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Vous croyez encore au suffrage universel ? Détrompez-vous, en 2017 ce sont les baby-boomers et les bobos qui décideront pour vous
©Reuters

Démocratie censitaire

Une récente étude montre le décalage sociologique non négligeable entre l'électorat attendu de la primaire à droite en 2016 et celui de la présidentielle de 2017. Un constat qui interroge une fois de plus les bienfaits réels du système des primaires dans notre démocratie.

Rémi Lefebvre

Rémi Lefebvre

Rémi Lefebvre est professeur de science politique à l'université de Lille 2 et chercheur au Ceraps. Ses domaines de recherche concernent entre autres les partis politiques, la démocratie, les campagnes électorales et les primaires. Il a notamment publié Les primaires socialistes, la fin du parti militant (Raisons d'agir, Paris, 2011).

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Yves Roucaute

Yves Roucaute

Yves Roucaute est philosophe, épistémologue et logicien. Professeur des universités, agrégé de philosophie et de sciences politiques, docteur d’État en science politique, docteur en philosophie (épistémologie), conférencier pour de grands groupes sur les nouvelles technologies et les relations internationales, il a été conseiller dans 4 cabinets ministériels, Président du conseil scientifique l’Institut National des Hautes Etudes et de Sécurité, Directeur national de France Télévision et journaliste. 

Il combat pour les droits de l’Homme. Emprisonné à Cuba pour son soutien aux opposants, engagé auprès du Commandant Massoud, seul intellectuel au monde invité avec Alain Madelin à Kaboul par l’Alliance du Nord pour fêter la victoire contre les Talibans, condamné par le Vietnam pour sa défense des bonzes.

Auteur de nombreux ouvrages dont « Le Bel Avenir de l’Humanité » (Calmann-Lévy),  « Éloge du monde de vie à la française » (Contemporary Bookstore), « La Puissance de la Liberté« (PUF),  « La Puissance d’Humanité » (de Guilbert), « La République contre la démocratie » (Plon), les Démagogues (Plon).

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Atlantico : Dans une étude récemment publiée par le Cevipof (consultable ici), le politologue Jérôme Jaffré montre que l'électorat potentiel de la primaire de la droite et du centre de 2016 sera bien plus âgé et bien plus aisé que l'électorat de la présidentielle 2017. Le candidat qui en sortira vainqueur sera-t-il donc celui des Français souhaitant préserver leurs intérêts et s'en tenir à un monde inventé en 1945 puis mis à jour en 1968 ? 

Rémi Lefebvre : Les primaires élargissent le cercle de la décision en matière de sélection du candidat. Les militants sont dépossédés du monopole de l'investiture au profit d'une nouvelle catégorie : les sympathisants. C'est pour partie le manque de diversité sociale de la population militante, guère à l'image de la population, qui justifie cette procédure. Mais les primaires ne sont absolument pas une garantie de représentativité sociale. Le précédent de 2011 est ici éloquent. Il y a eu près de 3 millions de participants aux primaires socialistes mais leur sociologie n'était guère décentrée par rapport à celle de la sociologie des adhérents. Concrètement, les sympathisants de gauche qui ont voté étaient politisés, diplômés, et surtout peu issus des milieux populaires ou des "quartiers" (Ségolène Royal en a fait les frais). L'étude de Jérôme Jaffré s'inscrit dans la continuité de ce constat. C'est plutôt le noyau de droite qui va aller à la primaire mais ce noyau offre un visage déformé de la droite et de son électorat.

Plusieurs facteurs jouent : le fait que l'électorat de droite le plus fidèle vieillit, que les personnes âgées en général sont la catégorie sociale la plus participationnniste car ayant le plus intégré par socialisation "le devoir du vote" et conservant une forte pratique religieuse, le fait que les inégalités intergénérationelles se creusent dans notre société et que "l'effet patrimoine" joue de plus en plus (il est concentré dans les strates les plus âgées de la population)… Il y a bien comme le dit Jaffré un effet censitaire induit par les primaires qui peut contribuer à en limiter fortement à la fois la portée démocratique et l'efficacité électorale. Au total, les primaires ne règlent pas le problème démocratique, voire l'amplifient.

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Yves Roucaute : Pour répondre sur le fond, il faut d’abord revenir ici sur le sens même des primaires, et la façon dont la droite a imité la gauche, qui elle-même a plaqué sur l’espace français cette technique politique participative venue des Etats-Unis. Deux éléments très importants sont à souligner ici.

Aux Etats-Unis, le système des primaires est extrêmement précis et contrôlé. Lors de l’inscription sur les listes électorales dans les Etats où il y a des primaires, il y a trois possibilités : l’électeur peut se dire "démocrate", "républicain" ou "indépendant". Dans les primaires fermées, seuls les électeurs inscrits auparavant sur les listes républicaines ont le droit de voter à la primaire républicaine, de même que les électeurs inscrits sur les listes en tant que "démocrate" ont le droit de voter pour les primaires démocrates.  Dans les primaires semi-ouvertes, peuvent également voter les électeurs indépendants dans l’une ou l’autre des primaires mais pas les deux à la fois. Le contrôle se faisant via les listes électorales. Dans les primaires ouvertes, il est possible à ceux qui sont inscrits, indépendants, démocrates ou républicains, d’aller voter dans la primaire de leur choix. Mais il reste impossible que des gens puissent aller voter à la fois aux primaires démocrates et républicaines en raison du contrôle des listes d’émargement. Enfin, notons qu’il existe aussi des Etats, comme l’Alaska ou l’Iowa par exemple, où il y a des "caucus" qui  eux ne sont ouverts qu’aux membres des partis. Ces différents types de désignation qui conduisent à envoyer des délégués à la convention qui va désigner le candidat, sont donc très surveillés. Cela évite certaines manœuvres qui verraient des électeurs d’un parti faire pencher la balance pour un candidat du parti opposé tout en votant dans son propre parti. 

Or, ce cas de figure n'est pas du tout exclu en France, où le processus manque de sérieux et où les effets de distorsion sont plus forts. On a voulu imiter le modèle américain sans s’en donner les moyens. Un socialiste, un communiste ou quelqu’un qui ne serait même pas inscrit sur les listes électorales, peut aller voter à la primaire des Républicains pour favoriser le candidat qu’il juge mieux apte à être battu. Et vice versa. II peut même voter plusieurs fois et s’octroyer des procurations comme on l’a vu lors de la primaire socialiste, il y a quatre ans. C’est un simulacre de primaires. 

Ce simulacre est accentué par la participation annoncée de ceux qui vont accepter d’aller jouer dans ces primaires. Dans cet environnement chaotique, désordonné et incontrôlé des primaires françaises, nous observons un phénomène d'exclusion très fort d'une grande partie de l'électorat concerné. En réalité, l'enquête confirme quelque chose que nous savons en science politique depuis de très nombreuses années : les jeunes et les plus pauvres sont moins mobilisés que les gens plus diplômés, plus riches et plus âgés. Nous n'avons pas une mobilisation en amont, au moment de l'inscription sur les listes électorales, qui pourrait motiver ces jeunes et ces plus démunis, et nous avons une mobilisation en aval qui s'opèrera de manière aléatoire en fonction de l’"intérêt" pour la politique. Sociologiquement, nous constatons, d’après ces sondages, l'exclusion d'une partie de la jeunesse, des gens les plus pauvres et des moins diplômés.

Cela a des effets politiques inquiétants. 

En particulier sur les critères de sélection des candidats. Ainsi, un sondage européen récent sur le Brexit montre que les jeunes y sont massivement opposés, alors que les personnes plus âgées y sont plus favorables. Deuxième illustration : l'économie numérique est en train de bouleverser le monde, et en particulier la France ; or, il est évident que les jeunes y sont plus sensibles que les plus âgés. Troisième illustration : les plus jeunes et les plus pauvres sont plus sensibles aux questions comme le chômage, le logement, l’environnement.  

Ce ne sont pas seulement les thèmes qui diffèrent mais aussi la perception globale. La manière de voir les problèmes des générations nouvelles n’est pas la même que celle des générations anciennes.

Il y a un imaginaire des personnes âgées construit en fonction d’une histoire longue, avec, par exemple, la mémoire des guerres d’Indochine et d’Algérie, celle de 1968, et même celle, structurelle, de l'opposition gauche-droite sous la forme très classique quand les partis de gauche croyaient encore à la révolution. Aujourd'hui, la jeunesse n’a pas cet héritage mémorial. L’effondrement du Parti communiste et de l'URSS, la déradicalisation d'une partie de la gauche, la prise en compte de la sécurité, un certain libéralisme économique accepté, la circulation, la vie dans la mondialisation, les réseaux, les exigences éthiques, etc. 

Or, qu’est-ce qu’un candidat ? C’est celui qui fait une offre. Les programmes des candidats à la primaire ne peuvent pas être les mêmes selon qu'ils s'adressent à une population diplômée, riche et âgée, ou à une jeunesse en difficulté, à une population pauvre et peu diplômée. 

On comprend que les candidats qui seraient les plus proches d’une offre qui serait entendue par la jeunesse et les plus pauvres, ont peu de chances de s’imposer. Or, cette offre est nécessaire car elle est la seule qui puisse permettre de recoller le système politique avec le pays et d’engager des réformes réelles au lieu d’un replâtrage auquel la droite nous a habitué depuis longtemps. Cela signifie que l’on risque de sacrer à la primaire un candidat qui sera incapable de répondre aux demandes de la grande majorité de l’électorat et qui restera englué dans une certaine protection des privilégiés du système, et j’entends ici tous ceux qui ne veulent pas faire bouger les lignes, aussi bien à gauche qu’à droite.

La conséquence la plus grave, ce n’est donc pas que ces primaires risquent d’être biaisées, mais que le rejet du système politique et de ses élites sorte renforcé par ce simulacre de démocratie. Le risque est grand que les gens les plus humbles et les plus jeunes, les premières victimes de la crise actuelle, aient le sentiment qu'on leur impose des candidats qui ne portent pas leurs aspirations au renouveau et aux mesures fortes, avec des choix programmatiques et comportementaux qui ne sont pas les leurs. Autrement dit, on risque d’avoir dès la nomination un rejet et l’impossibilité d’une identification au candidat. 

Il ne faudra pas s'étonner de voir le Front national prendre encore 3 ou 4 points à la suite de cela. Et si le candidat nommé dans de telles conditions par Les Républicains l’emporte aux présidentielles, il ne faudra pas non plus s’étonner de voir que dès les premiers jours du mandat, donc dans ces fameux "cent jours" auxquels certains accordent une portée magique, il n’y ait même pas assez de légitimité pour permettre au nouveau Gouvernement d’imposer des réformes profondes structurelles au pays contre les résistances que l’on connaît. Songez seulement aux difficultés pour la fameuse réforme du code du Travail qui en est déjà à sa troisième mouture et qui ne satisfait toujours pas les syndicats archaïques de lutte des classes alors qu’elle a été vidée d’une grande partie de son contenu.

Toute une partie des électeurs, qui ne sont pas des baby-boomers ou des "bobos" libéraux mais qui ne sont pas non plus prêts à voter FN, ne risquent-ils pas d'être dès lors évincés de la présidentielle ? N'y a-t-il pas là une zone de tension potentielle, du côté d'un électorat ni âgé, ni fortuné, ni satisfait du système actuel, ni décidé à renverser la table à tout prix ?

Rémi Lefebvre : Les catégories à droite qui vont voter à la primaire ou qui pensent y aller sont plus radicales sur le plan politique à la fois sur le libéralisme économique et sur les questions identitaires. Elles défendent en effet leurs intérêts culturels et de classe. Du coup, on peut se demander si la primaire ne va pas jouer un mauvais tour à droite, elle risque d'abuser son candidat sur le coeur de cible à toucher lors de l'élection "réelle" qui sera moins à droite. Pour le dire autrement, la primaire a une fonction "informationnelle" : elle renseigne sur l'électorat mais ce rôle est biaisé. Les candidats à la primaire ont d'ailleurs anticipé cet enjeu : il y a une surenchère dans le libéralisme économique, on le voit bien. Les candidats proposent ainsi d'aller très loin dans la flexibilisation du marché du travail (ce qui peut séduire l'électorat de la primaire) alors que les Français sont très hostiles à la loi du travail (c'est bien eux qui vont voter in fine à l'élection).

Sarkozy peut voir d'un bon oeil cette étude puisqu'il a toujours dit que la primaire serait très à droite. Mais attention, on est encore loin de la primaire, la campagne n'a pas encore commencé, les personnes âgées sont sans doute les groupes les plus disposées à ce stade à y participer (parce qu'elles votent quasi mécaniquement à toutes les élections). Les lignes vont sans doute bouger. Par exemple, Jaffré annonce que 300 000 électeurs de gauche pourraient participer à la primaire, soit 10%. C'est beaucoup et à mesure que la primaire va se dessiner, ils risquent peut-être de renoncer (il faudra qu'ils s'affichent publiquement et signent la charte). On n'est pas encore dans la "réalité" de la primaire.

Yves Roucaute : Oui, nous venons de voir que le système était en train d’exclure une partie de la population non seulement des choix mais aussi de la ligne stratégique incarnée par les différents candidats. Et, clairement, il y a une forte résilience de la population française qui ne souhaite pas une révolution, ni même une crise de régime, mais seulement se débarrasser de ses élites politiques qui ont, de son point de vue, montré une grande incapacité à changer la donne, préférant la gestion à la politique.

Cette masse sera-t-elle évincée ? Peut-être. Mais il faut savoir que la politique a horreur du vide. Je ne suis pas certain qu'il n'y aura pas d’autres offres politiques assez rapidement pour répondre à cette demande. On l'a vu en Espagne avec un phénomène comme Ciudadanos, on l'a vu avec Prodi en Italie. On le voit ici avec l'engouement autour d'Emmanuel Macron, qui pourtant ne semble guère plaire à la jeunesse. Je ne crois pas au vide politique. La popularité actuelle de Marine Le Pen, Emmanuel Macron, et peut-être même de Nicolas Hulot, démontre qu'il y a un appel d’air et qu’une offre pourrait correspondra à cela, même si aucune n’apparaît clairement pour le moment. 

Il est dommage que, pour éviter cela, Les Républicains ne donnent pas plus d’oxygène aux personnalités capables d’incarner le renouveau comme Laurent Wauquiez ou Geoffroy Didier. Pourquoi les Rachida Dati, les Xavier Bertrand ou les Christian Estrosi sont-ils absents ? Cela alors qu’il y a un boulevard pour le renouveau sur fond de rejet des élites politiques ? Cela alors que le pays a besoin d’une droite forte plus représentative des couches les plus populaires, prête à s’occuper de leurs problèmes quotidiens. Comment le système a-t-il pu les écarter au lieu de leur avoir facilité l’accès au chemin vers la candidature ou, au moins, la participation aux débats ? Aux Etats-Unis, des lobbys se seraient précipités pour les aider au lieu de les dissuader. 

Il faut ouvrir le système politique à droite pour coller à la population la plus défavorisée et à la jeunesse qui ploie sous l’absence de perspectives sociales. Il serait même bien, à cet égard, que des courants s’affichent plus encore à travers des personnalités novatrices de droite ou du centre, qui joueront demain un rôle, comme Mariton, NKM, Lefebvre.  

Aujourd’hui, le meilleur des programmes, et de loin, est celui de François Fillon. Le candidat qui est en tête est Alain Juppé. Si l’on ne veut pas que le prochain président succombe à une crise de régime, ou soit emporté par une vague FN, il est temps de penser au renouveau et à l’ouverture. Cela peut se faire par des "tickets" entre deux candidats, ou par des alliances claires. 

S'il n'y en avait pas, la sanction se repèrerait dans les urnes. Je ne crois pas du tout que les électeurs vont se laisser imposer un choix politique. Les médias qui croient le contraire se trompent totalement. Cela renvoie à notre histoire politique, lorsque certains journaux centristes avaient voulu imposer la candidature de Gaston Deferre. Cela s'était complètement effondré. Idem pour Alain Poher, Edouard Balladur ou Michel Rocard, qui n'ont pas pu tenir le cap. Pour gagner, il faut avoir une position claire dans un scrutin à deux tours qui force le clivage, et il faut coller au monde ordinaire, comme on dit au Québec.

Nous sommes à un an de la présidentielle, nous verrons bien si les gens qui ne disent rien vont se laisser imposer un choix. Personnellement, je n'y crois pas. 

Il y a d’ailleurs beaucoup d'illusion sur les sondages : on fait des projections sur des situations qui n'existeront pas. On est ainsi en train de nous projeter un second tour Nicolas Sarkozy contre François Hollande, or la probabilité que François Hollande y soit est devenue faible. 

Nicolas Sarkozy n'est par ailleurs toujours pas rentré en campagne, donc nous ne savons pas quel sera son programme ni la posture qu’il prendra. Il n’est à l’évidence pas le candidat des médias, mais est-ce un problème ? J'aime beaucoup Alain Juppé, qui lui est le préféré de certains hebdomadaires. Il gagnera peut-être. Mais tous les sondages font comme s'il était exclu qu’il y ait un candidat centriste en face de lui. J'aimerais bien savoir pourquoi il n'y en aurait pas. Ce n'est pas parce que François Bayrou ne se présente pas que l'UDI ne présentera pas de candidat. De la même façon, on fait comme si Jean-Luc Mélenchon était le candidat naturel du Front de Gauche. Il le sera peut-être, mais pour l'instant le Parti communiste est contre.

Et surtout, nous avons une partie de l'opinion qui n'est pas mobilisée, une partie qui refuse le système. Finalement, les jeux sont loin d’être faits. Est-ce que les primaires permettront quand même de redonner un peu de vie à ce système ? On peut l'espérer, à condition que les primaires jouent le jeu et prennent en compte les nouvelles candidatures et impulsent un air de renouveau. Car nous avons besoin de redonner de la légitimité à la décision politique. Sans cette légitimité, les réformes seront impossibles demain.

Dans son livre Pourquoi les pauvres votent à droite. Comment les conservateurs ont gagné le cœur des Etats-Unis, Thomas Franck explique le recul de la gauche aux Etats-Unis par un fossé qui se serait creusé entre le peuple et les élites dirigeantes. A quel point le verrouillage de la présidentielle par les partis, qui organisent les primaires, peut-il se révéler dangereux pour notre démocratie ?

Rémi Lefebvre : Thomas Franck montre que les Républicains ont gagné une partie de la bataille culturelle parce qu'ils tiennent un discours sur les "valeurs" (le travail notamment) et contre les élites (c'est la double posture de Trump) tandis que la "gauche" démocrate est associée à une forme de bien-pensance de l'élite éclairée et des villes. Son analyse est en partie transposable. Sur les partis, dire qu'ils verrouillent le jeu est un peu excessif dans la mesure où justement, tout en le canalisant, ils l'ouvrent avec les primaires. Les primaires sont paradoxales : c'est un scrutin partisan arbitré par l'extérieur. Pour moi, les primaires sont moins un nouveau droit démocratique (elles sont habillées comme telles ex postqu'un mode de régulation de la concurrence entre élites que les partis n'arrivent plus à civiliser et à trancher.

Yves Roucaute : Premièrement, le constat qui est fait pour les Etats-Unis ne me paraît pas tout à fait exact. En effet, les pauvres noirs votent sans problème pour Hillary Clinton, qui est pourtant la candidate de l'establishment. Par ailleurs, Bernie Sanders a réussi à rallier une partie de la jeunesse, on le voit dans toutes les villes où il passe. Enfin, les oubliés de la vieille industrie automobile continuent eux aussi à voter démocrate. À l’arrivée, pour l’instant, le parti démocrate est donné gagnant par tous les instituts de sondage sans exception, même si nous ne pouvons exclure un changement d’orientation du discours de Trump pour emporter la décision finale.

A l'inverse, il est vrai qu’une grande partie de la jeunesse contestataire et des pauvres blancs se retrouve derrière Donald Trump, mais aussi derrière Ted Cruz qui est aussi le candidat du Tea Party, de la jeunesse étudiante, de la nouvelle économie, de l’anti-establishment, et en quoi est-ce "conservateur" ?

Pour en venir à la situation française, c'est effectivement une situation potentiellement dangereuse. Nous traversons actuellement une grande crise d'autorité, à tel point que nous sommes au bord de la crise de légitimité. François Hollande ne gouverne plus le pays : recul sur la déchéance de nationalité, revirements sur la loi El Khomri, débat inintéressant sur le cannabis, sans parler de la présence internationale de la France, qui est un vrai désastre… Il a perdu ses alliés et son propre parti est quasiment entré en dissidence.

Or, le système des primaires s'oppose clairement à la Ve République. Il l’affaiblit considérablement. La Ve République avait basé son système sur une relation directe entre le candidat et la population. On peut ne pas être d'accord avec cette vision, mais c'est celle de la Ve République. Aujourd'hui, à cause d'une autorité faible, nous sommes revenus au système des partis. Par exemple, ce sont les négociations à l'intérieur des partis et entre les députés qui ont conduit à la troisième mouture de la loi El Khomri. Nous sommes aujourd'hui dans un système où c'est la rue qui décide et les rapports de force à l'intérieur du PS qui déterminent la politique du Gouvernement. Nous sommes donc revenus à une IVe République molle.

La question qui se pose est donc la suivante : est-ce que le système peut reproduire demain une nouvelle autorité légitime ?  Est-ce que le système des primaires est la réponse à cette question, dans la mesure où il permettrait de renforcer la légitimité du candidat Les Républicains qui pourrait être élu Président ou du candidat socialiste par exemple ? Je n'en suis pas du tout sûr. Pour les raisons évoquées précédemment, Il y a en effet un risque que le leader politique désigné le soit sans la prise en compte des demandes de ceux qui n'ont pas voté à la primaire, c’est-à-dire de la population défavorisée et jeune.

Je ne veux pas hypothéquer le devenir de cette primaire, puisqu'elle n'a pas encore commencé. Mais rappelez-vous que nous avons d’un côté un candidat socialiste qui n’est soutenu que par une poignée d’élus, et qui navigue entre les jeux d’appareils et les manipulations médiatiques avortées. De l’autre côté, nous avons eu à un moment donné la possibilité de voir quelqu'un se présenter à la primaire républicaine avec des parrainages de députés… socialistes. Et, à l’arrivée, nous aurons peut-être un candidat des Républicains désigné par des jeux de sous-courants politiques à dix bandes.

C’est bien le règne des partis et même des micro-organismes dans les partis. D’autant que la fin du processus de désignation du candidat pour les Républicains n'empêchera pas la candidature d'un centriste, de Nicolas Dupont-Aignan, de bien d’autres et peut-être même d’Emmanuel Macron dont nul ne sait s’il ira jusqu’au bout, mais, s’il y va, ce sera assurément avec une étiquette de centriste qui prendra des voix à la droite et au centre. Gardons-nous de croire trop en la démocratie de sondages et méfions-nous de cette démocratie des primaires, telle qu’elle est présentée aujourd’hui. En tout état de cause, à la fin, les institutions montreront que seule compte la relation directe entre le candidat et la population. Et, si l’offre a été truquée, comme cela fut le cas avec François Hollande, ou si l’offre n’est pas à la hauteur des enjeux, comme cela pourrait être le cas demain, la population le fera payer au système politique. Les Français ont la tête près du bonnet disait Hegel : ils peuvent devenir coléreux. Toute l’histoire le démontre. Et alors l’improbable devient possible, pour le meilleur mais aussi pour le pire.

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