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Emmanuel Macron célèbre Jeanne d'Arc à Orléans mais y gagnera-t-il des électeurs ?
©DR

Elle est où Jeanne ?

Voilà maintenant près de deux cent ans que tous les mouvements politiques français essayent de récupérer la figure de Jeanne d'Arc. Emmanuel Macron ne semble pas échapper à la règle comme en témoigne son discours ce dimanche lors des fêtes johanniques à Orléans.

Laurent Avezou

Laurent Avezou

Laurent Avezou est historien, spécialiste des mythes historiques. Il a notamment publié Raconter la France : histoire d’une histoire (Paris, Armand Colin, 2008), La Fabrique de la gloire : héros et maudits de l’histoire (Paris, PUF, 2020), et Verdun et les lieux de mémoire de la première guerre mondiale (Paris, Larousse, 2024).

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Atlantico : Emmanuel Macron est à Orléans ce dimanche 8 mai, où il prononce un discours dans le cadre des fêtes johanniques qui célèbrent la sainte patronne de la France, Jeanne d'Arc. Quelles sont à votre avis les raisons qui ont conduit le ministre de l’Economie à cet événement ?

Laurent Avezou : Le ministre de l’Economie –  remarquable par sa jeunesse, comme Jeanne d’Arc – entretient une image d’outsider dans la classe politique, et au sein de la tendance socialiste, dont il s’est démarqué en lançant son propre mouvement, "En marche !" (comme celle qu’accomplit Jeanne, depuis son Barrois natal, à travers des contrées hostiles, pour rejoindre le "gentil dauphin" Charles sur les bords de la Loire). Il doit compenser son image de haut-fonctionnaire, ancien banquier d’affaires et qui n’a jamais été désigné par le suffrage des urnes, en créant la surprise, par le rapprochement avec une figure historique hors du commun, qui, en son temps, a représenté comme une intrusion du merveilleux, de l’inattendu, dans un jeu politique qui semblait frappé de paralysie et qu’elle a fait bouger, simplement en croyant en sa bonne étoile et en l’inspiration divine de sa mission. Bien entendu, ce dernier aspect n’a aucune incidence sur la démarche d’Emmanuel Macron, qui ne va pas à Orléans pour draguer la France conservatrice et cléricale. Mais, à mon avis, c’est le côté "effet de surprise" qui l’inspire le plus dans la figure johannique.

De nombreuses mouvances incluent Jeanne d’Arc dans leur patrimoine historico-politique : la droite légitimiste, la droite nationaliste-laïque, la droite catholique libérale ou sociale, les souverainistes, les républicains de gauche ou de droite, les humanistes, les radicaux, et même une partie de la gauche plus radicale (cf. le livre de Bensaïd, membre de la Ligue communiste). Quelles sont les différentes interprétations politiques du destin de Jeanne d’Arc, et par quoi sont-elles respectivement motivées ?

Jeanne d’Arc est une figure historique d’une plasticité extraordinaire : c’est comme une cire molle sur laquelle on peut appliquer l’imagerie politique de son choix. On a peine à concevoir aujourd’hui qu’elle ait été, au XIXème siècle, une icône de la gauche républicaine qui l’a redécouverte après plusieurs siècles d’occultation relative, comme l’ont bien montré les travaux de Gerd Krumeich et Colette Beaune. Il est vrai que Jeanne était une figure plus encombrante qu’autre chose aux XVIème et XVIIème siècles, pour la monarchie qui n’aimait guère se souvenir qu’elle avait dû son salut à une fille de laboureurs, donc de paysans relativement aisés, mais dont le profil social cadrait mal avec la conception autosuffisante de la caste nobiliaire et ecclésiastique qui entourait le trône. Alors que la monarchie instable du XVèmesiècle, dans le contexte de crise de la guerre de Cent Ans, pouvait encore admettre l’irruption ponctuelle d’un élément irrationnel comme Jeanne d’Arc, sa caution était devenue inconvenante pour la monarchie absolue des siècles suivants. Au XVIIIème siècle, c’est l’anticléricalisme des Lumières qui se gausse de cette pauvrette confite en superstitions, aisément manipulable, que moque Voltaire dans son poème héroï-comique La Pucelle.

Tout change donc au XIXème siècle : à l’époque où le nationalisme est une valeur de gauche, Jeanne d’Arc est exaltée comme la fille du peuple qui sauve la France vendue aux Anglais par la reine étrangère Isabeau de Bavière (cette autre Marie-Antoinette) et délaissée par le falot Charles VII, qui ne croit même pas en sa propre légitimité : Jeanne sauve la France malgré le roi, et il est logique que le roi la laisse tomber, après qu’elle a fait son office en libérant Orléans et en permettant son sacre.

Nouveau basculement, au tournant du XIXème et du XXème siècle, quand, après l’affaire Dreyfus, le nationalisme devient une valeur refuge de la droite cléricale et xénophobe : pour l’Action française, Jeanne, c’est la pure Française, qui défend son pays contre les métèques, aussi bien les envahisseurs que les mauvais Français (Anglais d’hier comme Boches et Juifs du moment). La réinvention de Jeanne en antithèse du Juif, avant la Première Guerre mondiale, est un phénomène tout à fait frappant qu’a bien mis en valeur Michel Winock, notamment. Enfin, après la guerre, la canonisation de Jeanne (très tardive, en 1920, ce qui montre la gêne relative de l’Eglise à son égard) marque une réappropriation cléricale du personnage, mais qui n’est pas exclusive des précédentes. A l’heure actuelle, ces différentes couches idéologiques se sont sédimentées et restent simultanément actives : Jeanne peut être célébrée par le Front national autour de la statue de la place des Pyramides (mais la dernière manifestation n’a guère fait recette), tout en restant pour d’autres, dans une optique libertaire, celle qui a dit non, et qui s’est vaillamment écartée des sentiers battus.

Plus largement, les Français sont-ils sensibles à l’exploitation politique de la référence à Jeanne d’Arc ? A quels autres personnages comparables se réfèrent les courants politiques ? Et dans quelle mesure ces références pèsent-elles encore sur la vie politique française ? 

Saturée de sollicitations mémorielles, l’Histoire est devenue un marché dans lequel chacun vient chercher les ingrédients nécessaires à la confection de sa petite recette, et peu importe la provenance et la date de péremption ! Faisant bien plus appel au sentiment qu’à la connaissance, ces manipulations font peu de cas de la pertinence historique. Jeanne d’Arc manifeste historiquement l’importance de la "religion royale" à la fin du Moyen Age, la manière dont la cause du roi et la cause de Dieu pouvaient se confondre dans l’esprit des habitants du royaume de France, même s’ils n’en recueillaient qu’un écho déformé. Cette dimension n’a plus d’importance aujourd’hui. Il reste cet aspect très heroic fantasy d’une figure hors du commun qui flatte en chacun de nous le besoin de dépassement. Mais je neme  fais guère d’illusions sur le souci historique de la plupart de ceux pour lesquels Jeanne d’Arc prend sans doute le visage de Milla Jovovitch dans le film de Luc Besson.

Quant au panthéon des personnages les plus sollicités dans l’opinion politique, il frappe par sa continuité, et on y retrouve des référents isolément applicables à Jeanne d’Arc : le besoin de dépassement, avec Napoléon, le courage de dire non, à droite surtout avec de Gaulle, à gauche avec Jaurès. Ceux-là ont bien résisté à l’usure du temps. D’autres n’ont pas franchi la barre : le baroud d’honneur de Vercingétorix face à César présente une facette ringarde du patriotisme qui ne fait plus vibrer, et Clovis, le premier roi baptisé, sent trop le bénitier. L’Histoire propose, mais c’est la postérité qui dispose.

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