La gauche et le (difficile exercice du) pouvoir : pourquoi le problème est beaucoup plus profond que ce qu'elle a l’air d’imaginer<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
La gauche et le (difficile exercice du) pouvoir : pourquoi le problème est beaucoup plus profond que ce qu'elle a l’air d’imaginer
©Reuters / Pool New

Du rêve à la réalité

Mardi 3 mai, François Hollande se rend au colloque "La Gauche et le pouvoir" organisé par la Fondation Jean Jaurès, Terra Nova et La Fondation européenne d’études progressistes.

Bruno Cautrès

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections. Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques. Il est notamment l'auteur de Les européens aiment-ils (toujours) l'Europe ? (éditions de La Documentation Française, 2014) et Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) avec Anne Muxel (Classiques Garnier, 2019).

Voir la bio »
Yves Roucaute

Yves Roucaute

Yves Roucaute est philosophe, épistémologue et logicien. Professeur des universités, agrégé de philosophie et de sciences politiques, docteur d’État en science politique, docteur en philosophie (épistémologie), conférencier pour de grands groupes sur les nouvelles technologies et les relations internationales, il a été conseiller dans 4 cabinets ministériels, Président du conseil scientifique l’Institut National des Hautes Etudes et de Sécurité, Directeur national de France Télévision et journaliste. 

Il combat pour les droits de l’Homme. Emprisonné à Cuba pour son soutien aux opposants, engagé auprès du Commandant Massoud, seul intellectuel au monde invité avec Alain Madelin à Kaboul par l’Alliance du Nord pour fêter la victoire contre les Talibans, condamné par le Vietnam pour sa défense des bonzes.

Auteur de nombreux ouvrages dont « Le Bel Avenir de l’Humanité » (Calmann-Lévy),  « Éloge du monde de vie à la française » (Contemporary Bookstore), « La Puissance de la Liberté« (PUF),  « La Puissance d’Humanité » (de Guilbert), « La République contre la démocratie » (Plon), les Démagogues (Plon).

Voir la bio »

Atlantico : Dans une interview accordée au magazine Society, Manuel Valls a déclaré que "pendant ses dix ans d’opposition, la gauche s’est mal préparée à l’exercice du pouvoir". Il y a une semaine, c'était le ministre des Finances qui se désolait du fait que "les premières critiques vis-à-vis de l'action gouvernementale ne viennent pas de l'opposition [mais] de la gauche qui n'aime pas la difficulté de l'exercice du pouvoir" (voir ici).  Ces deux "justifications" ne sont-elles pas largement insuffisantes pour expliquer le problème de la gauche au pouvoir ? En quoi pourrait il s'agir d'une crise existentielle, plus profonde, découlant d'une incapacité à redistribuer, du fait des contraintes économiques actuelles ? 

Yves Roucaute : Cette question est intéressante car elle met le doigt sur un problème sémantique et politique. En réalité, la gauche n'existe pas. Ce qui existe, c'est la volonté de s'approprier dans l'imaginaire un projet qui s’appellerait "la gauche". Quand les gauches sont confrontées à des questions importantes comme ici celle de la gouvernance dans un contexte de mondialisation, le mot révèle une sorte d'imposture. 

Sous la IVe République, il était inimaginable que les socialistes qui étaient parfois au gouvernement fassent une quelconque alliance avec la gauche révolutionnaire, ils leur préféraient les centristes voire la droite. Plus loin encore, sous la IIIe République, la gauche "syndicale" composée d'anarchistes et de révolutionnaires détestait les socialistes et dénonçait, comme Millerand, le ministérialisme des personnes qui acceptaient de participer aux gouvernements successifs. Cette gauche avait même imposé au congrès de la CGT le refus de toute alliance. L'opposition entre les gauches a toujours été réelle et parfois aussi violente. On se souvient que c'est la gauche socialiste qui n'a pas hésité à réprimer les grandes grèves de la gauche révolutionnaire. 

En fait, l'idée d'une union de la gauche est extrêmement neuve puisqu'elle date de 1974. C'est donc une pure illusion créée par le programme de l'union de la gauche et qui n'a tenu qu'un temps puisque quelques années plus tard elle volait en éclat.

Toute une partie de la gauche a pour autant toujours été réformiste. Mais celle-ci a souvent été malmenée par les révolutionnaires, François Mitterrand jouant des uns et des autres au gré des vents et des intérêts... En 1981 donc, la gauche est incapable de gérer parce que le Président a fait alliance avec la gauche communiste qu'il a préférée un temps à la gauche gouvernementale, incarnée par exemple par Jacques Delors.

Aujourd'hui, on découvre le pot-aux-roses : il y a des roses rouges, qui croient toujours à la lutte des classes, née de la révolution industrielle, qui n'admettent pas que l'entreprise puisse être un lieu de création. En face d'elles existe une gauche réformiste, celle de Macron, Valls, Le Guen, qui tente de mettre en place une culture gouvernementale. François Hollande doit être entre les deux car s'il se met sur le dos la gauche radicale, il n'a aucune chance d'être réélu.

Bruno Cautrès : Les réactions et récentes déclarations de Manuel Valls et Michel Sapin montrent en fait assez bien l’éclatement et même la division de la gauche entre deux courants : l’un gestionnaire et qui accepte l’intégration économique européenne et mondiale et l’autre, plus critique vis-à- vis de l’économie de marché ouverte et mondialisée et demandeur d’une transformation sociale plus radicale. Entre ces deux gauches, une coalition d’intérêts peut se manifester, par exemple lors du second tour de l’élection présidentielle (en 2012 une très forte majorité des électeurs de Jean-Luc Mélenchon avaient voté François Hollande au second tour, l'une des explications de sa victoire), mais la contradiction est néanmoins très forte. Dans un contexte de croissance économique, la contradiction pourrait être atténuée à défaut d’être résorbée. Mais dans un contexte comme celui d’aujourd’hui, où il a fallu hiérarchiser les objectifs de l’action publique et tenter de combler les déficits publics, la contradiction entre ces deux gauches est exacerbée.

Les vœux du président pour l'année 2014 ont marqué le tournant libéral du quinquennat. L'acceptation de l'économie de marché par un gouvernement de gauche ne peut théoriquement tenir que grâce à la contrepartie d'un surplus de redistribution. Cependant, le fait que le gouvernement actuel ne soit pas dans une situation économique qui le lui permet peut-il le conduire à une forme de paralysie ? En quoi la gauche au pouvoir, confrontée à cette réalité, est-elle en train de muter ? 

Yves Roucaute : Que peut cette gauche réformiste, et cette sociale-démocrate ? Tout d'abord il lui faut se tourner vers une gauche plus cohérente et se débarrasser de cette vieille gauche révolutionnaire, de ses logiques du 19e siècle, et ressembler un peu plus à celles qui existent en Allemagne ou aux Etats-Unis.

Le problème auquel elle a affaire, c'est qu'elle doit compter sur l'Etat pour faire les réformes, et c'est bien là son problème. Si elle veut mener des réformes, elle pense les mener par le biais de l'Etat et une politique redistributive. Deux leviers traditionnels de la sociale-démocratie. 

La gauche française a raté le virage de Rocard qui appelait de ses vœux une révolution de ses logiciels. François Mitterrand a finalement gagné, et c'est là l'origine des problèmes auxquels François Hollande doit faire face.

Est-ce que François Hollande peut s'en tirer ? Il ne peut plus faire de ponction sans provoquer une augmentation du chômage. Tout ce qu'il peut espérer, c'est être tiré par le développement européen et international en priant pour que la reprise se confirme pour espérer se présenter en 2017.

Bruno Cautrès : Les contraintes économiques et budgétaires ont amené la gauche française, et en particulier le PS qui est aujourd’hui seul (ou presque) au gouvernement, à s’adapter et même à muter dans son rapport à l’économie de marché. Beaucoup d’observateurs ont souligné, à juste titre, la contradiction entre le choix d’une politique de l’offre totalement assumée lors de la conférence de presse de François Hollande du 14 janvier 2014 et la tonalité du discours du Bourget lorsque François Hollande déclarait "mon ennemi, c’est le monde de la finance". Mais cette contradiction n’est que relative ; le discours du Bourget comportait aussi une tonalité gestionnaire, de "redressement des comptes publics", utilisée aussi par François Hollande pour attribuer en creux la responsabilité de la situation des déficits publics à Nicolas Sarkozy. Et François Hollande promettait qu’après le redressement des comptes publics, viendrait le temps de la redistribution.

La conciliation entre redistribution et compétitivité de l’économie est une problématique qui ne date pas, à gauche, d’aujourd’hui ni du quinquennat Hollande. L’adaptation de la gauche à l’économie de marché a pris une forte inflexion il y a déjà près de… 30 ans déjà, sous l’effet de l’intégration économique européenne et internationale de la France. La gauche a connu, depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, d’importantes tensions et débats sur la mondialisation et le rapport à l’économie ouverte à l’international. L’affrontement idéologique entre une gauche gestionnaire et "réaliste" et une gauche qui souhaite des transformations sociales plus radicales remonte même à plus loin encore, elle s’est toujours exprimée dans l’histoire de la gauche française. Mais dans l’histoire récente, la période du milieu des années 1980/début des années 1990 marque une très importante rupture au sein de la gauche de gouvernement. Ses bases idéologiques et son rapport à l’économie ont été fortement perturbés depuis cette période marquée par une réduction des affrontements idéologiques et une forme de consensus sur la fin de "l’exception française" et la nécessaire adaptation de la France à l’économie mondiale. L’expérience de la gauche au pouvoir, entre 1981 et 1988 notamment (et malgré la cohabitation de 1986 à 1988), confrontée aux réalités de l’exercice du pouvoir, à l’économie internationale et à l’épuisement budgétaire de l’Etat-providence, tout ceci a considérablement atténué le climat des grands affrontements idéologiques caractéristiques des décennies de l’après-guerre. Les transformations politiques et celles du paysage électoral (Parti communiste en déclin électoral, extrême-droite émergente, abstention croissante à tous les scrutins) sont venues ajouter leur part pour transformer le paysage social et politique de la France et celui de la gauche.

Comme l’a bien analysé Eddy Fougier dans ses travaux sur l’altermondialisme, ces éléments expliquent l’éclosion au milieu des années 1990 d’une forte contestation de la mondialisation en France dont on peut trouver des traces dans de nombreux mouvements sociaux ou mobilisations encore aujourd’hui. La gauche au pouvoir, depuis cette période, doit donc naviguer entre deux objectifs et faire face à d’importantes contradictions : entre rester fidèle aux objectifs de redistribution ou de lutte contre les inégalités et améliorer la compétitivité des entreprises françaises dans un contexte mondialisée, l’équilibre n’est pas évident. Des personnalités comme Manuel Valls ou Emmanuel Macron, Michel Sapin également, sont bien représentatives de cette mutation de la gauche et des tensions que cette mutation suscite en son sein.

En 2011, le think-tank Terra Nova rédigeait une note qui préconisait de se détourner des populations ouvrières au profit des populations "urbaines" et "diplômée", et de défendre les populations issues de l'immigration (voir ici). Ce tournant sociétal, basé sur un "changement de peuple" est également régulièrement avancé pour expliquer la mutation du pouvoir socialiste. Ne s'agit-il pas plutôt, ici encore, d'une contrainte découlant d'un phénomène plus profond ? 

Yves Roucaute : D'un point de vue purement cynique, Terra Nova a parfaitement raison. Il n'y a pas d'avenir politique pour ceux qui veulent perpétuer une tradition ouvriériste, toujours moins nombreuse. Si le PS veut construire son avenir, il doit abandonner les logiciels qu'il avait auparavant et parler aux classes moyennes supérieures. Or, le PS a commencé à draguer ces électeurs mais pris dans ses anciennes alliances, il peine à le faire. Il y a longtemps que le PS n'est plus un parti ouvrier. Il l'est resté un peu dans le Nord et dans les Bouches-du-Rhône, mais le parti ouvrier aujourd'hui c'est le Front national. Il est simplement temps que le PS prenne en compte la révolution numérique et les nouvelles catégories "bobo".

Bruno Cautrès : La note de Terra Nova avait alors suscité de forts débats à gauche. Elle était d’ailleurs moins tranchée dans ses conclusions mais il est vrai qu’elle proposait une nouvelle alliance des forces sociales et politiques permettant à la gauche de gagner la présidentielle de 2012. La proposition d’une nouvelle alliance, laissant de côté les classes populaires davantage tournées vers le vote FN, n’était pas sans lien avec la transformation du rapport de la gauche, notamment du PS, à l’économie et l’acceptation des contraintes liées à la compétitivité mondiale. Tout ceci traduit bien un phénomène plus profond qui remonte également à 20 ou 30 ans. Les pays européens, sous l’effet des transformations économiques et sociales liées à la mondialisation, ont vu leurs espaces politiques profondément perturbés et modifiés. Alors que l’espace idéologique et partisan était, dans ces pays, très largement structuré ou balisé par le clivage gauche/droite, un nouveau clivage est apparu : le clivage entre les "gagnants" et les "perdants" de la mondialisation, selon les termes du sociologue Hanspeter Kriesi. Ces deux univers ne recoupent pas les mêmes groupes sociaux que ceux des "gagnants" et des "perdants" du capitalisme industriel hérité du 19e siècle. La capacité à faire face, notamment par son expertise technique ou culturelle, aux changements rapides imposés sur les marchés économiques par la mondialisation est une donnée clé pour appartenir, aujourd’hui, au camp des "gagnants". En proposant un "changement de peuple", même relatif, la note de Terra Nova tirait des conséquences politiques et stratégiques de ces évolutions majeures.

La politique française montre, à partir de ces mutations, un double visage : la "tripartition" de son espace idéologique (avec un FN solidement ancré dans les milieux populaires) et l’immense déception de nombreuses couches de l’électorat tant vis-à-vis de la droite et du centre que de la gauche. Ces deux visages de la politique française aujourd’hui ne sont pas l’apanage de notre pays : les travaux universitaires conduits en Europe montrent qu’il s’agit là de phénomènes puissants dans d’autres pays. Dans d’autres pays européens, les tensions politiques liées au monde globalisé s’expriment dans les deux dimensions du conflit socioéconomique et du conflit dit "culturel" par certains. La politique en Europe n’est donc plus interprétable seulement comme un conflit entre la gauche et la droite sur l’enjeu de la redistribution de la richesse et du combat contre les inégalités.

Confrontée à une telle impossibilité, la gauche peut-elle encore trouver les ressources permettant de se "réinventer", et offrir un projet en adéquation avec ses "valeurs" ? 

Bruno Cautrès : C’est, semble-t-il, l’objectif de la "Belle Alliance populaire" proposée il y a peu par Jean-Christope Cambadélis. Selon les termes employés par le leader du PS, il s’agit désormais de construire, autour de la candidature Hollande 2017, une "Belle Alliance populaire" dont l’objectif est "d’élaborer une alternative au libéralisme ambiant et au nationalisme montant". Lancée le 13 avril, la veille de l’émission "Dialogues citoyens", cette "Belle Alliance populaire" semble un projet assez vide de contenu pour le moment. On ne voit en effet pas bien à ce stade-là quels sont les objectifs politiques de cette alliance, quels sont ses contours sociologiques également. Cette proposition ne repose pas du tout sur un effort de réflexion sur les transformations de la société française comme l’avait fait Terra Nova en 2011. Et cette "belle alliance" ne dit pour le moment rien sur des questions qui pourtant font fortement débat à gauche : la ligne économique, la question de l’intégration économique mondiale, mais aussi celle de la coalition des forces sociales et politiques porteuses de cette alliance. Si cette "belle alliance" se veut aussi "populaire", elle ne dit pas, pour le moment, de quelle manière elle entend faire revenir vers la gauche des classes populaires qui se sont tournées vers le FN. Pour se réinventer, la gauche devra faire nécessairement un retour à la fois critique et constructif sur le quinquennat Hollande.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !