Les Scandinaves ont-ils découvert le secret du bonheur ? <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Culture
Les Scandinaves ont-ils découvert 
le secret du bonheur ?
©

Le bonheur est dans le fjord

L'OCDE a publié la semaine passée un classement des pays où il fait bon vivre. Danemark, Norvège et Finlande figurent dans les dix premiers. Le Nord rend-il sage ?

Marc Auchet

Marc Auchet

Marc Auchet est professeur émérite au Département d'Études nordiques de l'université Paris-Sorbonne (Paris IV).

Il a dirigé plusieurs ouvrages collectifs, parmi lesquels (Re)lire Andersen - Modernité de l'oeuvre, aux éditions Klincksieck (2007).

Voir la bio »

C’est en 1794, en concluant un rapport présenté à la Convention, que Saint-Just a lancé cette affirmation restée célèbre "Le bonheur est une idée neuve en Europe." Depuis, il est évident que la notion de bonheur ou de bien-être n’a rien perdu de son actualité. D’innombrables rapports et analyses diverses se sont accumulés, et on a essayé de mettre en équation ce bonheur tant convoité. Dans le monde d’après-guerre, c’est pendant longtemps le seul PIB qui a servi de référence absolue. On classait volontiers les pays en fonction de leur niveau de vie. Le recours systématique aux statistiques et la manie des sondages ont toutefois nourri la réflexion des spécialistes, et les méthodes d’analyse se sont incontestablement améliorées. On s’est avisé entre autres que l’argent n’est pas le seul critère permettant de mesurer le bonheur, tant au niveau individuel que national. Les statisticiens le savent, le bien-être n’est pas facilement mesurable. Comme eux, les économistes cherchent à quantifier le bonheur. On a ainsi appris à tenir compte de certains facteurs subjectifs.

Dans la période de crise que nous traversons, cette nouvelle école de pensée a attiré l’attention de plusieurs responsables politiques. C’est le cas du président Sarkozy, qui, dès février 2008, a eu recours à l’expertise de deux prix Nobel d’économie, l’Américain Joseph Stiglitz et l’Indien Amartya Sen, pour qu’ils étudient la "Mesure des Performances Économiques et du Progrès Social", au sein d’une commission dont Jean-Paul Fitoussi a été le coordinateur. Cette commission a remis son rapport en septembre 2009. Un peu plus d’un an plus tard, c’est le premier ministre britannique, qui, dans un discours sur le bien-être, s’est référé au même type d’analyse économique, citant nommément les mêmes deux prix Nobel, et a fixé à l’Office des Statistiques Nationales (ONS) de son pays la mission de faire une vaste enquête sur la qualité de vie en Grande-Bretagne. David Cameron était lui aussi convaincu que le PIB ne permet pas à lui seul de mesurer le progrès social d’un pays.

Après cette entrée en matière très générale, il est temps d’en venir aux pays scandinaves, qui caracolent en tête de nombreuses enquêtes sur le bonheur, entre autres dans celle que l’OCDE vient de publier. Ces résultats flatteurs confirment l’excellente réputation dont jouit le "modèle scandinave" à l’étranger. Il est important de souligner que ce fameux "modèle" est tout sauf une panoplie rigide de mesures exportables en l’état. Ce modèle de société, différent, d’ailleurs, d’un pays scandinave à l’autre, n’est pas figé, il sait s’adapter aux circonstances. On l’a vu en Suède au début des années 1990, au moment où le pays traversait une période de crise économique d’une ampleur exceptionnelle et a procédé, entre autres, à d’importantes privatisations. La force de ce "modèle" est sa souplesse, et ce qui caractérise peut-être le mieux les pays scandinaves, c’est qu’ils ont un état d’esprit pragmatique. Ce sont des laboratoires sociaux. On ne recule pas devant les innovations, et on les pérennise ou les met au rancart suivant les résultats obtenus.

On se souvient entre autres de l’engouement démesuré que le modèle de société danois a suscité en France au cours de la dernière décennie, en particulier au moment de la précédente campagne présidentielle. On pense en particulier à la fameuse "flexicurité", si bien adaptée à la société danoise et si étrangère à nos habitudes et nos traditions. La première partie de ce mot "flexi-" est aux antipodes des multiples rigidités du monde du travail français, et l’une des explications à la souplesse de la main d’œuvre danoise est sans doute qu’on est habitué de longue date au pays de Grundtvig et des Højskoler – écoles pour adultes – à diverses formes d’éducation parallèle. La deuxième partie du mot est tout aussi typique. La recherche constante d’un sentiment de sécurité me semble être une préoccupation bien danoise. Le titre d’un recueil de poèmes publié en 1977, Tryghedsnarkomaner (Drogués de la sécurité) me semble à cet égard très caractéristique. Le citoyen est pris en charge "du berceau à la tombe" et tout est fait pour assurer son bien-être.

Au pragmatisme scandinave s’oppose le goût de l’abstraction propre à la mentalité française. Alors que chez nous, les débats tournent souvent autour de questions idéologiques, les Scandinaves se font un devoir de se référer à des considérations qu’on a tendance à qualifier chez nous de "bassement" matérielles… C’est un des secrets de la réussite du "modèle" en question. Ce n’est certainement pas un hasard si l’on considère la Scandinavie comme le berceau de l’État-Providence (velfærdsstat, en danois).

Il faut noter aussi que dès le début du XXe siècle, et singulièrement pendant les années 1930, les partenaires sociaux ont pris l’habitude de s’asseoir autour de la table de négociation, plutôt que de recourir à la confrontation systématique. Il y a évidemment des raisons historiques à cela, mais il ne faut pas négliger l’importance des questions de mentalités. Au mécontentement chronique des Français s’oppose le goût viscéral du consensus caractéristique du monde scandinave. Dans l’Hexagone – terme géométrique qui convient bien à un pays peu porté à la souplesse – il est de bon ton d’avoir l’esprit frondeur, de critiquer le système. Nous avons une longue tradition qui, depuis les philosophes des Lumières et, au siècle suivant, Zola, fait de l’intellectuel un empêcheur de tourner en rond. On respecte généralement cette attitude critique, surtout si elle s’exprime dans un style brillant.

Dans les pays scandinaves, la tendance est au consensus. On n’aime pas les affrontements brutaux. On cherche volontiers des solutions de compromis. Et il n’est pas bien vu d’être en rupture de ban avec le système. Au moment même où les sociaux-démocrates scandinaves posaient les fondements de l’État-Providence, au début des années 1930, un romancier dano-norvégien, Axel Sandemose, pourtant à gauche sur l’échiquier politique, publiait un roman intitulé Un fugitif croise sa trace, dans lequel il énonçait ce qu’il appelait la « loi de Jante », du nom d’une localité fictive qui sert de symbole à la société scandinave. Cette "loi" décrit celle-ci comme étriquée, sclérosée par le conformisme et prête à étouffer dans l’œuf toute tentative déviante par rapport à la norme. Le plus étrange est que tous les pays scandinaves ont validé ce jugement sévère et continue à le considérer comme pertinent.

Plus concrètement : un élément d’explication – parmi d’autres – à l’excellent classement des Scandinaves dans les enquêtes portant sur leur satisfaction dans la vie est qu’ils considèrent leur modèle de société comme un tabou. On le modifie, parfois de façon profonde, mais on continue à le défendre. Il fait partie de leur sentiment identitaire. A l’inverse, si on pose les mêmes questions à un Français, il aura scrupule à se montrer trop complaisant. Au pays de Zola, on trouve toujours quelqu’un à accuser.

Terminons ces quelques remarques sur un ton plaisant, en proposant d’ajouter un nouveau paramètre aux méthodes statistiques de plus en plus fines destinées à évaluer le bien-être subjectif des différents pays du monde : le degré de conformisme caractéristique de leur culture politique respective. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !