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L'identité nationale menacée par le renoncement d'une partie des élites : mais où plongent les racines de la maladie si française diagnostiquée par Nicolas Sarkozy ?
©Reuters

Astérix le Gaulois

Le 8 juin, Nicolas Sarkozy a donné son premier discours de campagne, sans s'être pour autant déclaré candidat à proprement parler. A cette occasion, il a choisi d'aborder le thème de l'identité française, menacée selon lui par le renoncement des élites.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Yves Roucaute

Yves Roucaute

Yves Roucaute est philosophe, épistémologue et logicien. Professeur des universités, agrégé de philosophie et de sciences politiques, docteur d’État en science politique, docteur en philosophie (épistémologie), conférencier pour de grands groupes sur les nouvelles technologies et les relations internationales, il a été conseiller dans 4 cabinets ministériels, Président du conseil scientifique l’Institut National des Hautes Etudes et de Sécurité, Directeur national de France Télévision et journaliste. 

Il combat pour les droits de l’Homme. Emprisonné à Cuba pour son soutien aux opposants, engagé auprès du Commandant Massoud, seul intellectuel au monde invité avec Alain Madelin à Kaboul par l’Alliance du Nord pour fêter la victoire contre les Talibans, condamné par le Vietnam pour sa défense des bonzes.

Auteur de nombreux ouvrages dont « Le Bel Avenir de l’Humanité » (Calmann-Lévy),  « Éloge du monde de vie à la française » (Contemporary Bookstore), « La Puissance de la Liberté« (PUF),  « La Puissance d’Humanité » (de Guilbert), « La République contre la démocratie » (Plon), les Démagogues (Plon).

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Atlantico : Ce 8 juin, Nicolas Sarkozy prononçait un discours à Saint-André-lez-Lille qui avait pour thème principal l'identité française, dans lequel il associait le questionnement actuel sur l'identité française au renoncement des élites : "L’esprit de renoncement, c’est la maladie d’une partie des élites." Dans quelle mesure peut-on opposer les élites françaises, qui auraient renoncé à l'identité française, au peuple, qui la revendiquerait ?

Yves Roucaute : C’est un discours d’une grande efficacité qui met en œuvre une stratégie qui peut être gagnante si elle est continuée jusqu’au bout. 

Il faut d’abord constater que Nicolas Sarkozy ne se trompe pas d’élection, à la différence de certains de ses concurrents qui oublient que l’élection se joue en trois temps. Il est même incroyable qu’il faille rappeler les règles du jeu. D’abord, il faut l’emporter dans l’électorat élargi des Républicains pour l’investiture, ensuite, il faudra parvenir au premier tour de la présidentielle à être l’un des deux premiers, enfin, il faudra l’emporter au second tour. Trois étapes, trois stratégies, trois tactiques. 

Donc nous en sommes à l’acte I, et pas ailleurs, celui de la bataille au cœur de l’électorat élargi des Républicains. Or, notons qu’il est quand même étonnant de voir certains de ses concurrents jouer maintenant l’acte III, le second tour de la présidentielle, et, par exemple, tenter de tenir une partition centre, cendre-droit, modérée, entre père tranquille et union sacrée. Leur échec, et leur marginalisation est, à mon sens inéluctable. Parce qu’elle est logique en fonction de l’évolution de l’imaginaire de la droite. 

Précisément, Nicolas Sarkozy colle au sentiment général de l’électorat de droite, presque intuitivement.

D’abord, parce que cet électorat vit la situation française en victime d’une trahison des élites. Et ce n’est pas faux. Parce qu’il n’est pas vrai que la France doute de son identité, comme je n’ai cessé de le rappeler. Cela c’est un truc des élites, des bobos, de certains intellectuels qui les fréquentent un peu trop, qui croient que parce qu’eux ne ne savent plus où ils en sont entre mondialisation, Europe, idéologie soixante-huitarde, la population ne le sait pas non plus. Ils n’entendent même plus les protestations populaires face aux déraillements moraux, aux incivilités, aux mises en cause du mode de vie à la française. Ils n’ont rien compris au vote contre les partis de l’establishment et à ce rejet massif des élites. Les Français, ce "peuple" dit Sarkozy, savent parfaitement ce qu’ils sont, qu’ils sont français, fiers de l’être, de leurs fêtes, de leur bouffe, de leur culture millénaire, et c’est pourquoi ils sont mécontents, insatisfaits, prêts à voter pour les courants qui balaieront ces élites qui ont renoncé à porter les couleurs et les valeurs de la nation. Nicolas Sarkozy retrouve le ton et certains mots du général de Gaulle arrivant à Londres face au défaitisme et à la lâcheté des élites françaises d’alors. Sa façon de dire est très efficace. 

Ensuite, la seconde raison de cette efficacité du positionnement sarkozyste, c’est que cet électorat vit la situation française en victime du manque d’autorité et du laxisme. Il en a assez des demi-mesures, des promesses non tenues, des compromissions qui ne réforment rien. Le "peuple" de droite ressemble à l’électorat autrichien, écossais, américain. Et Nicolas Sarkozy lui parle vraiment. Peut-être pour la première fois depuis sa défaite aux présidentielles. Il dit son intransigeance quand il s’agit de l’autorité, et des valeurs de la nation. Ses références à Dumouriez, Bonaparte, Clémenceau, et, bien entendu, Charles de Gaulle, font mouche. Voilà ce dont cet électorat a besoin. Et non d’un nouveau radical-socialisme. 

Certes, Nicolas Sarkozy aura beaucoup à faire pour surmonter le scepticisme de la population, mais une chose est certaine : un discours mou annonce avec certitude un manque de volonté, un manque de cohérence, une politique où l’ambition personnelle ne peut rimer avec celle du pays. Et il faudra pour Nicolas Sarkozy, de convaincre qu’il ne s’agit pas là que d’une posture.

Le rappel clair des valeurs françaises, du particularisme français, face au multiculturalisme, face au droit à la différence, face à la tyrannie des minorités, face à l’islamisme dénoncé sans ces atermoiements de certains autres candidats, sont précisément le fond éthique attendu, ce que cet électorat rêve d’entendre et de voir mis en œuvre. 

Son premier maître mot c’est le réveil de la France, c’est cela que veut l’électorat. Toute marque de faiblesse serait lue comme une annonce de trahison. Tactiquement, c’est pourquoi si Alain Juppé veut encore exister demain, il devra changer son logiciel. Le problème dans cet Acte I n’est pas de savoir si en ayant une politique mi figue mi raisin on évitera une candidature centriste, que de toutes façons nul probablement n’évitera, que ce soit celle de François Bayrou ou d’un autre, mais si on rassemblera l’électorat de la droite élargi dans l’Acte I. Et il est intempestif de faire comme certains déjà des concessions au centre, voire à la gauche, s’imaginant préparer les alliances du second tour, au lieu d’afficher clairement le refus de compromis sur les questions des valeurs de la France, sa laïcité, son égal respect de la femme et de l’homme, son respect des maîtres, son amour de l’histoire de France, sa générosité, sa manière de vivre. Toutes choses dont aucun Français de droite ne doute.

En vérité, tous les candidats à l’investiture des Républicains sont aujourd’hui pris dans la nasse. Ceux qui persistent à vouloir jouer aux réformateurs modérés, seront perçus de plus en plus comme étant de connivence avec le système qui est rejeté par l’électorat de la droite élargie. Et donc du côté des élites du renoncement. D’une certaine façon, Nicolas Sarkozy vient de fracturer les lignes et d’envoyer dans les cordes un certain nombre de prétendants.

Vincent Tournier : L’opposition entre le peuple et les élites est un axe central du discours de Nicolas Sarkozy. Celui-ci utilise sept fois le terme « renoncement » et cinq fois le mot « élites », misant sur le fait qu’il y a une attente d’action dans l’opinion publique.

Toutefois, si on lit attentivement le discours, on voit que Nicolas Sarkozy parle d’une « partie des élites ». On comprend pourquoi : en mettant en avant l’opposition entre peuple et élites, il prend le risque de se voir retourner la critique. Ne fait-il pas lui-même partie des élites ? L’ex-UMP n’a-t-elle pas dirigé la France ? La droite n’a-t-elle pas aussi une part de responsabilité dans les choix qui ont été faits au cours des dernières décennies ? La politique de François Hollande est-elle vraiment très différente de ce qu’a fait son prédécesseur, et de ce qu’il aurait fait s’il avait été réélu ?

C’est toute la difficulté de Nicolas Sarkozy aujourd’hui : comment trouver le bon équilibre, la bonne tonalité ? Certes, il existe bel et bien une crise de légitimité des élites, sur laquelle l’ancien président va vraisemblablement tenter de prendre appui pour se remettre en scène. Mais lui-même n’est pas vierge de tout reproche et il lui faut donc essayer de rester en retrait. Ce n’est pas impossible : en 2007, avec le thème de la « rupture », il avait réussi à se présenter comme un homme nouveau, alors que la droite était au pouvoir et que lui-même avait exercé d’importantes responsabilités.

 On voit d’ailleurs que son discours est constamment en recherche d’un équilibre. Certes, il insiste très fortement sur la nation, sur l’identité nationale, sur l’autorité aussi (le terme est utilisé une douzaine de fois) ; de même, il critique abondamment le poids des minorités, le multiculturalisme, le poids du « politiquement correct ». Mais à chaque fois, il essaie de temporiser, d’atténuer son propos.

C’est assez logique. On est au début de la précampagne pour les primaires. Nicolas Sarkozy vise essentiellement les électeurs de droite, voire d’extrême-droite, mais il doit quand même se préserver pour la suite. Il ne doit pas se couper des électeurs centristes et libéraux, ainsi que des catégories sociales qui pourront le soutenir, comme les entrepreneurs et les professions libérales, lesquelles ne souhaitent pas revenir à des économies cloisonnées. C’est pourquoi il met des limites à son propre discours : s’il vante l’autorité, il précise qu’il ne sera « jamais le chantre du conservatisme, de l’immobilisme » ; s’il déplore la logique excessive des droits, il précise qu’il est « l’avocat déterminé de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » ; s’il vante l’identité nationale, il ajoute qu’il ne s’agit « en aucune manière de revenir à un nationalisme d’exclusion ». Même sur Mai-68, qu’il critique fortement, il prend soin d’ajouter qu’« il y a une part de lumière dans l’esprit de 68 ».

C’est aussi pour cette raison qu’il reste très flou sur le contenu de ses propositions. Par exemple, il parle « d’interdire le voile », mais il ne dit pas ce que cela recouvre : compte-t-il l’interdire dans les entreprises, dans les universités ? Il parle de « reconstruire l’école » mais ne donne aucune indication sur la nature de cette reconstruction.

Bref, c’est un discours intéressant parce qu’on voit que Nicolas Sarkozy doit jouer sur plusieurs tableaux, parler à différents publics, combiner différents niveaux de lecture, prévoir plusieurs scénarios. C’est le discours de quelqu’un qui sera vraisemblablement candidat mais qui n’a pas intérêt à le dire trop vite, ne serait-ce que pour pouvoir continuer à utiliser et à contrôler le parti ; c’est surtout le discours de quelqu’un qui doit attirer une partie radicale de l’électorat de droite sans se couper de la partie plus modérée. Il doit donc être ferme et flou à la fois.

Pourquoi les Français sont-ils si enclins, aujourd’hui, à se poser cette question de l'identité ? 

Yves Roucaute : Les Français ne se posent pas la question de leur identité, en aucune façon. Ils se posent la vraie question : quels sont les dirigeants qui sont capables de préserver notre identité, celle que nous avons, que nous connaissons, que nous aimons. Et quels sont ceux qui sont en train de la jeter aux orties pour satisfaire leur petite ambition. Il faut qu’une bonne fois pour toutes on comprenne, y compris chez certains intellectuels à la plume plus rapide que la pensée, que les Français resteront français après la prochaine élection, quoi qu’il se passe, comme ils le sont avant. De la même façon qu’ils étaient restés français quand Pétain accepta de pactiser avec l’ennemi. 

C’est cela qui est drôle, cette incapacité des élites à saisir que le problème ce n’est pas l’identité française mais leur relation perverse à cette identité, que le problème ce n’est pas la population mais eux. Cette élite pour une grande part fabriquée dans le moule bureaucratique, un moule qui ne permet aucune vision historique, n’a plus sa place du point de vue de ce que Hegel appelait l’Esprit d’un Peuple.

Vincent Tournier : Nicolas Sarkozy donne sa réponse : c’est à cause de l’immigration et de l’islam. Il n’a pas tort, mais il oublie une autre raison : la mondialisation, qui est d’ailleurs elle-même en partie la cause de l’accentuation des flux migratoires. Le problème est que, attaquer frontalement la mondialisation est compliqué pour Nicolas Sarkozy. Le terme même de « mondialisation » n’apparaît pas dans son discours.

Cela dit, pour revenir à votre question sur l’identité, au-delà de ces deux facteurs que sont la mondialisation et l’immigration, il faut aussi tenir compte de l’attitude des élites. En elles-mêmes, la mondialisation et l’immigration ne sont pas forcément des causes d’inquiétudes. Elles le deviennent lorsqu’on a le sentiment que les élites ne font rien pour protéger les citoyens dans ce contexte profondément insécurisant. Or, sur ce point, il est clair que les messages envoyées par les élites n’ont rien de rassurant. On célèbre par exemple la guerre de 1914-1918 mais, curieusement, personne ne rappelle que, pendant cette guerre, les élites étaient justement aux premières lignes pour défendre la patrie menacée. Les débats actuels ont tendance à se polariser sur le sacrifice des troupes coloniales, mais on ne parle quasiment pas de ce qui a été le fait sociologique majeur de cette guerre, à savoir que toutes les grandes écoles, tous les grands corps de l’Etat, toutes les élites ont leur contingent de morts. Cette réalité n’est plus mise en avant parce que la distance avec la situation actuelle apparaîtrait trop criante. Aujourd’hui, les préoccupations des élites sont de faire des études dans les meilleures universités mondiales, de travailler dans les grandes firmes multinationales, de voyager partout dans le monde, voire de placer leurs revenus dans des paradis fiscaux. L’opinion publique voit bien que l’avenir du pays n’est pas une préoccupation centrale des élites. L’abandon de Florange au début du mandat de François Hollande n’a fait que confirmer le choix des élites de renoncer à une politique industrielle digne de ce nom. Parallèlement, les louvoiements sur les demandes à caractère communautariste ont accentué le sentiment que les élites sont passées à autre chose.

Historiquement parlant, dans quelle mesure est-elle également le fruit d'un antagonisme "dont l’épisode révolutionnaire est l’événement originel est indéniable", comme l'indique l'historien Jean-Clément Martin ? Quels sont, et quels ont été, les autres facteurs qui ont façonné l'identité française ?

Yves Roucaute : Il est absurde de penser que l’identité française a commencé avec la révolution française ; qui peut sérieusement croire cela, à part quelques idéologues de gauche ? Ils ont beau l’asséner depuis des décennies, la falsification de l’histoire  n’est pas crédible.

Il suffit de se balader dans les villages pour voir les clochers construits au Moyen-Âge, prétendument obscurantiste, autour desquels sont construits les villages français. Il suffit de dîner et de partager le pain et le vin pour voir cette origine chrétienne de la France et l’influence juive. Il suffit de penser au vocabulaire même, à ce mot de Dimanche, "dies dominica", jour du Seigneur, du Christ, alors que dans d’autres pays, comme au Royaume-Uni par exemple, l’ancienne dénomination païenne est restée avec "Sunday", jour du dieu Soleil. Tandis que "samedi" veut dire sabbati dies, jour du shabbat, tandis que dans les pays anglo-saxons, "Saturday", signifie jour du Dieu Saturne.Et il suffit de penser aux droits de l’homme pour savoir qu’ils ne viennent évidemment pas des Lumières, car pas un intellectuel de ce courant, pas un, ne croyait à l’universalisme et aux droits de l’homme, ils étaient tous relativistes, comme Diderot ou D’Holbach quand ils n’étaient pas esclavagistes comme Voltaire et Helvétius. Leur origine remonte à la France chrétienne du Moyen-Âge, celle qui impose la première interdiction égale de l’esclavage sur le territoire français.

Du Moyen-Âge on peut retenir judaïsme et christianisme, art courtois et interdiction des mariages forcés, communes libres et vie universitaire, ancien français et discussion par pro et contra de la scolastique, séparation de l’église et de l’Etat, assimilation et nation civique, expérimentations et astronomie, goût des découvertes maritimes et des échanges avec l’étranger, arts de la table et musique de chambre. Bien entendu, le développement de la modernité a apporté ses graines dans cet incroyable édifice comme ce qui précédait Clovis avec ce goût de la liberté propre aux population celtes qui refusaient généralement l’idée même de royauté. La France c’est un mille feuilles dont les bases restent clairement les lois universelles d’origine judéo-chrétiennes, une nation civique assimilatrice, un mode de vie particulier, une histoire commune,  la recherche de la puissance.

Vincent Tournier : Le conflit constitue effectivement un aspect important de l’histoire nationale. La France a toujours été un pays divisé, fracturé, parfois de façon violente. Faut-il en conclure que l’identité nationale n’existe pas, qu’il existe uniquement des identités plurielles ? C’est plus compliqué. L’existence d’un conflit ne signifie pas forcément qu’il n’y a pas d’identité. Cela peut même être le contraire : un conflit implique un système qui fait sens. Bien sûr, il peut aussi y avoir des conflits entre des groupes qui ne parlent pas la même langue, qui s’opposent frontalement. Mais dans beaucoup de cas, le conflit naît d’une culture commune. Par exemple, le clivage gauche-droite français fait sens pour beaucoup de Français mais il est très difficile à expliquer à des étrangers qui n’ont pas baigné dans la culture nationale.

Par ailleurs, les conflits ont joué un rôle dans la fabrication de l’identité nationale. Ils ont en effet débouché sur des compromis, sur des arrangements, y compris institutionnels. La Vème République est un bel exemple puisqu’elle a instauré un régime politique qui permet de satisfaire simultanément les monarchistes, les bonapartistes et les républicains. La laïcité est un exemple encore plus intéressant car elle est typiquement un emblème de l’identité nationale alors qu’elle résulte d’un conflit. La loi de 1905 a ainsi permis de définir un terrain d’entente entre la tradition athée et la tradition catholique, quitte parfois à tolérer des dérogations pour faciliter les choses (par exemple le financement public des écoles privées). Si l’islam provoque aujourd’hui des tensions, c’est notamment parce qu’il vient remettre en cause ces arrangements historiques. On voit bien que, aujourd’hui, un nouvel équilibre doit être trouvé. La question est de savoir si on pourra y parvenir en faisant l’économie d’une guerre civile, ce qui n’est malheureusement pas garanti.

"C'est une chance d'être Français. C'est un privilège d'être Français. Mais est-ce que nous nous en souvenons assez ? Est-ce que même nous le comprenons ?" En quoi l'identité française est-elle si spécifique ?

Yves Roucaute : J’ai indiqué dans "Eloge du mode de vie à la française" (Contemporary Bookstore) ce que je croyais être la chance d’être français, que l’on soit né à Rennes, Marseille, Papeete ou Pointe à Pitre. Et ce n’est pas d’aujourd’hui. Que ceux qui en doutent aillent se balader dans d’autres pays. Certes nous souffrons d’une bureaucratie pesante, certes la France a connu bien des reculs, mais que ces femmes qui portent le hijab et tentent d’amener leurs amies à en faire de même aillent donc faire leurs pitreries en Arabie Saoudite, où elles n’auront ni le droit d’aller à l’université, ni celui de sortir sans être accompagnée. Si elles veulent de cette vie, bon vent. Bon vent pour ces hommes aussi qui prônent la charia entre deux bières, deux matchs de foot, deux plaisanteries, quand ils croupiront dans les geôles de leurs nouveaux maîtres. Bon vent pour tous ceux qui ne saisissent pas le bonheur simple de se balader dans les rues, d’aller au café, de parler haut et fort, de critiquer qui le gouvernement, qui le Christ, qui Allah, qui le Bouddha… quel bonheur ce droit de prendre ou de ne pas prendre un verre de vin, de s’habiller décemment mais librement, de lire ce que l’on veut, ou presque, d’apprendre gratuitement à l’école, de se faire soigner gratuitement, de se bécoter sur les ban publics… Je ne connais rien qui ressemble à la France. 

Vincent Tournier : Longtemps, la réponse à cette question est allée de soi, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Quand on lit par exemple les grands auteurs du siècle des Lumières, y compris ceux qui plaidaient pour la paix ou pour le rapprochement entre les nations, aucun n’avait le moindre doute sur l’existence de spécificités nationales, sur le fait que chaque nation avait ses traditions, ses modes de vie, ses singularités. Le discours savant, tel qu’il a notamment été porté par l’anthropologie (cette science qui a émergé au XIXème siècle sur les terres des puissances coloniales européennes), a même développé tout un appareillage conceptuel visant à décrire les particularismes culturels et ethniques. Ces convictions n’ont pas empêché les élites françaises d’adhérer à un idéal universaliste dont la colonisation a elle-même été la conséquence puisque cette dernière ne visait pas seulement à exploiter ou à dominer, mais aussi à émanciper les peuples de leurs cultures jugées barbares, notamment en raison de leur lien avec l’esclavage.

Pourquoi ces convictions sur les spécificités nationales se sont-elles effondrées ? C’est un vaste sujet. Le renversement du rapport à l’histoire nationale a certainement joué un rôle important : alors que le passé national était globalement une source de fierté, que ce soit pour la gauche ou pour la droite, celui-ci a fini par devenir un objet de mépris. La période napoléonienne, en particulier, apparaît aujourd’hui odieuse, alors qu’elle mérite nettement mieux. Cette période a dû subir les assauts conjugués de plusieurs mouvements : les républicains et les monarchistes, bien sûr, mais aussi les féministes (qui n’ont pas pardonné le Code civil), les associations noires (qui font une fixation sur le rétablissement de l’esclavage dans les colonies) et les pacifistes pro-européens (qui sont convaincus que Napoléon ne rêvait que de guerres de conquête aussi sanglantes qu’inutiles). Une autre illustration de ce rapport dédaigneux  avec le passé national concerne la commémoration de la guerre de 1914. Que signifie cette guerre pour un jeune d’aujourd’hui, sinon un carnage absurde causé par des fous nationalistes ? Pour lui, la France est aussi coupable que l’Allemagne. L’hypothèse selon laquelle cette guerre serait surtout liée à l’impérialisme allemand a peu de chance d’être simplement mentionnée. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur l’attitude des élites allemandes, lesquelles n’ont pas eu le moindre scrupule pour enfreindre les règles de la guerre, que ce soit en massacrant des civils, en utilisant des armes interdites, en menant une guerre sous-marine contre des navires civils, ou encore en complotant pour provoquer une révolution communiste en Russie. Au passage, il est tout aussi étonnant que la question de la « poudrière des Balkans » soit systématiquement escamotée. Il est vrai que remettre sur la table la question de l’imbrication des minorités nationales, et du rôle de ces dernières dans les tensions régionales et internationales, risquerait d’attiser les inquiétudes sur les conséquences à terme de la crise des migrants.

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