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Derrière la question de la santé mentale des djihadistes, le continent inconnu de l’état psychologique dégradé de pans entiers de la société française
©Allociné

L’arbre qui cache la forêt

Alors que de nombreuses personnes en France se pensent et vivent comme victimes de modèles économique, social et culturel dominants dans notre société, la question de l'état psychologique de ces pans entiers de la société se pose aujourd'hui, à l'heure où terrorisme et radicalité s'imposent dans le débat public.

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : Aujourd'hui, de nombreuses personnes se perçoivent, à juste titre ou parce qu'on les désigne ainsi, comme les grands "perdants" de nos modèles économique, social et culturel. Certaines personnes développent-elles des troubles psychologiques spécifiquement liés à ce ressenti (comme on sait par exemple que de nombreux Palestiniens sont atteints de syndromes dépressifs ou suicidaires et consomment alcool ou médicament en quantités excessives) ?

Jean-Paul Mialet : En tant que psychiatre libéral exerçant à Paris dans, comme on dit, les "beaux quartiers", je ne vois pas beaucoup de patients qui peuvent se sentir les grands perdants que vous décrivez. Il faudrait consulter mes collègues des hôpitaux, qui rencontrent beaucoup plus de laissés pour compte. Même dans cette clientèle aisée se dessine toutefois, à un certain âge, une tendance : celle d’une certaine forme de désespérance. Vers la cinquantaine, un grand nombre de cadres qui s’étaient fortement impliqués dans leur exercice professionnel se sentent menacés. Ils savent qu’ils coûtent cher et qu’un plus jeune représenterait pour l’Entreprise une économie appréciable. C’est volontairement que je mets une majuscule à l’entreprise car elle semble avoir pris un tour kafkaïen, et qu’on m’en parle aujourd’hui comme cet auteur parlait du Château. L’entreprise paraît être devenue une abstraction : elle est internationale, dirigée de loin et de très haut par des esprits bourdonnants qui ne semblent pas connaître le sommeil et décident de votre avenir sans rien connaître de vous. Certes, il existe des services de ressources humaines, des protections syndicales, etc. ; mais tout cela n’empêche pas l’individu de se sentir floué : on lui avait fait croire que grâce à ses efforts, il appartenait au Château ; il n’en est rien. Je vois ainsi plus qu’autrefois, me semble-t-il, des syndromes dépressifs liés à cette désillusion.

S’ajoute à cette transformation des rapports humains dans la vie professionnelle une évolution de la vie personnelle qui, devenue plus libre, offre également moins de garanties que par le passé. Les familles recomposées dont on a tant vanté les avantages ne sont pas sans inconvénient ; elles n’assurent pas toujours le même soutien affectif lors de la traversée d’une crise et elles peuvent même représenter, pour l’individu menacé dans son emploi, une responsabilité plus angoissante que la cellule familiale restreinte.

Je n’ai abordé là que des ressentis correspondant à des tournants de l’âge. Chez les jeunes, la question paraît plutôt pour eux tourner autour de l’engagement dans une vie personnelle. Une forme de phobie de l’engagement les maintient au seuil de la construction d’une vie ; à défaut de construire, ils s’étourdissent dans le "fun" tout en en mesurant la vacuité. En-dehors de quelques-uns qui choisissent la voie de la compétition dès la formation scolaire et ont soif de se mesurer au monde, les ambitions professionnelles de leurs aînés ne les concernent pas. Ils se préoccupent plutôt de leur temps libre, tiennent à faire partie d’innombrables réseaux, mais on les sent fragiles dans leur étayage privé.

Quel est l'état de santé mentale de ce segment bien particulier de la population en France aujourd'hui et comment évolue-t-il ? Quels sont les troubles psychologiques les plus fréquemment constatés ? Certains de ces troubles peuvent-ils (ou non) aller jusqu'à provoquer un passage à l'acte criminel ?

N’étant ni sociologue ni médecin de santé publique, je me garderai de parler de l’état de santé d’un segment de population. Je viens de vous décrire ce que j’observais et que l’on peut résumer ainsi : du fait d’un glissement narcissique de la société, l’individu contemporain réclame peut-être davantage de reconnaissance d’autrui que celui du monde d’avant, celui de mes débuts dans la psychiatrie ; et en même temps, il en a moins. Ou bien, s’il en a, cette reconnaissance est moins authentique : elle se fonde moins sur un lien individuel, elle est la reconnaissance du Château dans l’entreprise ou des amis qui posent un "like" dans leur réseau. Les secousses de ces châteaux de cartes conduisent à des angoisses profondes ou à des effondrements dépressifs. Elles peuvent aussi pousser à des stratégies d’évitement dans l’alcool ou la drogue. Mais le passage à l’acte criminel ? Profitons de votre question pour dégonfler le mythe du crime de déséquilibré : des enquêtes approfondies ont démontré que les conduites violentes et criminelles étaient extrêmement rarement le fait de déséquilibrés. Je ne pense donc pas que les troubles dont je viens de vous parler poussent particulièrement au crime – sauf, peut-être sur soi-même, c’est-à-dire à l’autodestruction.

Notre société n'engendre-t-elle pas des injonctions contradictoires particulièrement difficiles à supporter pour des personnes psychologiquement fragiles (entre permissivité de la société et rigidité de certaines communautés, exigence de réussite sociale mais culture de l'échec dans les quartiers sensibles...) ? Comment pourrait-on s'y prendre pour les résoudre ? Une politique publique spécifique devrait-elle être envisagée ?

Toute société impose des contradictions qui ne sont pas simples à supporter pour des personnes fragiles. Être normal, c’est aussi être capable d’intégrer ces contradictions, être capable d’en débattre et éventuellement de les combattre, mais non pas d’en souffrir. Je me souviens de certains patients psychotiques ne vivant que dans des références absolues qui, dans la société des années 1970, bien moins complexe que celle d’aujourd’hui, étaient touchés par la contradiction entre les publicités pour les cigarettes et l’interdiction de fumer dans certains lieux. Il est possible que depuis lors, notre société se soit engagée sans y réfléchir dans des contradictions très difficiles à vivre pour beaucoup. Il y a une cinquantaine d’années, le philosophe américain Karl Popper déclarait : "la démocratie périra par l’excès de liberté", et l’on sait bien que toute liberté est relative et reste bornée par la liberté de l’autre. Mais vous m’engagez là sur des questions de société que je n’ai pas de légitimité pour aborder et auquel je ne peux prétendre répondre. Mon exercice se place au niveau individuel ; mes observations ne peuvent se situer qu’à ce niveau. Si l’on s’en tient là, il est clair que des personnes écartelées entre deux cultures d’appartenance, l'une très rigide et l’autre extrêmement libre, souffriront de cette contradiction. On rencontre parfois des parents dont les dispositions d’esprit très contradictoires font terriblement souffrir les enfants. Cette remarque pourrait sans doute être étendue au niveau de la culture : il n’est pas impossible que les contradictions de la culture d’aujourd’hui, qui se pique de tolérer tout et se trouve conduite à tolérer toutes les formes de radicalités, soient difficilement assimilables par des esprits fragiles. Je ne vois pas de solution, sinon dans une vraie clarification des "libertés démocratiques" : projet trop vaste pour un humble psychiatre.

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