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Ces rencontres que je n'aurais jamais faites si je n'avais pas été balayeuse à Paris
©Reuters

Bonnes feuilles

Anna Livart a balayé les rues de Paris pendant deux longues années. Son témoignage en dit long sur notre façon de vivre, ignorant ces "hommes en jaune et vert" qui peuplent notre quotidien et les rues de la capitale. Tracés avec finesse et bienveillance, ses portraits font découvrir un monde presque invisible et pourtant si proche de nous. Extrait de "Il est 5 heures Paris s'éveille - Mémoires de balayeuse", d'Anna Livart aux éditions de l'Opportun 2/2

Anna Livart

Anna Livart

D'origine néerlandaise, Anna Livart aime Paris. À la recherche d’un emploi, elle passe le concours de balayeur. Cette profession peu commune lui offre une occasion unique de mieux connaître sa ville et ses habitants. Aujourd'hui, elle vit et travaille dans le sud de la France. 

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L’au-delà n’existe malheureusement pas, nous disent deux dames dans la rue. Je le savais déjà, mais c’est nouveau pour elles, le pasteur l’a révélé tout récemment et depuis elles font passer le message, à l’aide d’une pile de petits livres et d’une invitation à rejoindre une certaine église. Ce fut d’abord un grand choc, raconte l’une d’elles, car presque toute sa famille avait quitté la terre et elle les avait toujours crus au ciel. Mais le ciel n’existe donc pas, selon le pasteur. Non, Dieu veut que nous créions le paradis sur terre, dit l’autre dame, tout de suite, tous ensemble. Nous pouvons choisir un petit livre. Ronald n’en veut pas.

Soixante-dix pour cent des maladies sont psychosomatiques, dit-il, on n’a absolument pas besoin de médicaments pour cela. Il a parlé à une femme qui a été guérie de sa sclérose en plaques par la dianétique, le programme qui sèvre également 80 % des toxicomanes, ce n’est pas rien. Ceux qui critiquent sa foi sont manipulés par les banquiers et les psychiatres. Ces personnes sont mauvaises, car elles favorisent la passivité chez l’homme. La scientologie veut justement que chaque être humain conçoive sa vie en pleine conscience. Garder l’esprit clair est une condition préalable. Les médicaments et les drogues sont interdits. Et l’alcool ? Ronald est plus indulgent à ce propos, ce n’est même pas un sujet sur lequel s’attarder. Lui-même boit à peine, mais la consommation de l’alcool est très ancienne, en revanche les drogues contiennent des particules chimiques. En outre, une dose d’alcool part du corps en trois heures, tandis que le THC se niche dans les graisses du corps.

«  Pétasse  !  », une dame d’un certain âge en jogging et cache-oreilles rose insulte une autre dame qui sort son chihuahua blanc. La promeneuse de chien continue sa route sans s’en rendre compte, mais la dame d’un certain âge ne cesse de grogner. Admirative  –  je suis toujours bon public pour les fous invétérés de la ville –, je regarde la dame, d’une façon engageante. Cela fonctionne. Elle a soixante-quatre ans et est contre les femmes qui soignent leur apparence. Elles le font seulement pour plaire à leur homme. Et ensuite elles se plaignent qu’il n’y ait pas d’égalité entre les sexes ? Chaque femme qui passe est grondée de manière virulente. Des femmes qui ne me sautent nullement aux yeux sont sélectionnées par mon idéaliste féministe, par exemple parce qu’elles se sont teints les cheveux. Elle est également végétarienne, lance-t-elle, spontanée, un être humain qui ne se pose pas de questions sur la viande qu’il mange ne peut pas être une bonne personne. Elle ne va plus à la campagne, ils sont trop racistes là-bas, il y a trop de petits Blancs. Si les Noirs nous faisaient juste un peu ce que nous leur avons infligé par le passé, on ne le digérerait pas. Elle espère que cela arrivera un jour. Elle continue sa route en braillant. Ronald était à côté de moi, mais semble n’avoir rien vu.

Politiquement, la scientologie est plutôt orientée à droite qu’à gauche, dit-il, la droite stimule les gens qui font quelque chose de leur vie, ceux qui travaillent dans la société. Alors que la gauche finance le loser, ce qui ne peut jamais conduire à une société saine. Et c’est ce à quoi la scientologie aspire, une société saine. Le programme de la dianétique se concentre d’abord sur des personnes qui ont encore quelque chose de sain en elles. Le sans-abri qui se soûle sur la voie publique n’est pas immédiatement aidé. L’idée sous-jacente, c’est que cela prendrait trop de temps avant qu’il soit aidé durablement et puisse vivre correctement, alors que quelqu’un qui a juste besoin d’un petit coup de pouce sera rapidement à nouveau sur la bonne voie, ensuite il pourra aider les autres. Un énorme camion s’arrête à côté de nous, un jeune homme blond et robuste saute de sa cabine. Il semble venir d’Europe de l’Est, sur sa plaque d’immatriculation est marqué LV. Il ne parle ni français ni anglais. Il doit aller à la Foire de Paris et semble très pressé. Avec des gestes et des dessins, je tente de lui expliquer par où il doit passer. « Tjoep », lui dis-je chaque fois que ma main passe au-dessus d’un pont ou d’un tunnel. « Tjoep », répète-t-il chaque fois sérieusement, cela semble lui dire quelque chose plus qu’à moi. Avec mes dessins, il se précipite vers son camion et démarre.

Une femme avec une coupe de cheveux qui ressemble à de la choucroute nous croise en sens inverse, tout étonnée je la suis du regard. Elle s’arrête, recule et fait descendre sa vitre. «  Je roule à contresens ? », demande-t-elle d’un ton détaché. Je hoche la tête. Elle remonte sa vitre et continue de rouler à contresens. Ronald aimerait que la société redevienne comme avant, comme dans son enfance, à la campagne. Il n’y avait pas de problèmes à l’époque, et personne ne consommait de drogue, on pouvait dormir à la belle étoile sans s’inquiéter. Il veut que tout le monde soit heureux et gagne assez d’argent. Ronald lutte pour un monde meilleur. Un monde dans lequel personne n’aurait besoin de prendre des drogues. Il me propose d’aller au centre de documentation de la scientologie ensemble, après le travail, il y a des livres très intéressants au sujet des drogues. Je peux me les acheter pour me faire ma propre opinion. Il y a six tas de merde humaine posés sous les arcades, près de la boutique du musée. Un derrière chaque pilier. Je retiens mon souffle et les pousse un par un dans le caniveau avec ma pelle.

Extrait de "Il est 5 heures Paris s'éveille - Mémoires de balayeuse", d'Anna Livart aux éditions de l'Opportun, mai 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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