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Le grand enlisement : pourquoi la crise politique des démocraties occidentales est devenue pire que celle des années 30
©Reuters

Ça fait pas rêver !

Noam Chomsky faisait récemment référence à la perte d'espoir des citoyens américains depuis les années 30. Donald Trump, plus qu'aucun autre candidat, semble être capable de construire une histoire de l'Amérique susceptible de faire rêver ses concitoyens... A l'inverse, les autres - en France également - ont perdu ce sens du récit et se sont progressivement embourbées dans l'immobilisme. Dès lors, si l'Etat ne peut plus, la politique modeste, celle de proximité, reste la seule possible. Bienvenue dans une société de défiance.

Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton est actuellement professeur à l'Université catholique de Lille. Il est également auteur de notes et rapports pour le think-tank GénérationLibre.

 

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Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky est philosophe et sociologue. Il enseigne à l'université de Grenoble. Il a notamment publié L'ère du vide (1983), L'empire de l'éphémère (1987), Le crépuscule du devoir (1992), La troisième femme (1997) et Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation (2006) aux éditions Gallimard. Son dernier ouvrage, De la légèreté, est paru aux éditions Grasset.

 

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Yves Roucaute

Yves Roucaute

Yves Roucaute est philosophe, épistémologue et logicien. Professeur des universités, agrégé de philosophie et de sciences politiques, docteur d’État en science politique, docteur en philosophie (épistémologie), conférencier pour de grands groupes sur les nouvelles technologies et les relations internationales, il a été conseiller dans 4 cabinets ministériels, Président du conseil scientifique l’Institut National des Hautes Etudes et de Sécurité, Directeur national de France Télévision et journaliste. 

Il combat pour les droits de l’Homme. Emprisonné à Cuba pour son soutien aux opposants, engagé auprès du Commandant Massoud, seul intellectuel au monde invité avec Alain Madelin à Kaboul par l’Alliance du Nord pour fêter la victoire contre les Talibans, condamné par le Vietnam pour sa défense des bonzes.

Auteur de nombreux ouvrages dont « Le Bel Avenir de l’Humanité » (Calmann-Lévy),  « Éloge du monde de vie à la française » (Contemporary Bookstore), « La Puissance de la Liberté« (PUF),  « La Puissance d’Humanité » (de Guilbert), « La République contre la démocratie » (Plon), les Démagogues (Plon).

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Atlantico : Dans une interview donnée le 23 février, l'intellectuel américain Noam Chomsky réagissait face au succès de Donald Trump, en indiquant que même si la population souffrait plus dans les années 30, il y avait à l'époque un espoir ; une direction à tenir, une volonté de changer le monde. Aujourd'hui, cet espoir aurait disparu et les démocraties occidentales auraient sombré dans l'immobilisme. Face à un tel constat, que peut-on attendre des échéances électorales de 2017 ?

Gilles Lipovetsky : En effet, en 1930, le contexte des démocraties était extrêmement différent. A cette époque, les démocraties nourrissaient encore le culte du progrès ; l'idée que la marche de l'Histoire allait vers le mieux (plus de liberté, de prospérité). En Europe existaient les grandes espérances révolutionnaires – nourries par le marxisme mais également des mouvements d'extrême-droite qui cultivaient plutôt le culte de la nation. Dans ce contexte précis, la politique était porteuse d'espoir, de rêve même. Le politique – en d'autres termes, l'Etat – était crédité de presque tous les pouvoirs. L'époque moderne, depuis le XVIII è siècle et particulièrement depuis la Révolution Française, correspond à l'idée que l'Etat est finalement capable de tout. Il n'a plus de limitations extérieures à lui-même : il n'est plus que, légitimement, l'expression de la souveraineté du peuple. Par conséquent, l'Etat peut changer le monde. Cette grande idée, loin d'être éternelle, est fondamentalement moderne : les Grecs vivaient en démocratie durant l'Antiquité, sans nourrir cette idée. C'est une idée profondément révolutionnaire. L'outil dont disposent ces révolutionnaires pour faire évoluer le monde, c'est donc la politique, l'Etat. Et, par ailleurs, cette croyance s'est bien concrétisée : cela a donné lieu à la révolution bolchévique d'un côté et à la révolution nationale-socialiste de l'autre. Ils ont su changer le monde, pour le pire.

L'idée d'un tout pouvoir est primordiale. Elle faisait naître, dans les masses, beaucoup d'espoir. Ce dernier s'est soldé ensuite par un désastre absolu, au début du XXè siècle. Reste que, indéniablement, l'Etat en question est un Etat qui se veut démiurgique – prométhéen. A cet égard, c'est l'exact opposé de l'endroit où nous nous trouvons désormais.

D'un côté, ces grandes espérances et idéologiques – tant messianiques que révolutionnaires – n'ont plus le moindre crédit (à part, peut-être, au Venezuela). Plus personne n'y croit ; et plus personne n'en veut. Dès lors, cette absence soulève une question : que sera demain ? Autrefois, les temps étaient durs, mais persistait l'espoir que l'avenir serait meilleur. Aujourd'hui, demain sera probablement à peu près pareil qu'aujourd'hui. Les seules choses qui peuvent être réalisées ne sont que de petites transformations, de petites régulations à la marge, dans un monde qui existe déjà, que nous connaissons. Demain ne sera pas autre, du moins pas par l'action politique. Cela tient d'abord et avant tout à l'épuisement des grands mythes révolutionnaires. Mais, le marché a également pris une place bien plus importante qu'à l'époque… il réduit d'autant plus les marges de manœuvre des gouvernants. Ces deux phénomènes conduisent à l'idée d'un Etat (relativement) impuissant, incapable de gouverner l'ordre des choses. Bien évidemment, ce constat se solde par une forte dépolitisation, une forte démotivation. C'est tout aussi vrai pour les militants, qui fuient les partis, que ça ne l'est dans la tête des gens. Ils ne se désintéressent pas de la politique ; ils ne croient simplement plus en son pouvoir. C'est là la condition, non pas post-moderne mais hyper-moderne, dans laquelle nous ne cessons d'avancer.

Yves Roucaute : Noam Chomsky est caractéristique, dans la caricature, de le pensée de gauche bien qu’il ait tout a fait raison sur le fait que la population manque d’espoir dans quelques unes de nos démocraties, dont la France. Avant d’en venir à la France, notons d’abord qu’il attribue la percée de Trump à la peur et non à l’espoir ce qui est pour le moins restrictif, quand bien même on ne partage pas les idées de Trump. Et ses préférences vont au candidat Sanders, une sorte de social démocrate à l’américaine, qui ne l’enthousiasme pas pourtant, en raison de son manque de radicalité sans doute. Notons ensuite que sa généralisation est abusive. Il suffit de voir que la question ne se pose pas de la même façon en Hongrie, en Catalogne, en Italie, où l’espoir est bel et bien personnifié par des dirigeants politiques, et en France, où nous manquons sérieusement de leaders incarnant un projet enthousiasmant. Comme souvent, Chomsky préfère les jugements à priori aux études concrètes de situations concrètes. Sans doute un effet de sa vision de la linguistique, mais passons.

Notons enfin, ce qui ne le gêne pas, que les espoirs d’alors, au début de ces années 30, s’appellent nazisme, fascisme et communisme.  Il les préfère à Trump. Ce qui est drôle et révélateur. Pour lui Trump ne peut pas être un espoir parce qu’il est républicain. Point barre. Pour lui,l’espoir c’est êtreanti-capitaliste. D’où sa posture ambiguë envers le national-socialisme et le fascisme car il faut avoir l’ignorance de la gauche française pour ne pas savoir ce que sait la gauche américaine : que ce sont des idéologies socialistes. Dans l’entretien qu’il a fait, et dont part votre question, il explique qu’il y avait alors des mouvements porteurs d’espoir dans les syndicats américains. C’est une partie de l’histoire américaine que les Français connaissent mal, mais que Chomsky connaît parfaitement. Roosevelt lui-même a dû affronter aux Etats-Unis, et avec violence, les mouvements rouges et, surtout, fascistes, organisés sous couvert des syndicats. Sans doute faudra-t-il un jour dire que la conception de Chomsky, prétendument anarchiste, est largement viciée par un invariant qu’il trimballe derrière lui, celle d’une « fabrication du consentement » par les élites bourgeoises. Cette idée, longtemps portée par l’ensemble des intellectuels de la gauche bien pensante française, le conduit à imaginer des complots partout, organisés par la bourgeoisie,et à se figurer, comme beaucoup d’intellectuels, qu’il faut donner au peuple des « utopies » pour avancer contre le système.Une vieille lune des courants de la gauche bien pensante. Cela l’a conduit naguère à supporter les plus grandes causes comme les plus viles, ainsi les terroristes et la dénégation des camps d’extermination pour contrer la prétendue « propagande » des élites manipulatrices de Washington et du capitalisme. Cet invariant lui vient de Walter Lippmann, qu’il prend comme beaucoup d’Américains pour un intellectuel de premier ordre, car il ignore à peu près tout de la grande culture, et des grands débats culturels européens, y compris Gramsci et sa théorie de l’hégémonie.

On peut néanmoins accorder à Noam Chomskyqu’il a raison quand il met l’accent sur l’absence d’espoir en France et sur le fait qu’il n’y a pas de relation directe entre l’état social d'un pays, par exemple sa crise, et la mobilisation populaire des démocraties. La mobilisation ne peut se faire sans la perception que les électeurs ont d’une sortie possible de la situation. Or, cette perception ne peut naître sans discours qui permet d'espérer. Pour dire les choses simplement, la grande politique n’est pas la mise en place d’un catalogue de mesures à présenter à une population. Il ne s'agit pas non plus d’imaginer un cataplasme sur une jambe de bois. Il s’agit de raconter une histoire. S'il n'y a pas de grand récit, il n'y a pas d'enthousiasme et par conséquent pas de possibilité d'adhésion. À cet égard, l’annonce de la fin des grands récits, comme l’ont prétendu les postmodernes français à la suite de mon ami Jean-François Lyotard, était une erreur, car toute l’histoire démontre quiil y a une attente de l’humanité dans ces grands récits.  Le problème que soulève Noam Chomsky, dont l'analyse est ici pertinente pour la France, c'est que nous avons à faire à des discours politiques qui, pour une grande part, sont comparables à des catalogues de La Redoute, présentés aux électeurs.

Et c’est aussi pourquoi l’analyse de Donald Chomsky est impertinente aux Etats-Unis. Donald Trump renoue avec le grand récit, ce que les dirigeants français sont incapables de faire. Il énonce une histoire, celle de la grande Amérique, conformément aux canons issus de ce qu’on appelle le jacksonisme, qui fut et reste la grande culture du patriotisme américain, et pas seulement celle de la conquête de l’Ouest. Où est le grand récit français ? Aux Etats-Unis, la situation française a son miroir au sein du parti démocrate. Hillary Clinton s'inscrit dans le système conventionnel et n'est pas capable de présenter au pays une perspective d'avenir — soit un grand récit. C'est bien pour cela que Bernie Sanders, malgré le fait qu'il ne sera probablement pas élu en demeurant trop loin des valeurs libérales qui sont chères aux démocrates comme aux républicains, parvient à accrocher un pan de l'opinion démocrate. Mais son discours est néanmoins faible. Il ne trouve que peu d'écho dans l'histoire américaine. Quelle différence avec Barack Obama ! Lui, a raconté l'histoire incroyable à une population qui aime les belles histoires. C'était un récit qui allait de Thomas Jefferson à Roosevelt en passant par Abraham Lincoln. Quel coup de force dans l’imaginaire cette référence à Abraham Lincoln quand on est candidat du parti démocrate ! Et cela alors qu’Abraham Lincoln avait été le fondateur du parti républicain concurrent. Et cela renforçait l'idée que « tout est possible » aux Etats-Unis, patrie de l’égalité des humains et de la liberté. Il se présentait comme l'expression de cette possibilité, l'incarnation du fait que sortir des ornières n'était pas exclu. Il a laissé dire qu’il était « noir » alors qu’il se battait quelques années auparavant pour rappeler qu’il était « métis ». Il fallait que le rêve s’incarne en lui. Fantastique campagne d’un vrai politique. Bravo.

C'est également la force de Donald Trump aujourd'hui. Les analystes français ne le comprennent pas, mais Trump offre un discours aux électeurs, un véritable grand récit basé sur le rejet de Washington, des New-Yorkais qui méprisent la population, des institutions.   C'est un discours anti-establishment qui était celui de la conquête de l’Ouest, une conquête que rien ne peut arrêter. En France, nos commentateurs paresseux  se figurent qu'il s'agit d'une opposition gauche-droite. C'est tout sauf cela, et c'est pour cela que nous ne comprenons pas la force de séduction du discours de Donald Trump, qui, dans ce monde américain désenchanté par les faibles résultats de Barack Obama, qui voit la place des Etats-Unis mise à mal dans le monde, qui vit sous la pression économique chinoise, la pression politique islamiste, le sentiment d’une identité menacée par un politiquement correct destructeur,repart sur un récit des origines des Etats-Unis jusqu'à donner des perspectives pour demain.

En France nos hommes politiques ne nous racontent aujourd’hui aucune histoire. ils sont devenus incapables de faire de la politique. Charles de Gaulle a été le premier grand conteur de la Vème République, réinscrivant son projet à partir de la Gaule et de Clovis, jusqu’à la résistance, avec ce soutien au terroir et ce discours de la puissance tournée vers le monde, en particulier l’Afrique et l’océanie, l’avenir et la gloire. Et Georges Pompidou avait tenu la demande en offrant une reprise du récit gaulliste, à une sauce plus moderne et libérale. Valéry Giscard d’Estaing avait réussi à enchanter, avec cette ode à la liberté, à la modernité et à la jeunesse qui plongeait dans le XVIIème siècle pour aller vers l’avenir via l’accordéon et la valse musette. François Mitterrand avait écrit un autre récit, appuyé sur le passé des jacqueries, de la  révolution française, de la Commune de Paris, à la façon du récit de Jaurès, via le Front populaire, la résistance (il avait réussi un beau coup), tourné vers l’Europe et la Sociale. Jacques Chirac avait renoué avec la France des terroirs, et une partie du récit pompidoulien lors de sa première élection, avec moins de force néanmoins. Et, malheureusement, la deuxième élection a seulement été un jeu tacticien en raison de la présence du Front National au second tour. Nicolas Sarkozy, dans sa première campagne, avait lui aussi réussi à créer un récit, qui manquait certes de charpente historique et culturelle, mais qui reprenait certains thèmes pompidoulienset qui faisait rêver la jeunesse quand sa concurrente énarque se contentait d’énumérer des mesures « de gauche » à prendre en cas de victoire.  Aujourd’hui, la somnolence nous guette. Tout ce que parviennent à faire les candidats qui sont donnés gagnants dans les sondages, c'est de nous présenter des mesures pour plâtrer les douleurs du pays. J’aime beaucoup les propositions de certains candidats mais ce n'est clairement pas ce que les Français attendent. Ils attendent la vraie politique, pas des administrateurs de boutique. Ils attendent une vision du monde et un récit historique. Un discours qui saurait dire ce qu'était la France hier, ce qu'elle est aujourd'hui, ce qu'elle sera à l'avenir. Un discours qui indiquerait la direction à suivre et enthousiasmerait le pays.  Ni ces discours ringards de la gauche ringarde, ni ces discours soporifiques de la droite à bout de souffle.

Tout récit cache, bien entendu, un certain nombre de faits historiques pour en valoriser d'autres. C'est le prix qu'il faut payer pour faire rêver : le linge sale doit être mis à la corbeille pour séduire. Malheureusement, nous n'avons rien de plus que cet esprit de fonctionnairequi présente des espèces de tableaux Excel formatés à la population. « Qui veut de mon tableau excel » disent-ils. C'est dommage que des hommes et des femmes politiques de droite ne prennent pas le taureau par les cornes pour entrer sur la scène politique. Qu'ils ne narrent pas ce récit auquel veulent croire les Français. Je voudrais voir les Valérie, Pécresse, les François Baroin, ceux qui ont gagné les batailles électorales lors des régionales, ceux qui ont gagné les grandes mairies, entrer dans l’arène et dire : voilà le récit dont la France a besoin. Quitte à ce que, ensuite, une seule personnalité, prenne le récit à son compte pour l’incarner, le  porter devant les Français et les mobiliser.

La politique ne correspond pas uniquement à un ensemble de réformes – toutes aussi cohérentes qu'elles puissent être – mais également à une mise en scène de celles-ci, à une aspiration. Avons-nous perdu ce "sens du récit" ? Comment le retrouver ?

Gilles Lipovetsky : Je ne suis pas sûr qu'il existe de bonne réponse à cette question. L'action de l'Etat, qui s'est creusée depuis maintenant plusieurs décennies, ne peut être que modeste. C'est une grosse différence avec les démocraties révolutionnaires, qui annonçaient changer la vie des citoyens – comme le faisait encore François Mitterrand dans le cynisme le plus complet qui soit. Dans ce genre de discours, il peut exister une mise en scène. Aujourd'hui, la seule mise en scène qui existe encore relève du commémoratif (que le Président pratique quotidiennement). Il est aussi possible de voir une certaine mise en scène dans la compassion que montrent les acteurs politiques.

Très clairement, la position de l'Etat face à la société civile a changé. Par le passé, l'Etat s'incarnait au travers de gouvernements et de chefs d'Etat qui apparaissaient comme des pères – qui imposaient leur autorité. Aujourd'hui, à l'inverse, tout est fait pour que le chef de l'Etat se rapproche de ses concitoyens. De facto, la mise en scène de l'Histoire comme épopée ou comme grande aventure n'existe plus. Elle n'est plus possible dans ce cadre précis. Il ne reste donc comme mise en scène que celle d'une proximité… A l'épopée a succédé la proximité. Bien sûr, c'est appréciable, mais le moins qu'on puisse dire, c'est que cela ne fait pas vibrer. Néanmoins, si les politiques n'en passent pas par là, il est évident qu'ils seront critiqués pour avoir tenté de s'en affranchir. Ça n'en reste pas moins un changement frappant. Particulièrement quand on consulte des images d'avant-guerre ; qu'on prête attention à comment s'exprimait le Général de Gaulle. Il n'est pas un ami, pas un frère… C'est un père. Aujourd'hui, les chefs d'Etat donnent dans la compassion ou dans le spectacle, comme c'est le cas pour Boris Johnson, le maire de Londres. Certes, la dimension spectaculaire de la politique n'a rien de neuf (elle existait déjà sous Louis XIV, par exemple), mais elle a désormais changé. Ce nouveau spectacle s'approche davantage de celui du show-business : il travaille sur la proximité.

Comment vendre des politiques qui ne sont pas grandioses ? On fait évidemment face à un énorme problème. Je suppose qu'il faut communiquer, expliquer – au travers de multiples registres possibles. Néanmoins, il me semble vain de croire qu'il est possible de reconstituer des grandes odyssées lyriques susceptibles de faire vibrer les masses. Les citoyens sont plus sceptiques. Très vite, cela serait – il me semble – mal perçu. Nos politiques le savent, d'ailleurs, et jouent dans le modeste. De fait, il est possible de continuer à jouer la carte du grand discours, comme le fait Martine Aubry… Mais il y a dorénavant un aspect un peu pathétique à ce niveau et d'un autre côté, les gens (qui ont voté pour le gouvernement en place) avalent des couleuvres. Je comprends la désillusion de ces individus, mais elle est en partie liée au fait que ce gouvernement (il n'est pas le seul) cherchait à l'origine à reconstituer un grand récit. C'est à nouveau la preuve de cette contradiction entre le discours et les réalités, infiniment plus lentes et plus modestes ; presque immobiles.

Yves Roucaute : Nous n'avons plus la moindre mise en scène. Il ne s'agit évidemment pas de la mise en scène du personnage politique, mais bien celle du récit. L'homme politique doit être celui qui porte le récit ! La grande force de Charles de Gaulle, par exemple, c'est qu'il a su mettre en scène le récit de la France depuis Clovis jusqu'à lui-même. Il s'est présenté comme l'expression, le porteur, l'effet naturel de ce récit. Le contraire, donc, de nos hommes politiques actuels qui se présentent avec leurs ambitions sans récit ou avec un récit prétexte, secondaire. Le discours qu'ils tiennent pourrait se résumer par « Moi, c'est moi, j'ai le meilleur catalogue, aimez-moi et aidez-moi ! ».

Ce n'est évidemment pas ce que veut la France. Hegel avait théorisé ce qu'est un grand politique : c'est quelqu'un qui incarne l'Esprit d'un peuple. Et qu’importe s’il réalise les mesures annoncées. Qui aujourd'hui s'inquiète de savoir si Charles de Gaulle a tenu l'intégralité de ses engagements ? Cela n'a pas d'importance. En Europe, Thatcher, Merkel, Cameron, Matteo Renzi... tous ont incarné ou incarnent l'esprit de leur peuple. et c’est cela qui importe. Chaque nation sait bien que le temps œuvre et désœuvre, l’important est de rester fidèle à l’Esprit de la nation dans les contingences. Pour éviter la guerre civile, François Mitterrand n’a pas réalisé certaines de ses propositions, qui lui en a voulu ?

Un ou une dirigeante politique qui souhaite marquer son empreinte ne peut qu'adhérer à un récit qui correspond à l'histoire d'une nation. Ce n'est pas ce qui se fait aujourd'hui. La question n’est pas « comment se mettre en scène ? », mais « comment être  l'expression de la scène française ? »

Raul Magni Berton : Il ne s'agit pas seulement d'un sens du récit. Il s'agit d'un modèle de société  alternatif au notre qui soit bien pensé et bien connu. La mise en récit est une conséquence d'une idéologie bien construite. Or, comme je l'ai dit, l'offre idéologique ne manque pas aujourd'hui: des modèles prédistributifs égalitaristes aux modèles ultra-démocrates, des modèles libértariens aux modèles d'autogestion se sont considérablement développés. Je dirais même qu'il y a plus d'offre idéologique aujourd'hui qu'il y a cent ans. Simplement, cette offre n'arrive à regrouper de large groupes de citoyens sous un seul drapeau. Il faut dire également, que la diversité des professions, des statuts, des origines s'est également accrue, ce qui rends plus difficile la coordination sous des causes communes. 

Comment peut-on expliquer ce paradoxe des démocraties qui généreraient finalement plus d'immobilisme que de changement ? S'agit-il d'un mal purement contemporain (comme semble le suggérer le constat de Chomsky) ? Quelles en sont les causes ? 

Gilles Lipovetsky : Demain, au mieux, sera similaire à aujourd'hui. Auparavant, il existait un contre-modèle que nous n'avons plus aujourd'hui. Sans avoir de contre-modèle au présent, il y a forcément un sentiment d'immobilisme, mais il demeure assez général. Dans le détail, il est primordial de faire la distinction entre différentes démocraties : toutes ne sont pas aussi immobiles, aussi paralysées. Il y a des exemples, autour de nous, de pays capables de mener des réformes.

Depuis François Mitterrand et sa politique du ni-ni, la France n'a pas su prendre le train en marche de la globalisation. De facto, nous sommes en retard et nous avons beaucoup de mal, pour des raisons probablement historique. La France est une nation faite par l'Etat : c'était déjà le cas pendant la royauté et Tocqueville soulignait justement comment la Révolution a poursuivi cet héritage, ce dynamisme central. L'Etat est, à ce moment, investit de tous les pouvoirs. C'est encore le cas aujourd'hui, mais l'Etat ne peut pas tout et il le peut de moins en moins ! Les puissances de la mondialisation sont désormais économiques. Face aux mouvements des capitaux, face aux échanges internationaux, l'Etat peut agir. A la marge. En France, c'est ce qui nous tétanise : nous sommes particulièrement immobiles depuis les années 1980. Le fait que nous soyons une des rares démocraties avancées incapable de faire reculer durablement le chômage en est l'expression. Les réformes nécessaires pour adapter notre pays à la mondialisation se font extrêmement lentement.

Notre retard tient au terrible surmoi de la gauche réformiste, qui n'est pas forcément si bête. L'extrême gauche tire à vue dès qu'un article du code du travail est touché. Notre pays est tétanisé par la réforme et, par conséquent nos gouvernements sont excessivement prudent (certains diraient lâches). Ils craignent d'affronter la rue comme ils craignent d'affronter leur majorité. C'est de là que vient notre immobilisme. D'autre pays ont su faire les réformes difficiles, quand nous les faisons à la Française, en les étirant sur des années. La couleuvre paraît peut-être moins difficile à avaler, mais elle se fait au prix de nos 6 millions de chômeurs ou de travailleurs précaires. C'est, somme toute, la préférence française pour le chômage. C'est la définition même de l'immobilisme. Le problème se complique parce que la droite est elle aussi touchée par cette prudence, de peur de perdre les élections… et au final personne ne bouge. Le pays ne fait donc jamais les réformes. La démocratie n'est pas la seule responsable de cet immobilisme. Ceux qui l'incarnent doivent également être chargés pour leurs responsabilités à ce titre.

Il est probable que la dynamique d'individualisation de nos sociétés, de consumérisme, soit également responsable. Tout cela a conduit les individus à accepter de plus en plus mal les pilules amères. Nous souhaitons désormais le bien-être. Tocqueville avait aussi noté la préférence de la démocratie pour l'égalité et le bien-être plutôt que pour la liberté. En outre, les hommes politiques souhaitent leurs réélections. De fait, et même si elle ne le devrait pas, la démocratie assujettit les gouvernants. Dans un pays, comme le nôtre, où l'idéal sacrificiel est mort cela ne peut que créer une certaine forme d'immobilisme. Cela n'a pas toujours été le cas : les générations précédentes étaient prêtes au sacrifice. La socialisation était différente, du fait des idéologies, des religions séculières… L'idée générale dominante était celle de la préparation d'un meilleur avenir pour les générations futures. Dorénavant, l'époque est centrée sur le présent. Ce présentisme, qui ne vient pas que du politique puisque tant le capitalisme que le libéralisme sont des mouvements courts, est inscrit tant dans les promesses que dans la tête des gens. Par le passé, le politique ne promettait pas du bonheur, mais du sang et des larmes. Nos politiques pourraient le faire aujourd'hui, mais cela serait suicidaire pour eux. D'un côté les grandes idéologies ont disparu, de l'autre la société civile s'est arc-boutée sur les jouissances du présent et du bonheur privé. La centralité de l'espace public a été remplacé par la centralité de l'espace privé. C'est, nécessairement, une tendance qui conduit à ne pas trop brusquer la société, au risque d'être sanctionné électoralement. A mon sens, c'est là que les politiciens ont perdu leur pari : même sans brusquer la société, ils déçoivent les électeurs et sont donc punis lors des échéances électorales. Tant qu'à perdre, il vaudrait mieux faire les choses… mais l'instinct de conservation de l'animal politique est le plus fort. Particulièrement en France.

Yves Roucaute : C'est bien le mal de la société française. Nous n'avons pas d'équivalents de Matteo Renzi, de Vladimir Poutine, d'Angela Merkel. Pourquoi ? Tout simplement parce que le système de recrutement des élites est mauvais. Nous sommes dans une situation où les partis ont verrouillé le système politique. Et où les partis sont eux-mêmes verrouillés. Un double verrou. Les politiciens viennent en général de la haute bureaucratie française. A part Nicolas Sarkozy, qui semble aujourd’hui en difficulté, il n’y a que des hauts fonctionnaires pour concourir, est-ce normal ? Pas une seule démocratie dans le monde ne connaît cela. Que la bureaucratie truste toutes les fonctions de l’Etat a lieu de servir les politiques, c’est un brin étonnant. Je ne nie pas les qualités des uns et des autres, je constate le fait sociologique. Et quand je vais à l’étranger pour faire des conférences, j’ai des collègues universitaires qui me demandent sincèrement si la France est une démocratie. Certes, par exemple, il n’y a pas que des énarques au PS, mais ce sont eux qui dirigent. Entre les énarques François Hollande, Martine Aubry, Ségolène royale, la bataille est rude,  avec les énarques Pierre Moscovici, Michel Rocard ou Michel Sapin en embuscade.  La nomination del’énarque Laurent Fabius à la tête du conseil constitutionnel rend un peu perplexe quant à l’équilibre des pouvoirs : l’exécutif énarchien tenait déjà le législatif à la laisse, il tenait aussi le Conseil d’État, cette institution qui permet à l’Etat seul de juger l’Etat, il tient à présent l’instance juridique suprême. Il sort 90 énarques par an sur 66 millions d’habitants mais ils occupent 90% des postes politiques centraux, cherchez l’erreur quand on évoque le recrutement politique. Une Margaret Thatcher, fille d’épicier et de couturière, avocate entrée dans la profession politique, est impossible en France. Comme une Angela Merkel fille de pasteur et physicienne. Il y a, en conséquence de l’ouverture du recrutement,  un turnover important dans leks grandes démocraties. En France, le recrutement est bloqué parce que les partis deviennent aussi naturellement des machines bureaucratiques.

Raul Magni Berton : Le pays le plus démocratique du monde, la Suisse, a un nom pour désigner ceux qui votent toujours contre le changement: les neinsager (ceux qui disent "non"). Même si ceux-ci diminuent avec le temps, l'éducation et les problèmes économiques, on peut constater que plus les décisions reviennent aux citoyens, plus on observe un biais conservateur. Pourtant, ces institutions démocratiques - les constitutions, l'indépendance des pouvoirs, voire les procédure de référendum - ont été obtenus par ceux qui souhaitaient une meilleure société. 

Si vous êtes démocrates, vous devez accepter que des institutions solides résistent au changement. Mais un grand changement peut arriver s'il y a suffisamment de consensus. C'est ce consensus qu'il s'agit de rechercher et qui manque actuellement, et non des institutions qui produisent du changement, même lorsque ce changement est trop controversé. La rhétorique du changement, sans idéologies solides et débattues, même tout droit à l'autoritarisme.

A l'heure de l'internet, des réseaux sociaux et des référendums, il semble que la parole citoyenne est de plus en plus libérée. Pour autant, en France, le référendum de 2005 ; le suffrage présidentiel de 2012 – qui promettait "le changement c'est maintenant", ne témoignent que peu d'impact de cette parole. Quel est l'impact véritable de la mobilisation ? Que peut-elle contre cet immobilisme et cette perte d'espoir, relative à ce qu'est devenue la politique aujourd'hui ?

Gilles Lipovetsky : Je ne crois pas à la recomposition de grands projets collectifs. Aujourd'hui, ce qui domine dans notre pays, c'est l'idée de protection. Partout, dans tous les domaines. Il n'y a plus de grand projet collectif, plus d'idéologie porteuse d'espoir en dehors de l'écologie. Mais l'écologie fait peur. Là où le communisme promettait des années et des années de paix, la disparition des inégalités ; l'écologie annonce la fin du monde, les catastrophes naturelles, le désastre. Il n'y a plus rien de tel aujourd'hui, plus de textes, plus de grands récits… L'unique grand projet que nous avions c'était l'Europe et nous savons où cela a fini.

Je crois que l'Etat et l'école devraient participer à la préparation des grands projets à venir de la société civile. C'est là la modestie de l'Etat, mais elle est capitale. Les projets n'ont pas tous à être politique, ils n'en seront pas pour autant dévalués. La politique contribue et est nécessaire à la création de notre société, à sa texture… mais elle n'est pas l'unique élément. La créativité des gens est essentielle, l'art, la mise en place d'entreprises… sur ces aspects, on ne peut crier à la décadence. Les gens veulent créer, ils veulent s'exprimer. C'est quelque chose de très porteurs et de très énergisant pour les individus.

La mobilisation de la parole citoyenne lors des suffrages – qu'il s'agisse du référendum de 2005 ou de l'élection présidentielle de 2012 – ne débouche que sur de la déception. Ce phénomène a pris de l'importance à partir des années 70-80. La mobilisation traduit évidemment que des gens continuent (naïvement) d'y croire ; et c'est ainsi que François Mitterrand a été élu. Nous en savons désormais le résultat : ni nationalisation, ni dénationalisation. Cela résulte nécessairement sur l'immobilisation du pays. Le désaccord entre le résultat et les espérances ne peut que se solder sur des déconvenues. Notre société est une société de désillusion. C'est invariable et cela génère une certaine défiance à l'égard des dirigeants et des appareils politiques, du parti au maire qui est le seul exclu de ce raz-de-marée de déception. Les mobilisations traduisent, avec d'autres signes, une espérance politique, un intérêt. Les individus sont moins dogmatiques que par le passé, mieux informés. Ils voient les limites, la faible marge de manœuvre, l'échec de nos pays occidentaux à dynamiser la société civile. C'est de là que nait la déception, c'est pour cela que le militantisme s'effondre. On ne vote plus par adhésion, on vote contre.

Yves Roucaute : La vie politique se fait tout simplement en dehors du système politique. C'est pourquoi les partis antisystèmes comme le Front national rassemblent autant de voix. Avec l'internet et les réseaux sociaux, une grande partie de la politique se fait dorénavant en dehors du système. Nous avons donc devant nous des jacqueries possibles, des révoltes qui se précisent et une crise d'autorité comme on a pu l'observer en Corse. Et puis nous risquons d'avoir demain une crise de régime parce que si les élites politiques ne font pas leur job, le régime lui-même sera remis en cause. Il y a donc en effet une urgence à ce que les hommes politiques reprennent pied sur la scène politique. Il y a une urgence à casser le cens français pour ouvrir le système politique.

Raul Magni Berton : Dans le monde, il y a eu plus de référendums depuis 25 ans que depuis le début de l'histoire de l'humanité. Une partie de ces référendums est contraignante, au sens où le vote des citoyens ne peut pas être ignoré. Cela existe en Suisse, en Allemagne, aux Etats-Unis, en Italie, en Irlande et dans beaucoup d'autres pays du monde. Un changement dans ce sens est bien visible. Néanmoins, cela implique que les gouvernants élus perdent du pouvoir et il est évident que ces derniers ne le souhaitent pas. Pour cette raison, on voit également apparaître des référendums consultatifs, occasionnels, ou des formes de participations qui ne servent à rien. Mais même ces derniers, sont le symptôme d'un consensus vers plus de démocratie, consensus qui se heurte, bien sur, à l'intérêt des élus. 

En France l'évolution est plus lente qu'ailleurs parce que, s'agissant d'un pays fortement centralisé, il laisse peu d'espace pour des initiatives locales de gouvernance innovatives et importantes. Les pouvoirs locaux ont des faibles compétences, et particulièrement, ne sont pas compétents pour choisir comment prendre les décisions. Tout vrai changement, donc, doit passer par le niveau national et il est donc plus difficile à émerger. 

Propos recueillis par Vincent Nahan

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