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L’étonnant silence de la communauté internationale sur les dégâts provoqués par les raids saoudiens au Yémen
©Reuters

La politique de l'autruche

Un an après son lancement, le bilan de l'offensive militaire dirigée par l'Arabie Saoudite au Yémen est catastrophique : la progression des forces de la coalition est bloquée et les morts civils se comptent par milliers. Ce conflit, outre un manque de cohérence stratégique, est révélateur d'un autre phénomène : l'inégalité de traitement entre l'Arabie Saoudite et Israël qui sont pourtant tous deux les "agresseurs", l'une au Yémen, l'autre dans les territoires palestiniens.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Il y a un peu plus d'un an, dans la nuit du 25 au 26 mars 2015, l'Arabie Saoudite, à la tête d’une coalition de neuf pays, a décidé d’une intervention militaire pour stopper l'avancée des houthistes au Yémen. A quels objectifs répondait l'offensive saoudienne ? Quel état des lieux, un an après ?  

Alain Rodier : L'opération "Tempête décisive" consistait à tenter de remettre au pouvoir le président yéménite Abd Rabo Mansour Adi. En effet, ce dernier, officiellement élu, a été contraint de quitter le pouvoir sous la pression des rebelles al-Houthi zaïdites appuyés par les partisans de l'ancien président Ali Abdallah Saleh. Les rebelles avaient conquis environ tout l'ouest du pays d'autant plus facilement qu'une partie de l'armée restée fidèle à Abdallah Saleh est passée de leur côté. L'Arabie Saoudite a alors réuni autour d'elle une coalition regroupant le Bahreïn, la Jordanie, le Qatar, le Maroc, l'Egypte, le Koweït et le Soudan. Par contre, le Pakistan fortement sollicité avait refusé de s'y joindre, sauf pour défendre le territoire saoudien s'il se retrouvait menacé.

"Tempête décisive" se termine officiellement le 21 avril 2015 pour être remplacée par "Restaurer l'espoir". Ce nom est peut être assez mal choisi car il avait déjà été adopté par les Etats-Unis en 1992-1993 en Somalie. On se souvient de l'échec cuisant que cela a été. La Jordanie, le Koweït et le Soudan se sont retirés de cette deuxième coalition mais les Etats-Unis et les Émirats Arabes Unis (EAU) s'y sont rajoutés. "Tempête décisive" qui comporte, en plus des bombardements, un blocus des côtes yéménites et des opérations terrestres, vise à déloger les rebelles et à leur faire regagner leur fief situé au nord-ouest du pays. Si Aden et cinq provinces du sud sont reprises assez rapidement, Sanaa la capitale du Yémen reste dans les mains des al-Houthis. Par contre, le contrôle du détroit de Bab-el-Mandeb qui commande l'accès à la Mer Rouge, a été également libéré. Il s'agissait là d'un enjeu majeur qui intéressait de nombreux pays -particulièrement occidentaux-. En effet, si les rebelles avaient gardé la mainmise sur ce détroit, à terme, c'est l'Iran qui les soutient à bout de bras qui aurait pu contrôler à la fois le détroit d'Ormuz et celui de Bab-el-Mandeb !

Aujourd'hui, après ces succès initiaux, la progression des forces de la coalition paraît être au point mort. 

Qui sont aujourd'hui les principaux acteurs sur le terrain yéménite ? Quel est le rapport de force ? Quelles issues peut-on envisager ? Le cessez-le-feu dans tout le pays pour le 10 avril et la reprise de négociations de paix pour le 18 avril annoncés par le médiateur de l'ONU au Yémen, Ismaïl Ould Cheikh Ahmed, peuvent-ils être envisagés dans ce contexte ? 

Alain Rodier :La coalition comporte environ 10 000 hommes au sol auxquels il convient d'ajouter quelques 100 000 Saoudiens placés défensivement le long de la frontière yéménite. L'aviation de la coalition engage plus d'une centaine de chasseurs-bombardiers et les marines, particulièrement saoudienne, américaine et égyptienne, assurent le blocus des côtes. Par hasard, la France dans le cadre de la Force opérationnelle combinée 150 (CTF-150) mise en place en 2002 pour des missions anti-terroristes et de lutte contre les trafics dans le Golfe persique et l'océan Indien, a intercepté le 17 mars un boutre chargé de centaines de kalachnikovs, de fusils de précision, de mitrailleuses et de missiles antichars vraisemblablement destinés aux rebelles yéménites. Les rebelles dont le nombre ne peut être évalué correctement ont un gros problème. L'Iran a du mal à les ravitailler en raison du blocus de la coalition. Ils vivent donc sur leurs stocks certes importants (ils ont même abattu le 14 mars un Mirage 2000 des EAU avec un missile portable) mais pas inépuisables.

Le cessez-le-feu du 18 avril sera le cinquième en un peu plus d'un an. Les pourparlers sont les troisièmes... Cela dit, toute guerre se termine, soit par la victoire d'un des deux camps, soit par des négociations. Or, aucune partie ne paraît aujourd'hui pouvoir l'emporter. Il ne reste donc que les négociations qu'il convient de reprendre encore et encore. En effet, ce sont les populations civiles qui souffrent le plus de cette guerre, non seulement en raison des bombardements, des attentats-suicide majoritairement commis par Daesh, mais plus encore à cause de la crise humanitaire majeure à laquelle elles sont confrontées.

Le Yémen est vraiment le conflit oublié et pourtant il fait partie intégrante de ce qui se déroule en Syrie, en Irak, en Somalie et en Égypte. 

En quoi l'engagement de l'Arabie Saoudite au Yémen est-il révélateur du manque de cohérence et des difficultés de hiérarchisation des priorités stratégiques du Royaume ? 

Alain Rodier : Dans la redistribution des cartes qui a lieu aujourd'hui au Proche-Orient, les priorités des uns et des autres sont différentes. La lutte contre Daesh et Al-Qaida "canal historique" n'est pas une priorité pour l'Arabie Saoudite (ni d'ailleurs pour la Turquie qui se préoccupe surtout de la "menace" kurde). En effet, pour Riyad, c'est l'influence de Téhéran qui est son premier souci, au point de sembler ne pas "voir" Al-Qaida dans la Péninsule Arabique (AQPA) et Daesh. Ces deux mouvements, dont l'un des principaux objectifs est la chute de la famille Saoud, profitent du chaos que connaît le Yémen pour s'implanter solidement. Par contre, Washington n'est pas dupe. Les États-Unis continuent de conduire des opérations ponctuelles contre AQPA. Ainsi, le 22 mars, une cinquantaine d’activistes d’AQPA qui faisaient la queue lors de la distribution du dîner devant les cuisines d’un camp d’entraînement situé à l’ouest du port de Moukala ont été tués lors d’un bombardement surprise. Le 25 mars, c’est un drone qui avait tué huit activistes puis, le lendemain, un chasseur bombardier a neutralisé 14 militants dans les anciens locaux des services de renseignement dont AQMI avait pris possession à Zinjibar à l’est d’Aden. Il convient de ne pas oublier qu'AQPA est le bras armé d'Al-Qaida "canal historique" pour les opérations "extérieures" comme celle dirigée contre Charlie Hebdo en janvier 2015.

Alors qu'un an de conflit au Yémen a occasionné plus de morts civils que les vingt années de conflit israélo-palestinien, comment expliquer, selon vous, le peu de cas fait dans les médias des actions et décisions saoudiennes ? A l'inverse, toutes les opérations militaires israéliennes font l'objet d'une large couverture médiatique. Bien que ces deux conflits ne soient pas assimilables ni même comparables, en quoi la différence de traitement médiatique réservé à l'Arabie Saoudite et à Israël est-elle révélatrice du deux poids deux mesures ambiant lorsqu'il s'agit de ces deux pays ?

Alexandre Del Valle :  Premièrement, Israël est une démocratie, pas l’Arabie Saoudite : on a tendance à plus exiger d’une démocratie que d’une dictature. On parle par exemple beaucoup plus des droits des homosexuels, des minorités, des immigrés, des tziganes en Europe que dans des pays du Tiers-monde dictatoriaux. 

Deuxièmement, l’Etat d’Israël est devenu "le juif des nations" ; jadis, il était tout à fait banal de détester le juif en Europe, c’était "le juif errant". Aujourd’hui, l’antisémitisme d’antan a diminué dans les pays occidentaux. En-dehors d’individus comme Soral qui sont anti-juifs (même si ils se revendiquent antisionistes), peu de personnes sont antisémites. Par contre, Israël a remplacé le juif comme objet de détestation absolue. 

Troisièmement, il existe toujours un antisémitisme virulent dans certains pays qui se masque derrière un antisionisme. Ce dernier devient ainsi un moyen acceptable d’exprimer une haine contre les juifs. 

Quatrièmement, l’Arabie Saoudite est beaucoup plus puissante que le soi-disant lobby juif au niveau mondial : les pétrodollars sont le nerf de la guerre et de l’économie mondiale. Le pays qui a le plus de réserves de pétroles a une influence énorme. L’Arabie Saoudite et Israël n’ont donc pas le même poids et c’est pour cela que l’on pardonne plus à l’Arabie Saoudite. Tout comme on pardonne plus à la Chine qu’au Venezuela ou à l’Iran : plus un pays est important, plus on lui pardonne, cela est d’autant plus vrai lorsque les liens économiques sont forts. 

Cinquièmement, l’Arabie Saoudite est globalement du côté de l’Otan même s'il y a des doutes, des déceptions, des méfiances. En effet, l’Arabie Saoudite est extrêmement liée militairement, économiquement et stratégiquement aux pays de l’Otan, notamment aux Etats-Unis mais aussi à la France. Même si Israël est également proche des Etats-Unis, l’Arabie Saoudite est autrement plus stratégique. Les antisionistes donnent une importance énorme à Israël mais en réalité, l’Arabie Saoudite a toujours eu plus de poids. On retrouve ainsi le vieil adage de Jean de La Fontaine "la raison du plus fort est toujours la meilleure".

L’islamophilie est le dernier facteur explicatif : quand les pays musulmans tuent d’autres musulmans ou certaines minorités, on les blinde toujours moins qu’Israël ou d’autres pays occidentaux car aujourd’hui l’islam est considéré (et ce depuis les années 1980) comme la religion anticoloniale par excellence, comme la religion des victimes du Tiers-monde et des opprimés. L’islamophilie a dépassé la lutte contre l’antisémitisme : il est presque plus grave aujourd’hui d’être islamophobe que d’être judéophobe et il est beaucoup plus grave dans les médias, dans les milieux intellectuels de critiquer l’islam que de critiquer Israël. L’Arabie Saoudite est le lieu saint de l’islam : son statut de "Vatican" des lieux saints de l’islam lui permet donc d'être épargnée. 

Ce sont donc pour toutes ces raisons : pétrole, compromission avec l’Occident, antisémitisme masqué par l’antisionisme, qu’on en voudra toujours plus à Israël qu’à n’importe quel autre pays. 

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