Et bientôt un Donald Trump en Allemagne ? En tout cas, le terrain sociologique s’y prête dans la plupart des démocraties européennes<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Et bientôt un Donald Trump en Allemagne ? En tout cas, le terrain sociologique s’y prête dans la plupart des démocraties européennes
©Reuters

Chérie, j’ai rétréci les classes moyennes

Faute d'offre politique convenable, les classes moyennes semblent se tourner vers les partis populistes. C'est le cas avec Trump aux Etats-Unis. Comprendre ce que veulent ces personnes qui se sentent écrasées ou oubliés aujourd'hui semble être un des enjeux majeurs de nos démocraties.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

Voir la bio »

Atlantico : Le Washington Post a récemment publié une analyse faisant le parallèle entre la situation des classes moyennes en Allemagne et aux Etats-Unis. Que nous apprend-elle de la situation actuelle de ces populations en Occident et de leurs aspirations communes ?

Christophe Bouillaud : On retrouve dans cette analyse un constat désormais courant pour décrire l’évolution des sociétés occidentales depuis un quart de siècle : la hiérarchie des revenus et des patrimoines tend à s’étendre à la fois vers le bas et vers le haut, de ce fait, le milieu de cette hiérarchie - les classes moyennes -, même s’il tend à rester majoritaire, tend à se restreindre. Cette situation apparait évidemment comme très menaçante pour les membres des classes moyennes qui ne se sentent pas capables de rejoindre l’univers des classes moyennes supérieures par ailleurs en extension et qui ont peur en plus d’être rejetés vers l’enfer social des classes populaires. Cette menace joue à la fois à court terme et à long terme. C’est en effet à la fois une crainte pour soi-même et pour ses descendants directs.

Il faut rappeler qu’en France, le thème est depuis longtemps d’actualité puisque l’on parle de "panne de l’ascenseur social" depuis une dizaine d’années au moins, et qu’un certain Jacques Chirac a gagné l’élection présidentielle de… 1995 sur le thème de la "fracture sociale". La différence avec ces thématiques anciennes, c’est qu’aujourd’hui toutes les preuves statistiques sont disponibles de cet éclatement vers le haut et vers le bas des sociétés occidentales. L’OCDE elle-même l’a acté il y a deux ou trois ans. Concrètement, cela correspond à la dualisation du marché de la consommation de masse : le luxe pour tous (ou presque) d’un côté et le low cost pour tout le monde (ou presque) de l’autre, soit pour donner un exemple, l’explosion du nombre de voitures SUV vendues pour afficher son statut social pour les classes moyennes supérieures et la création des "bus Macron" pour permettre aux classes populaires de se déplacer.

L'évolution des classes moyennes dans les sociétés occidentales semble montrer qu'elles sont de plus en plus "écartelées" ou "écrasées" entre une classe moyenne basse et un classe moyenne haute, et donc moins identifiables. Pouvez-vous expliquer ce phénomène ? Qu'est-ce qui explique ces transformations ?

Les raisons de ces évolutions sont bien sûr multiples. 

Il y a d’abord l’évolution de la part de l’économie la plus productive, celle où est produite la valeur ajoutée d’une économie développée. Les bons jobs d’exécution dans l’industrie disparaissent depuis les années 1970 parce qu’ils sont soit délocalisés dans un pays low cost, soit remplacés par une automatisation/robotisation de la production. Par ailleurs, la décomposition des grandes firmes industrielles en autant de petites structures indépendantes juridiquement permet aussi de reclasser des gens dans les services et de moins les payer. Tendanciellement, il ne reste alors que des jobs très qualifiés et très bien payés d’un côté et des jobs de service très peu qualifiés et mal payés de l’autre, pour caricaturer l’ingénieur salarié de la Firme bien connue pour ses succès mondiaux et la femme de ménage employée indirectement via une société de service à nettoyer la nuit son bureau. De fait, les marchés du travail ont partout tendance à se dualiser : certains travailleurs paraissent indispensables car très qualifiés et d’autres beaucoup moins. 

Il y a ensuite la crise financière des Etats depuis les années 1970 qui a amené à payer relativement moins les personnes assurant des fonctions d’intérêt collectif ou à réduire leur nombre. Aux Etats-Unis, après 2008, une large part de l’affaiblissement de la classe moyenne correspond à des licenciements de pompiers, de policiers, d’enseignants, etc. pour compenser les baisses de recettes des Etats fédérés. En Europe, c’est largement la même chose, même si c’est plutôt des baisses de revenus qu’on a observées et de moindres recrutements. 

Enfin, il y a l’effet qu’ont souligné les travaux de Thomas Piketty publiés dans son livre, le Capital au XXIème siècle : la longue période de paix qu’a connue l’Occident depuis 1945 a permis de reconstituer les patrimoines et donc a redonné du poids à l’héritage dans le destin de chacun d’entre nous. Nos sociétés ont de nouveau de riches héritiers en leur sein. 

Le phénomène est donc multi-causal. Il a été sans doute renforcé par le fait qu’aucun parti politique n’a voulu vraiment s’y opposer, malgré les grands discours comme celui sur la "fracture sociale" de J. Chirac en 1995. Les tendances que je viens de décrire brièvement sont en effet à l’œuvre depuis des décennies, mais aucune grande mesure de politique économique et sociale n’a été prise pour contrer ces évolutions. Bien au contraire, les décisions politiques ont plutôt renforcé ces tendances, par exemple en autorisant de fait l’évasion fiscale des futures multinationales de l’internet au nom de la nouvelle frontière économique que cela représentait. De même, tout le monde politique prétend privilégier l’essor des PME qui créent des emplois sans se rendre compte que, globalement, les PME payent mal leurs employés, en tout cas bien moins que les grandes firmes qui, par ailleurs, utilisent ces mêmes PME comme sous-traitantes. L’OCDE a de même montré que l’affaiblissement des syndicats expliquait une bonne part de la dualisation du marché du travail et l’augmentation des inégalités salariales – or partout, depuis les années 1970, les gouvernements occidentaux ont voulu affaiblir les syndicats de salariés au nom de la compétitivité. Bref, cette augmentation des inégalités de revenus et de patrimoines n’a pas été vue jusqu’aux années récentes comme un problème à traiter, bien au contraire, on y a vu un prix à payer pour augmenter la performance globale des économies.

Dans de nombreux pays, cette évolution de la stratification sociale semble entraîner une montée en puissance des politiques dites "populistes". Trump illustre aujourd'hui ce phénomène aux Etats-Unis. Dans quelle mesure ce phénomène peut-il s'expliquer par l'évolution sociologique des classes moyennes ? 

Le phénomène Trump, en dehors de ses aspects proprement raciaux, voire racistes typiques des Etats-Unis, s’inscrit effectivement dans une longue série de phénomènes politiques qui indique qu’une bonne partie des classes moyennes cherche désormais une protection contre les évolutions que je viens de décrire en dehors des partis traditionnels. Il faut d’ailleurs noter que les grands partis qui dominent encore aujourd’hui la scène politique ouest-européenne – socialistes et chrétiens-démocrates principalement - étaient nés au XIXème siècle pour protéger les classes populaires des maux liés aux marchés libéralisés de l’époque. Ils sont en train de mourir de ne plus être capables de remplir cette fonction historique de protection. Etant donné que les bons jobs de classe moyenne sont en nombre limité ou qu’ils sont concurrencés par des sites étrangers de production, il est logique pour une force nationaliste de vouloir les réserver aux natifs ou de recourir au protectionnisme. C’est en plus une analyse simple à faire passer auprès du public – bien plus que la diminution du temps de travail par exemple.

Il faut ajouter aussi que dans beaucoup de pays d’immigration la division classes moyennes/classes populaires recouvre aussi une opposition, certes plus fantasmée que réelle d’ailleurs, natifs/immigrants, mais politiquement opérante. Par ailleurs, le fait de traiter dans la plupart des discours médiatiques des élites économiques les classes populaires en difficulté comme des personnes inadéquates, responsables de leur triste sort par leur bêtise ou leur imprévoyance, ne peut qu’inquiéter encore plus les personnes qui se sentent destinées à rejoindre ce groupe ainsi ouvertement méprisé. 

Quelles demandes de la classe moyenne ignorées pas les offres politiques actuelles lui donnent-elles l'impression d'être à ce point abandonnée ?

Elles sont multiples : le point central n’est autre que l’état du marché du travail. Les statistiques sont à mon avis trompeuses. En Allemagne, le pays est soi disant au plein emploi. Cependant ce résultat a été obtenu au prix d’une forte dualisation du marché du travail. Cela veut dire qu’il y a des millions d’Allemands qui travaillent certes, mais qui se sentent coincés dans un mauvais job qui en plus pourrait tout aussi bien être pris par le premier migrant de passage et des millions d’autres qui ont certes un bon job, mais qui ont peur de le perdre et de tomber dans la catégorie des perdants. 

Par ailleurs, le fait que pendant des années les politiques aient repris le discours simpliste de certains économistes, selon lequel la libération des échanges et la modernisation des entreprises ne faisaient au final que des gagnants, ne peut en effet qu’énerver les classes moyennes, qui constatent le contraire.  De fait, il aurait fallu avoir des stratégies claires et réalistes de reconversion des perdants, et surtout des stratégies que ces perdants acceptent d’endosser. On ne peut pas demander aux gens de renoncer à tous les agréments de leur vie au nom de leur nécessaire reconversion. Par ailleurs, derrière les craintes des classes moyennes, il faudrait aussi bien comprendre qu’il y a le sort des classes populaires. La précarité à vie qui est devenue la norme dominante pour les classes populaires ou encore pire le maintien dans l’inactivité forcée qu’une grande part de ces dernières subissent ne constituent un idéal pour personne – d’ailleurs bizarrement les classes moyennes supérieures et les classes supérieures font tout pour garantir la stabilité de leur vie et un travail supposé utile à la société ! La peur du déclassement a été dans le passé un puissant motif d’action des classes moyennes, il faudrait sans doute agir d’urgence pour que cette peur diminue en redonnant un espoir d’un travail de qualité, stable et rémunérateur, aux gens ordinaires, ou bien il faut s’attendre comme on dit à des temps intéressants. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !