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La réforme ou le nouveau statu quo : comment 40 ans de promesses électorales réformistes ont fini par vider le mot de signification politique
©Reuters

Les mots ont un sens

Alors que la plupart des hommes politiques en campagne rivalisent à grands coups de projets de réformes, la signification même de ce terme semble avoir perdu de sa substance ces dernières années.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico : Alors que le jeu politique français est saturé d'hommes et femmes politiques mettant en avant leur volonté de "réformes", on observe que la situation politique, sociale et économique ne change quasiment pas en France depuis des décennies. De plus, la nature de ces propositions de "réformes" ne change pas réellement au fil des années. Le "réformisme" n'est-il pas, en réalité, une promesse de conservation du statu quo ?

Jean Petaux : Je suis beaucoup plus nuancé que vous sur le fait que "depuis des décennies" rien de bougerait en France. C’est vrai que la réforme en France tient davantage du "mantra" (ces prières que l’on répète pendant des heures entières dans les religions orientales, hindouistes ou tibétaines par exemple) que de l’Arlésienne (celle qu’on ne voit jamais). On pourrait tout à fait considérer que le "syndrome du Guépard" s’applique définitivement au rapport entre la France et ses réformes…. Le "Guépard" c’est ce remarquable livre de Lampédusa, porté magistralement à l’écran par Luchino Visconi avec dans les rôles principaux (excusez du peu…) Burt Lancaster, Claudia Cardinale et Alain Delon. À la toute fin du film, Tancrède Falconeri (Alain Delon), le neveu, opportuniste en diable qui rejoint les Garibaldiens, prononce cette phrase culte : "Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi". Souvent cette phrase est traduite imparfaitement. Voici une traduction la plus fidèle possible : "Si nous voulons que tout reste comme avant, faisons en sorte que tout change".

Ce "credo" serait en sorte celui qui condamnerait le "réformisme" en France à demeurer une forme, au mieux, d’intention inachevée ou inaboutie ; au pire une démarche purement cynique dans la mesure où personne ne souhaiterait vraiment qu’une réforme aille à son terme.

Je considère pour ma part que cette appréciation est fausse. Soit on se focalise sur les "réformes-échecs" et on trouve quelques beaux exemples.  Premier du genre : "les régimes spéciaux" qu’Alain Juppé voulut réformer en 1995 et dont le flop fut tellement retentissant qu’on a l’impression depuis lors que ce même Juppé n’a fait passer aucune réforme en novembre-décembre 1995 ce qui est complètement faux. Deuxième exemple (antérieur) : la mise en place d’un grand service public, laïc et unifié de l’enseignement en France en 1984 : le gouvernement Mauroy et le chef de l’Etat ont capitulé en rase campagne. Troisième exemple : le CPE sous Dominique de Villepin premier ministre en 2006. Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur incite le jeune président de l’UNEF Bruno Julliard à maintenir la pression sur le président Chirac et son premier ministre pour qu’ils retirent le CPE déjà adopté au Parlement. C’est ce qui va se passer et c’est quasiment une première. En dehors de ces échecs ou reculs retentissants le bilan des réformes abouties est bien plus large que les "loupés".

Les réformes qui ont été adoptées depuis 20 ans sont très nombreuses. Les différents textes sur l’allongement de la durée du travail avant de pouvoir prétendre prendre sa retraite (réformes Fillon) ; la mise en place d’un service minimum en temps de grève dans les transports publics à partir de 2008 ; la privatisation de quelques "vaches sacrées" françaises comme "La Poste" il y a près de 20 ans déjà ; la RGPP (Révision générale des politiques publique) ou aujourd’hui la "Modernisation de l'action publique" (MAP) ou d’autres sujets sensibles tels que la baisse des effectifs à marche forcée en matière de Défense par exemple, tout cela n’a pas soulevé de véritable crise…  Donc, on le voit bien : ce pays se réforme et parvient à mener à terme des textes audacieux mais il semble assez incapable de le reconnaitre.

La France, pays de la Révolution française, a la "réforme" honteuse….  Tout comme elle a l’entreprise et le capitalisme en apparente sainte-horreur…

Comment expliquer cette impossibilité de sortir d'un cadre bien établi ? Quelle part de responsabilité peut-on attribuer aux politiques eux-mêmes, et à l'électorat ? En quoi les partis les plus radicaux peuvent-ils enfermer les partis de gouvernement dans un mode de pensée par effet d’étouffement ?

Le propre des partis "radicaux" c’est de s’autoriser, en permanence, la surenchère.C’est le privilège du "ministère de la parole" et surtout de l’absence de probabilité de prendre le pouvoir. Les soucis commencent quand vous êtes au bord de la victoire. C’est toute la différence entre Marine Le Pen et son père. Ce dernier n’était pas dans la situation de quelqu’un qui allait prendre le pouvoir et il n’a jamais fait en sorte de l’être. Jean-Marie Le Pen n’a eu de cesse de casser la courbe de ses succès par des "sorties" outrancières et scandaleuses tout simplement parce qu’il redoutait plus que tout une forme d’éligibilité-respectabilité qui l’aurait empêché de dire n’importe quoi. Jean-Marie Le Pen sait que le plus grand risque que court le parti qu’il a fondé est l’expérience du pouvoir. Sa fille se refuse à l’entendre. C’est pourtant bien lui qui a raison dans cette histoire.

Reste que Marine Le Pen veut mettre encore plus la pression sur les partis dit de "gouvernement". tout simplement parce que cela lui permet d’engranger les voix des "déçus du socialisme" ou des "déçus de la droite républicaine juppéo-sarkozyste". Pour la gauche du PS la situation est assez comparable même si elle n’est pas du tout identique à ce qui se passe à droite. Les partis tels que le NPA, Lutte Ouvrière, d’obédience trotskyste (il n’y a plus qu’en France que l’on trouve encore les disciples du "grand Lev Davidovitch Bronstein") font profession de "harceleurs" des forces politiques dites de "gouvernement" à gauche. Pendant très longtemps le PCF et sa "courroie de transmission" la CGT ont mené une lutte impitoyable contre toute tentation de "déstabilisation gauchiste" (pour ne pas dire "trotskyste") de toutes actions syndicales menées. Désormais ces deux organisations n’ont plus les moyens de s’opposer aux diviseurs et aux "ultras". Cela se voit dans les "SO" (comprendre "Services d’ordre") de la CGT, à chaque manif, ces derniers temps.

Les véritables ressorts de cette routinisation de la pratique politique tiennent à la fois au manque de travail et à la faible capacité d’invention de la part de l’opposition politique, de droite comme de gauche au demeurant.

De fait, la réforme semble toujours compliquée à conduire en France et à aboutir. Elle mobilise toutes sortes de composantes hostiles dont la constante en quelque sorte est une forme d’incapacité à sortir des cadres pré-établis. Comme si l’existant était protecteur par définition et le changement déstabilisateur voire réducteur de droits.  

A une époque où les mots et les symboles prennent une place toute particulière dans la sphère politique, le "réformisme" est-il devenu obsolète ? Est-il tout de même imaginable de remplacer ce vocabulaire et cette "pensée" pour traduire une réelle volonté de "changer la vie", et ce, sans tomber dans le travers du populisme ?

Vous avez raison de rappeler ce slogan du PS dans les années 70, "Changer la vie", emprunté à Arthur Rimbaud dans "Une saison en enfer". Le PS avait adopté ce slogan après sa "refondation" au congrès d’Epinay en 1971. Il s’agissait pour ce parti alors, derrière François Mitterrand, de "réenchanter" la politique et de proposer une dose d’utopie créatrice qui devait être concurrentielle des "lendemains qui chantent" promis par le principal parti de gauche alors, le Parti Communiste Français à l’égard duquel François Mitterrand avait une seule obsession : le faire baisser au point de le faire passer derrière le PS en audience. "Changer la vie" était donc, quelque part, un "slogan de combat" au sein même des forces de gauche. C’était aussi un slogan à résonnance démagogique. L’étymologie grecque du mot "démagogue" dit bien la réalité de ce terme : "celui qui conduit ("agogein" en grec veut dire "conduire") le peuple ("démos")". Le conduire où ? Eh bien là où il souhaite aller pour être heureux. Même si c’est au prix d’une formidable régression raciste, xénophobe, autarcique voire revancharde et belliciste. Comportements auxquels on n’est pas loin d’assister aujourd’hui en Europe, dans certains Etats (l’Autriche bien évidemment).

On le mesure ici : le "réformisme" en crise de représentation en France au moins se heurte souvent à un "populisme" démagogique qui pratique, sans vergogne, à l’égard de la "réforme raisonnable" la "surenchère jusqu’au-boutiste". Mais cela ne signifie pas que le populisme soit étranger au réformisme. Dans les propositions de Marine Le Pen ou dans celles d’une partie de l’extrême-gauche figurent un certain nombre de réformes qui sont dictées par un populisme de premier degré. L’une des vraies difficultés aujourd’hui pour les partis de gouvernement "modérés" c’est de faire rêver un corps électoral avec des propositions de réformes technocratiques, froides et aussi peu excitantes que la lecture d’une note de conjoncture mensuelle de la Banque de France… Production passionnante par ailleurs…

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