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Partager le deuil malgré tout : quand Yaël Armanet, cette mère juive qui a perdu son fils, rencontre la famille du terroriste
©Reuters

Bonnes feuilles

Maya Lebas est allée à la rencontre d'hommes et de femmes ayant surmonté des épreuves qui auraient pu les briser. Ces résilients racontent l'instant décisif où tout a basculé, la perte de repères, les amis qui s'éloignent, la vie qui perd son sens. Mais ils disent aussi la lente ascension après la chute, les mains tendues, les lueurs d'espoir et les prises de consciences. Et puis le moment où ils ont réussi à se relever, à se réinventer. Extrait de "Nos vies a l'épreuve : Ils ont fait de leurs blessures une force" de Maya Lebas, aux éditions De La Martinière 2/2

Maya Lebas

Maya Lebas

Maya Lebas a été journaliste au Figaro et a ensuite collaboré à La Tribune, L Express... Elle se passionne pour les destins hors normes, les gens qui sortent du cadre, les sujets de santé et de société.

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Yaël habite en Israël. Je devais la rencontrer en décembre, lors de son séjour à Paris, mais elle a annulé son voyage après les attentats du 13 novembre 2015. Elle connaît le goût du danger, l’inquiétude qui vous prend aux tripes. À Haïfa, sa ville, elle vit avec. Mais à Paris, elle ne se voyait pas affronter ses peurs, seule, dans l’hôtel où elle a ses habitudes, à deux rues du Bataclan. La terreur laisse des traces indélébiles, qui se ravivent quel que soit le chemin parcouru. Nous nous téléphonerons à maintes reprises, avec le sentiment de se connaître depuis toujours. « C’est par la fraternité qu’on sauve la liberté. » Cette phrase de Victor Hugo, prononcée place de la République lors de l’hommage aux victimes des attentats, me fera immédiatement penser à elle.

En 2009, j’ai adhéré au Forum des familles israéliennes et palestiniennes, qui réunit des centaines d’endeuillés des deux camps, mobilisés pour que cesse la folie des représailles. Nous militons dans la rue et témoignons dans les écoles et des conférences.

Ma première rencontre avec les membres du Forum des familles a eu lieu au moment où le Hamas demandait la libération d’un millier de prisonniers palestiniens en échange de Gilad Shalit, ce jeune soldat israélien pris en otage. Sa famille et des militants avaient dressé une tente à Jérusalem devant la maison du Premier ministre pour l’inciter à accepter. Je me suis dit : « Les livres, les colloques, les petits voyages à l’étranger, c’est bien, mais il est temps d’agir ! » J’ai fait la route de Haïfa à Jérusalem avec des membres du Forum, dont Yuval Roth, qui avait perdu son frère dans un attentat. Des terroristes du Hamas déguisés en juifs orthodoxes l’avaient pris en stop et froidement assassiné.

En sa mémoire, Yuval Roth a créé The Way to Recovery (le chemin vers la guérison). Lui et six cents bénévoles de son organisation se relaient tous les matins au check-point de Jalamé, à la sortie de Jénine, pour conduire des Palestiniens, surtout des enfants, dans les services de chimiothérapie et de dialyse à l’hôpital Rambam à Haïfa. Ces soins n’existent pas à l’hôpital de Jénine.

Le soir même, Yuval et moi tenions des pancartes avec ces mots : « Nous avons enterré nos proches, mais il faut libérer leurs meurtriers en échange de Gilad, car il est vivant ! » Et la vie est plus forte que tout. Notre action a porté ses fruits. Gilad a été libéré le 18 octobre 2011.

Le Forum a grandement participé à ma reconstruction. Cette magnifique chaîne de solidarité entre Palestiniens et Israéliens est le pont qui m’a permis de parcourir les quarante kilomètres qui séparent Haïfa de Jénine.

La préparation du documentaire a duré plusieurs mois. Le temps nécessaire pour calmer mes angoisses, taire mes doutes et convaincre Zakaria et Nadja Tobassi, le père et la mère du terroriste, d’accepter cette rencontre. Supervisées par Marcus Vetter, les cinéastes Stéphanie Bürger et Jule Ott ont longuement préparé le terrain.

Le 20 mars 2010, à 20 heures, j’ai pris mon téléphone et composé le numéro du père. Inquiet, il a prétendu ne pas parler l’hébreu, notre langue commune. Mais il avait travaillé plusieurs années en Israël comme ouvrier du bâtiment et son hébreu était très bon. Peu à peu, ses craintes se sont calmées. Notre conversation est devenue respectueuse et fluide. Nous avons convenu de ma venue à Jénine quinze jours plus tard avec mes amis pour les rencontrer, lui, safemme, leurs enfants et petits-enfants. En raccrochant, j’ai fondu en larmes. La caméra tournait, l’équipe me soutenait en silence. 

Deux semaines plus tard, je suis partie à Jénine rencontrer la famille Tobassi. Je n’oublierai jamais cette date : c’était le 8 avril 2010. Bluma et Yoav m’accompagnaient, ainsi que deux de mes proches du Forum, le directeur israélien Nir Oren et le porte-parole palestinien Ali Abu Awwad.

Nous, les Israéliens, avions signé un document auprès de nos autorités. En entrant dans la zone A (interdite pour les Israéliens), nous déchargions de toute responsabilité l’État d’Israël, le ministère de la Défense et l’armée à notre égard en cas d’agression et de préjudice. Il était même clairement stipulé : « Quelle que soit la mort endurée. » Le danger était réel, mais nous étions relativement détendus. Je me souviens de l’arrivée au check-point de Jalamé, de cette grande route droite jusqu’à l’entrée de la ville, du bruit assourdissant de la foule et des voitures qui slalomaient en klaxonnant…

La famille Tobassi nous a accueillis avec respect et politesse. La conversation a mis du temps à démarrer, nous étions tous intimidés. Nous nous sommes retrouvées, Bluma et moi, dans le salon des femmes de la famille. J’ai pris la main de Nadja Tobassi dans la mienne, elle ne l’a pas retirée. Elle avait élevé huit enfants : pour moi, elle était d’abord une mère. Elle m’a juré avoir des remords et qu’elle ignorait tout des projets de son fils. Elle était née en Israël et c’est ainsi qu’il avait pu entrer facilement dans le pays. Mais à la suite de l’attentat, tous les membres de sa famille se sont vu retirer leurs cartes de sécurité sociale et d’identité israéliennes. Et elle a dû se faire soigner d’une leucémie en Jordanie. Quand on m’a proposé un mouchoir, je me suis exclamée : « Pas de larmes aujourd’hui, on en a assez versé, aujourd’hui, on pense à l’avenir ! » Tout le monde a souri.

Nous sommes ensuite sortis tous ensemble nous promener dans les rues de la ville. Je leur ai parlé de Dov, de son parcours, de ses actions en faveur de la paix, de sa vision du conflit. Chacun a contribué à faire de cette rencontre une réussite. Nous nous sommes quittés en fin de journée. J’étais en paix avec moi-même, j’avais honoré la mémoire de Dov.

Je ne suis jamais retournée à Jénine, mais j’ai revu les Tobassi en février 2011, à Berlin, lors du gala Cinema for Peace auquel nous étions invités. C’était leur premier voyage à l’étranger. Nous avons eu de belles conversations. Seule avec eux dans leur chambre d’hôtel, sans caméra, j’ai accepté pour la première fois de regarder la photo de leur fils et je leur ai dit : « Je n’oublierai jamais que votre fils est un meurtrier et qu’il est venu tuer le plus de gens innocents possible. Qu’il a tué mon Dov à moi. Je n’oublierai pas non plus qu’il est votre fils et je peux comprendre votre deuil. Shadi et Dov étaient nés le même jour, le 8 mars, le saviez-vous ? » Nous nous sommes regardés sans un mot. Loin du film, de Jénine et de Haïfa, loin de Berlin, nous venions de nous rencontrer, de façon plus intense, par destins interposés.

Extrait de "Nos vies a l'épreuve : Ils ont fait de leurs blessures une force" de Maya Lebas, publié aux éditions De La Martinière, en avril 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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