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Les taux bas : cette grande anomalie qui en dit bien plus que de longs discours sur l'état de l’économie mondiale
©Reuters

Aberration invisible

Sans que personne ne semble s'en alerter, le contexte économique actuel des pays occidentaux est aujourdhui confronté à une situation inédite de taux d'intérêts historiquement bas. Un cas de figure qui a beaucoup à nous apprendre du mal qui frappe l'économie mondiale.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : Au delà des effets de la crise de 2008 sur l'économie mondiale, un nouveau paradigme semble s'être mis en place depuis plusieurs années qui se caractérise par des taux d'intérêts historiquement bas. Que peut-on apprendre de cette situation, quelles en sont les causes profondes et ses effets sur l'économie ?

Mathieu Mucherie : Les causes sont claires, comme au Japon naguère : la baisse de l’inflation et des anticipations d’inflation, donc des politiques monétaires trop restrictives, donc un indépendantisme trop extrême des banquiers centraux par rapport à leurs cibles officielles, par rapport aux autres acteurs de l’économie (gouvernements en premier lieu, et marchés financiers), par rapport à la réalité. Toute autre explication doit mobiliser des explications fantaisistes sur une inflation non monétaire, ou oublier le fait empirique majeur que la baisse des taux a été mano en la mano avec le décrochage des anticipations depuis 2008. En ne compensant que très partiellement, tardivement et en catimini les gigantesques destructions de monnaies que le secteur privé a opéré depuis 2007 (désendettement, faillites, congélation d’instruments naguère utilisés comme de la quasi-monnaie, etc.), et en massacrant ainsi la demande agrégée et les perspectives de croissance du PIB nominal avec toute la bonne conscience des gens qui exigent d’être jugés sur leurs intentions et les moyens plutôt que sur leurs résultats, les banquiers centraux (et surtout en zone euro, c’est un peu moins vrai pour la FED et la BoE, les taux en attestent) amènent une baisse massive des taux longs via la grève de la faim monétaire, et plus personne ne mise vraiment sur hausse prompte et puissante de leurs taux courts (ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de passer en force, par exemple en 2011 en zone euro, ou de façon moins caricaturale la FED en décembre dernier).

Voilà ce que cela donne pour les obligations françaises de référence. Nos taux OAT étaient trop hauts entre 2008 et 2014 (nous n’étions pas nombreux à le dire à l’époque dans Paris, c’est pour ça que je me la raconte), raison pour laquelle ils ne risquent pas de remonter fortement de sitôt, d’autant que la croissance du PIB nominal ne risque pas trop d’accélérer à partir de son niveau actuel (un pur rebond de fond de court sur une ligne glissante) :      

L’important est de bien comprendre que les finances publiques constituent un sujet complètement différent, pratiquement aux antipodes dans les pays OCDE, et même en France où les comptes publics n’ont pas été gérés par des adultes responsables depuis des décennies : ci-dessous notre ratio de dette publique toujours vers le haut (20% du PIB quand Giscard s’en va, 100% aujourd’hui, et les dettes implicites ne sont pas sur le graphique), nos taux souverains (3 ans, 10 ans, peu importe) toujours vers le bas : si la France est un « pays en faillite » (dixit F. Fillon), ce n’est pas une faillite classique, et je suis plutôt enclin à diagnostiquer une faillite intellectuelle, bien plus grave. 

Si les causes sont claires pour ceux qui n’ont pas des œillères idéologiques, les effets sont plus incertains : les taux n’ont pas baissé pour des raisons sympathiques, la baisse ne produit donc pas une nette solvabilisation des acteurs, elle n’aide pas réellement le désendettement par exemple, c’est le sous-produit d’un système monétaire malade dirigé par des autistes, et non la source d’une reprise des affaires, du crédit, des actions, etc. Un peu comme la baisse des prix des matières premières n’a pas vraiment stimulé la croissance, car elle était issue d’un choc de demande négatif bien plus que d’un choc d’offre positif. Une bonne baisse des taux se fait à inflation stable, pas en phase de désencrage des anticipations. Et nos banquiers centraux ne nous aident pas du tout à pédagogiser tout cela ; du coup des gens achètent bêtement de l’immobilier, passons.

Un effet puissant au moins est de multiplier le nombre des experts autoproclamés, on ne peut plus aller dans un bar PMU sans entendre des réflexions sur la baisse des taux, sauf que c’est pour entendre des réflexions sur le Quantitative Easing qui ferait baisser les taux. NAN QUELLE HORREUR. Un QE en bonne logique ranime la flamme des anticipations, donc fait monter (toutes choses égales par ailleurs) les taux longs nominaux : c’est la théorie, et la pratique anglosaxonne, et ce que nous verrions chez nous si les choses étaient égales par ailleurs (politique budgétaires et réglementaires moins hostiles, fin de la destruction de monnaie dans le secteur privé, etc.).     

Pourtant, et à de nombreuses reprises depuis plusieurs années, certains commentateurs ont pu alerter d'une probable hausse des taux d'intérêts qui pourraient venir anéantir l'économie française, par exemple. Or, ce cas ne s'est jamais réalisé. Comment expliquer ces "fausses alertes", un tel phénomène de hausse subite des taux est-il inéluctable ?

Si vous voulez faire carrière dans le secteur financier, il vaut mieux avoir tort avec les hausses de taux plutôt que raison avec les baisses de taux. C’est stalinien. Personne ne vous reprochera de faire perdre des milliards avec des scénarios idiots de krach obligataire : vous exprimez ce que beaucoup de demi-habiles veulent entendre, vous passez pour un sage, et le plus souvent vous avez les départements des risques avec vous. Vous êtes donc couverts, et c’est presque un free lunch : si les taux baissent, alors « la bulle irrationnelle se renforce », « les banques centrales font n’importe quoi », etc. Si les taux montent, « je vous l’avez bien dit depuis 20 ans ». Sans compter que les techniques pour retourner sa veste ne manquent pas, de même que les astuces pour noyer le poisson. Par contre, si vous faites partie comme moi de l’autre camp, préparez vos munitions et vos mouchoirs, vous êtes une crapule qui tente de faire gagner de l’argent à ses employeurs, on ne vous ratera pas au tournant et même dans la ligne droite méfiez vous.  

Primo, c’est comme dans la vieille blague du milliardaire texan du pétrole : “Aren’t you worried that your last four drilling projects have gone bad and you have lost USD5bn?” “Well”, the mogul answers, “I would have been more worried if the money had been mine”. Autrement dit, la plupart des gens qui s’expriment sur ce sujet des « taux qui vont forcément remonter » n’ont pas investis un kopeck dans ce trade, un peu comme ceux qui ont tout prévu sur la crise de 2008 mais qui ne possèdent pas une île aux Bahamas. Des altruistes, sans aucun doute. Si Denis Kessler croyait vraiment à ses prophéties de hausses des taux, depuis le temps qu’il en parle, il mettrait tout son argent sur cette idée, et même sans levier il pointerait aujourd’hui aux soupes populaires. Le sujet est particulièrement propice au « Faites ce que je dis (vendre des obligations, acheter des instruments de protection), ne faites pas ce que je fais (acheter même en taux négatifs) ». Et la manipulation des élites est encore plus facile que celle des masses, si je me souviens bien d’un dicton de Jean Yanne.

Deusio, les experts les plus consultés aiment bien mettre de la moraline dans ce sujet. Une illustration parmi 100. Patrick Artus, mai 2016 : « Nul besoin d’avoir reçu un prix Nobel d’économie pour pressentir que, lorsque l’argent ne coûte rien, on ne peut faire que des bêtises ». Effectivement, le prix Nobel est loin. D’abord, il faudrait rappeler à Patrick Artus que les plus grosses bêtises financières ont été faites avec des taux à 4 ou 5% (le Japon de la fin des années 1980, la zone euro vers 2006, etc). Ensuite, son argument est 100% nominal, un peu comme si on concluait à des taux économiquement hauts au Venezuela et bas au Japon. Milton Friedman a combattu 50 ans cette perception infantile. Passons. Mais si vraiment l’argent ne coûte rien aujourd’hui, pourquoi y a-t-il aussi peu de dépenses ? Et en quoi investir en période d’argent cher constituerait-il une marque de sagesse supérieure ? L’idée derrière est que les Etats vont faire des bêtises, mais pas de chance : ils réduisent les déficits et les dépenses à mesure que les taux baissent, on le voit par exemple aux USA. Le thème de l’aléa moral est très vide, et les Etats ne profitent même pas des « taux bas » pour se financer très loin sur la courbe (les maturités des dettes progressent, mais fort peu en comparaison de ce qu’il faudrait faire optimalement).   

Que faire ? il faudra de la patience, car les erreurs d’analyse sont souvent liées à un effet génération : nos élites ont été formées vers la fin des seventies, une époque d’inflation élevée. De funérailles en funérailles, le niveau va progresser, de toute façon en France il ne peut pas régresser. Il faudrait tout de même accélérer un peu le mouvement, non par des attentats ciblés mais par la création d’un écosystème de la pensée critique. Nos think tanks par exemple sont miséroïdes, ce sont des comités de patronage, des clubs de rencontre pour cadres dirigeants, pas du tout des lieux de recherche ni même de stimulation du débat public. Avec au passage un grave problème de financement : en France, on ne veut jamais payer pour les idées, même pour celles qui concernent des enjeux de plusieurs centaines de milliards d’euros. Commander et traduire quelques livres de Milton Friedman ne coûterait pas très cher et permettrait peut-être d’entendre moins de bêtises.

En attendant, le fait d’avoir des milliers d’imbéciles qui crient au loup n’est certes pas autoréalisateur (les taux continuent à baisser) mais pénalise la projection dans cet univers : une grosse partie des gains (si gains il y a, je répète que le mouvement est un sous-produit de la restrictivité monétaire) s’envole si on les croit temporaires, et si l’absence de vraie forward guidance par nos banques centrales hypocrites conduit à des biais dans les prévisions des opérateurs ; ci-dessous un classique, les taux de la FED (en rouge) versus les anticipations du marché pour les trajectoires des mois suivants, si ce n’est pas une mauvaise gestion des anticipations je ne sais pas ce que c’est ou je préfère pas savoir (et cela doit être pire en zone euro, où la BCE n’a longtemps fait aucun effort, « I never pre-commit » disait JC Trichet) :     

Un retour à la "normale" est il possible ? Peut-on considérer que la faiblesse démographique des pays occidentaux, de même que leur faible niveau de productivité, entraînent les taux vers le bas de façon inéluctable ? Quels sont les moyens dont disposent les pouvoirs publics permettant de rétablir la situation ? 

Le retour à la « normale » suppose au préalable une inflation à 3% (la cible des 2% plus une compensation pour les années passées en dessous), et ce n’est pas gagné : le QE actuel n’est pas du tout suffisant pour un travail aussi titanesque. Un bund 10 ans à 0,05% aujourd’hui implique que le marché n’y croit pas une seconde. Il faudrait renverser la table, alors même que les allemands sont tous persuadés qu’on en fait déjà beaucoup trop.

Prenons un peu de hauteur. Et parlons un peu des taux réels. Ici sur données américaines, dans une étude de Robert Hall (NBER, avril 2016) :    

Là il faut bien reconnaître que tout n’est peut-être pas monétaire (j’ai du mal à écrire cette ligne, je me force, et je vais faire court), et qu’il y a quelque chose de la « stagnation séculaire » dans tout ça, le genre d’explication structuraliste bien floue (démographie & productivité) mais qui ne semble pas aller dans un autre sens que celui de la canalisation des taux vers le bas, comme les thèmes de la raréfaction relative des actifs sûrs, des pressions réglementaires, etc. Tous les chemins mènent aux taux bas, mon explication monétaire ayant en autre avantage comparatif d’être moins fataliste.

NB : Il parait que la baisse des taux réels est une forme d’euthanasie des épargnants, mais pas de chance l’épargne se tient assez bien, les gens veulent épargner même à des taux présentés comme bas dans toutes les gazettes. Se pourrait-il que la sagesse qui fait défaut à nos bons docteurs soit attribuée aux gens les plus simples, qui eux ne peuvent pas se permettre de se tromper trop longtemps. Je referme la parenthèse.

Inverser cette tendance de fond n’est pas plus facile que de briser les tendances déflationnistes des banquiers centraux. Dans les deux cas la thérapie passe surtout par une stimulation durable de l’activité, des revenus nominaux, autrement dit du PIB nominal. Les taux nominaux et réels ne peuvent pas trop remonter tant que les gens voudront se désendetter, et c’est ce qu’ils font tant qu’ils ne sont pas incités à dépenser, à investir. Tout le monde parle du nécessaire « choc de confiance », rares sont ceux qui évoquent des mesures concrètes et pas trop ruineuses pour le provoquer. Un traitement radical des dettes par les banques centrales, ou une forme de « monnaie hélicoptère », ou une cible ambitieuse de PIB nominal : ce sont les seules voies qui ne coûtent pas trop chère et qui peuvent donner des résultats en moins d’une décennie, alors que les réformes structurelles ne sont pas financées et concernent plus nos enfants. Mais ces voies constructives ont une racine commune, qui relève presque de la science économique fiction par les temps qui courent : que l’on puisse envoyer un bon bulldozer en direction de la conception hyper-indépendantiste des banques centrales, et que les flics débarquent à chaque fois qu’ils osent des bêtises comme les TLTRO, les chantages à la Grèce, ou une quelconque explication non monétaire de l’inflation. Plus on attend, plus les anticipations se désancrent et plus les capitulards avancent, et plus le coût d’un « retour à la normale » gonfle…   

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