entrer dans sa perestroïka: l'illusion d'une marche irréversible de l'histoire vers "une union toujours plus étroite" va s'effondrer, les yeux seront décillés. Au bénéfice, je l'espère, d'une approche plus pragmatique, celle qui a fait le succès d'Ariane ou d'Airbus, organisés, je le rappelle, en dehors de Bruxelles.

Ceci dit, il en faut pas sous-estimer la capacité du système se survivre, à surmonter les aléas du suffrage universel. On a vu comment le référendum français du 29 mai 2005 sur le traité constitutionnel avait été invalidé par le vote par le Parlement du traité de Lisbonne qui était le même traité repeint.

Le processus de retrait d'un pays de l'UE, réglé par l'article 50 du même traité n'est pas si simple : il faut d'abord que la Grande-Bretagne signifie à Bruxelles son désir de quitter l'Union ; ensuite pendant deux ans, les modalités du retrait seront négociées. Les pays de l'Union doivent être d'accord à une majorité qualifiée. Il ne faut pas exclure qu'en négociant point par point les modalités de ce retrait, Bruxelles et Londres se mettent accord sur un régime où la Grande Bretagne serait en quelque sorte dans l'Union sans y être, gardant la plupart des avantages liés à la qualité de pays-membre et qu'en définitive rien ne change vraiment.

Après tout, la Turquie a réussi à arracher presque tous les avantages des pays membres sans les inconvénients. Pourquoi le Royaume-Uni n'y parviendrait-il pas ? La Norvège et la Suisse sont dans une situation analogue. D'autant que Bruxelles aura à cœur de masquer cet échec en conservant beaucoup d'aspects de la situation antérieure. Le Royaume-Uni avait déjà un statut spécial. Au terme de cette négociation, il aurait un statut un peu plus spécial, c'est tout.

Vous avez raison d'évoquer l'élection de Trump. Elle exprimerait aussi une révolte contre l'idéologie dominante euro-atlantique qui exaspère autant le peuple américain que les peuples européens, notamment en matière d'immigration. Là aussi, il y a le risque, soit que l'élection de Trump soit empêchée parce qu'elle gêne de trop puissants intérêts, ceux de tout l'establishment washingtonien, soit que Trump soit ramené dans le rang par ses conseillers, par l'environnement de la présidence, par des menaces qui n'apparaitront pas nécessairement au grand jour.

Quel serait le signe d'une prise de conscience des élites du signal d'alarme que constitue le Brexit ? François Hollande a évoqué ce vendredi la nécessité d'un sursaut européen, le besoin d'une gouvernance plus démocratique de la zone euro et d'une harmonisation fiscale et sociale entre pays membres. Un tel discours est-il suffisant ?

Chantal Delsol : Paroles, Paroles… Les discours creux, jamais suivis d’effets concrets, sont justement l’une des raisons qui engendrent les mouvements populistes. Je pense que les élites, comme vous les appelez, n’ont encore rien compris à ce qui se passait et sont encore pour l’instant dans le déni et le mépris de ces populations qui osent les mettre en cause. Il est vrai que la situation est très complexe. Nous vivons une crise de la démocratie comme nous n’en avons jamais connu. La démocratie a connu des crises (par exemple dans les années 30), mais comme aussitôt on la remplaçait par des dictatures, on n’avait pas le temps d’aller plus loin. Aujourd’hui nous avons compris qu’instaurer des dictatures n’est pas du tout une solution, alors nous devons laisser la crise démocratique se développer et c’est terrible. C’est la première fois que cela arrive. Nous n’avons pas encore compris ces mécanismes, et il est bien difficile d’y répondre. 

Roland Hureaux : Il n'y aura, soyez-en certain, aucune prise de conscience d'aucune sorte telle que celle que vous évoquez. L'Union européenne, telle qu'elle est, n'est pas réformable.

Si elle avait dû être réformée dans le sens d'une plus grande démocratie, cela aurait été fait depuis longtemps. Après chaque échec de la pensée dominante on a dit "Nom de nom, on ne peut pas continuer comme cela, il faut faire quelque chose", et on n'a rien fait.

Cela avait été comme cela après l'élection présidentielle de 2002 qui avait vu Le Pen au second tour, puis après le référendum français de 2005, qui avait vu 55% des Français refuser le traité constitutionnel.

Il y a à cela des raisons juridiques : les traités européens sont plus que des cadres constitutionnels, ils imposent déjà la plupart des politiques, par exemple la politique de la concurrence ou la libre circulation des hommes. On ne peut pas revenir dessus.

Il y a surtout des raisons idéologiques : on n'a rien fait parce que les idéologues sont incapables de sortir de leur logique totalement autiste. Ils ne connaissent que la marche avant : chaque fois qu'ils essuient un échec, ce qui veut dire qu'ils se heurtent au réel, ils ne savent proposer que de poursuivre la marche en avant. Plus d'union pour répondre au rejet de l'union.

C'est ce que vous faites en évoquant une plus grande harmonisation sociale ou fiscale - c'est-à-dire, soyons clair, la privation des Etats du pouvoir de légiférer en matière sociale et fiscale. Vous figurez-vous que les Anglais ont voté le Brexit parce que l'Union européenne n'aurait pas eu assez de pouvoirs en matière sociale ou fiscale ! Du temps de la défunte Union soviétique, on n'avait pas d'autre réponse aux difficultés de l'agriculture étatisée que davantage de centralisation étatique. Et ainsi de suite jusqu'à ce qu'Emmanuel Todd appela "la chute finale". 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !