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Mais où sont donc les bulles spéculatives tant redoutées par les critiques de la BCE et de la Fed ?
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Assouplissement monétaire

Les « transcripts » de la FED pour 2010 viennent d’être rendus publics. Sur 3000 pages, il est presque exclusivement question de dispositifs "de sortie" alors que la crise fait encore des dégâts et que l’inflation est encore sous sa cible. L’obsession d’une possible future "bulle", aux contours aussi effrayants qu’indéfinis, est partout dans les débats. Pourtant cette éventualité est loin d'être évidente, bien au contraire...

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Depuis quelques années, la mode est à l’identification de bulles en pleine chute des marchés, aux alarmes anti-inflationnistes en pleine séquence de chute des prix, à la dénonciation des pratiques bancaires dangereuses en pleine contraction des bilans bancaires. On décourage de nombreux investisseurs de prendre du risque (Bâle III, Solva II, etc.) et on s’étonne ensuite du retour de la volatilité sur les actions. Il faudrait psychanalyser un peu le sujet, mais revenons d’abord sur sa démence économique.

1/ On reconnaît le plus souvent une bulle à trois indices : un optimisme excessif, un recours accru au levier de la dette, et des évaluations déconnectées des « fondamentaux » (si tant est qu’on se mette d’accord sur une définition desdits fondamentaux).

Vous trouvez que ces conditions sont remplies aujourd’hui ? Il faut aussi un story telling favorable, une nouvelle idéologie qui fait croire dans une « nouvelle économie ». Rien de la sorte aujourd’hui. 

A la longue, je vois deux catégories de bulles :

-          les véritables (ceux qui les ont détecté à temps ont gagné beaucoup d’argent, voir The Big Short) : elles sont rares, par exemple la fin des années 80 au Japon ; ou les valeurs bancaires un peu partout avant 2007. Le plus souvent, elles sont financées à crédit, or de nos jours peu de gens s’endettent pour jouer sur les actifs financiers en zone euro. Sinon, nous en verrions les traces, notamment dans les agrégats monétaires.

-          les mouvements de marché qui ne sont pas compris, et qui sont aussitôt qualifiés de « bulles ». Par exemple, ceux qui depuis 2008 n’ont pas du tout compris l’évolution des taux d’intérêt (François Fillon, 24 août 2011 : « Si les déficits augmentent, les taux d’intérêt montent », je suis méchant, ils l’ont tous dit…) n’ont plus qu’une seule ligne de défense : l’irrationalité de tous les acteurs du marché (tous, sauf eux). Problème : même s’ils ont raison, ils ont tort (car rater pendant 6 ou 8 ans une baisse de 400 points de base sur des taux longs nominaux souverains est une faute inexpiable).    

Pour réconcilier la notion de bulle avec quelques réalités tangibles, il faut que les bu-bullistes fassent intervenir un acteur tout puissant, susceptible de créer une grosse bulle : le banquier central, avec son Quantitative Easing ou avec ses taux négatifs.

Première contradiction : les banquiers centraux, dont on nous dit à longueur de colonnes qu’ils sont incapables de lutter contre la déflation, avec des initiatives qui se perdent dans les méandres de la « trappe à liquidité », sont tout de même capables de percuter les marchés. Ah bon, donc je résume : les marchés ne se soucient pas du tout de la croissance future, de l’inflation future ? Franchement, sur quelle base théorique se fonde cette opinion ?

Deuxième contradiction : un QE fait remonter les taux nominaux, et l’arrêt ou le tassement du QE les fait remonter si la crise de déflation reste active : les trois expériences de QE et de post-QE aux USA en attestent, depuis 2009. C’est en accord avec toutes les théories monétaires, et conforme à la logique : la détente monétaire vise à reflater l’économie, et les taux longs nominaux sont essentiellement un calcul sur les perspectives d’inflation. Les lecteurs d’Atlantico le savent depuis des années, pas nos officiels manifestement. Comment faire passer les « taux bas » comme un sous-produit de l’action machiavélique des banquiers centraux laxistes, alors qu’ils font tout (parait-il) pour relancer les anticipations d’inflation ??

Troisième contradiction. L’euro a toutes les caractéristiques d’un « faux prix » au sens de Jacques Rueff. Il introduit une distorsion majeure en bloquant l’ajustement des taux de changes nominaux « pour l’éternité ». Il est donc assez curieux de voir des officiels de la BCE passer leur temps à jacasser sur les distorsions de marché et les écarts potentiels de valorisation.

Mais les contradictions doctrinales sont trop nombreuses pour être citées ici ; passons au manque de bases empiriques des théories bu-bullistes.

2/ Une bulle sur les actions ? depuis 2008 ?? maintenant ???  

Des économistes, qui ne doivent pas avoir beaucoup d’actions de la zone euro dans leurs portefeuilles, viennent de commettre un nouveau livre sur la folie des banquiers centraux, multirécidivistes en création de bu-bulles. Je dois vivre dans un univers parallèle car, sur mon écran, le CAC 40 est en dessous de 3900 points à l’heure où j’écris ces lignes ; c'est-à-dire un niveau digne des années 1990, mais assez loin de l’exubérance irrationnelle. Vous me direz qu’entre temps il y a eu les dividendes. Certes, mais ces derniers sont fortement fiscalisés et servent à payer pas mal de choses (les divers frais de transaction, l’inflation à l’époque pré-2008 où elle existait encore, en gros le coût du risque). En fait, les actions font du sur-place depuis bien longtemps en zone euro, ce qui est assez logique avec une industrie et des banques malades de la déflation, mais ce qui cadre mal avec la théorie bu-bullaire.

Les allemands, qui accusent encore et toujours la BCE de renchérir les cours, ne savent pas de quoi ils parlent : ils n’ont pas d’actions (la richesse financière nette des ménages allemands correspond à celle des ménages portugais), et ils chantaient déjà le même air entre 1930 et 1932. L’Allemagne a moins d’entreprises cotées en bourse que la Malaisie, et d’ailleurs il vaut mieux que ses banques régionales ne soient pas cotées car alors elles devraient faire un peu plus de lumière sur leurs comptes. Les allemands savent depuis longtemps produire des biens de bonne qualité, en finance de marché ce sont des cancres, et là non plus cela ne date pas d’hier.

Leurs allies luxembourgeois, qui eux reçoivent un équivalent de QE par intraveineuse matin et soir, sont tout aussi critiques vis-à-vis des taux « bas », du QE, de la dévaluation, etc. Le 29 mars 2011, Yves Mersch (le même qui, il y a quelques jours, a encore affolé les marchés en douchant les espoirs d’une BCE plus conciliante) déclarait : "We have been in an environment of very persistent low interest rates. That means there is a high risk of creating new bubbles by creating incentives for a misallocation of capital.“ Il sait de quoi il parle : il est juge et partie, soutien et bourreau, superviseur et acteur du marché, il fixe les taux courts et critique ceux qui fixent les taux longs. Mais, six mois après cette déclaration martiale (j’en ai des centaines en stock, du même goût), c’est la rechute de l’économie eurolandaise, puis la nécessité pour la BCE d’en rabattre à nouveau sur les taux.

Les taux, parlons-en. Vous croyez que les bulles pullulent au Japon depuis que les taux sont « bas » ? La bulle japonaise de la fin des années 80 s’est faite à 5% ; et la notre, avant 2008, aussi. Aujourd’hui, les taux sont à peu près là où ils doivent être compte tenu de l’absence complète d’inflation dans le pipeline et compte tenu du flight to quality intrazone. Ils peuvent remonter un peu, mais s’ils remontaient beaucoup et rapidement ce serait une rechute, un 2011 bis. Quant aux taux courts, qui accuse la Suisse ou la Suède (des banques centrales championnes de la négativité) de dérives argentines ??    

3/ Pourquoi cet acharnement bu-bullaire contraire à toutes les évidences théoriques et empiriques ? Comme toujours, c’est une question de rapport rendement / risque.

Imaginons que vous soyez un banquier central. Votre objectif est de rester indépendant, c'est-à-dire libre et (quoi qu’il arrive) impuni. Si vous vous élevez contre ces méchantes bulles qui menacent, votre rendement est substantiel : vous passez pour un sage, un être conscient de son pouvoir et soucieux des générations à venir, votre procès de Greenspanisation s’éloigne, votre rond de serviette à la BRI (le mouroir des banquiers centraux restrictifs, une sorte d’Académie de la déflation) se rapproche. A Bâle, vous ne coulerez plus les économies mais des jours heureux, des banques vous demanderont de siéger à leurs conseils d’administration (après la consultation d’un comité d’éthique qui conclura qu’il n’y a là aucun conflit d’intérêt), des universités feront de vous un docteur honoris causa (bien que rien dans vos propos ne puisse être raccordé au textbook macro de base, et bien que vous ayez violé pratiquement tous les principes monétaires opérationnels les mieux documentés), et vous pourrez régulièrement dire aux acteurs du marché « je vous l’avez bien dit » (car il y aura toujours des épisodes de volatilité et des évènements isolés, des mouvements courtermistes et autres suréactions hasardeuses, des reports de risques vers des classes d’actifs immatures, etc.). Votre risque est, par contre, quasi-nul. Les analystes qui déjoueront votre discours hors-sol seront rares, isolés, toujours suspectés d’être des partisans de l’inflation ou des excès financiers. Vers 2011-2012 Jeremy Stein avait tort de crier au loup de la bulle de crédit en pleine panne du crédit ; personne ne lui en a voulu. Idem pour Fischer, Hoenig, George, Weidmann, Weber, Mersch, la liste est trop longue. Tous sont en poste ou avantageusement recyclés, tous ont milité pour un resserrement monétaire en pleine récession, tous passent pour des gens très raisonnables.        

4/ Il y a bulle et bulle

Les mêmes qui célèbrent Elon Musk ne font pas le lien entre la vente pour 300 millions de sa première entreprise, à 30 ans à peine, et la bulle techno US de la fin des années 90. Presque toutes les innovations des dernières années viennent d’entreprises qui doivent beaucoup à cette frénésie.    

Une bulle immobilière, au contraire, détourne les ressources puis les détruit en silence. Elle aboutit à la survalorisation d’un actif inerte et à un surinvestissement dans un secteur peu innovant (les gains de productivité y sont très faibles, les emplois souvent peu qualifiés), abrité de la concurrence internationale. Assise sur la dette, elle renforce également les déséquilibres financiers et les inégalités intergénérationnelles. Une bulle immobilière réduit la mobilité des salariés, et détourne l'épargne des ménages des placements nécessaires à l'innovation. Les bulles de la Silicon Valley ont pu être utiles, les bulles immobilières ne le sont jamais. 

Qu’en serait-il de la bulle actuelle, si elle existait ? S’il s’agit d’une bulle obligataire, on peut dire qu’elle est peu productive, elle ne finance manifestement pas l’innovation. Mais dans le même temps, empêcher les Etats et les grands groupes de dépenser trop pour des intérêts, en pleine crise, n’est pas complètement inutile ; et cela nous a peut-être épargné une hausse de TVA...   

5/ La valeur qui a le plus baissé, sur la grande bourse européenne des valeurs, est celle de la parole de nos dirigeants monétaires. La BCE a tellement menti qu’on ne peut même pas croire dans l’inverse de ce qu’elle dit.

On dit whatever it takes, mais on laisse de faire un démantèlement au ralenti de la zone. On fixe une cible d’inflation à 2%, puis on la viole pour la 4e année de suite, dans les grandes largeurs. On parle de redevenir sérieux (avec des instruments longtemps refusés : QE, taux négatifs), puis on multiplie les propositions gadgets (comme cette idée d’un « ministre des finances de la zone euro » encore l’autre jour, vielle diversion de la BCE pour renvoyer la balle aux autorités budgétaires qui n’ont aucune prise sur l’inflation et dont les caisses sont vides). Ce n’est pas fabuleux non plus du coté de la FED, qui avait fait un pas vers la forward guidance du coté de 2012, et qui depuis deux ans est gérée à la petite semaine, avec une visibilité offerte aux marchés qui se compte en jours, et encore. Et on voudrait que la confiance revienne ?!!?    

A la tête de cette évolution orwélienne mondiale, la BCE, qui a toujours agit comme si une crise gérée dans les conventions était préférable à une sortie de crise « hétérodoxe » (ou hétérodoxe selon ses vues, qui sont tout sauf orthodoxes, mais passons). La situation s’est aggravée depuis l’annexion de la mission de supervision bancaire, comme prévu par votre serviteur et ceci très logiquement : la BCE doit désormais tout à la fois appuyer sur l’accélérateur (crédit, QE, taux négatifs…) tout en passant son temps à admonester les banques contre la « prise de risque excessive », le « danger des taux trop bas trop longtemps », la « diversification irréfléchie », etc. Les injonctions contradictoires paralysent son action, et l’action de toutes les banques, et de toutes les firmes de la zone. C’est un peu comme si on avait confié aux mêmes personnes un détachement de la Légion et une équipe d’avocats de la Ligue des droits de l’homme, au beau milieu d’une guerre d’usure très sale.

Conclusions

« Et avec quelle quantité d’illusions ai-je dû naître pour pouvoir en perdre une chaque jour ! », Cioran

1/ un mot sur la définition de la bulle. Il n’y en a pas, justement. Aucune définition, aucune mesure largement admise, c’est bien pratique : le domaine est libre, la porte est ouverte pour toutes les fenêtres. De quels marchés au juste parle-t-on ? Sur quelles périodes de temps (malin, l’Oracle de Delphes ne fixait jamais de date aux événements qu'il prévoyait) ? Une partie de la bulle ne pourrait-elle pas avoir des effets bénéfiques, comme à la fin des années 90 aux USA ? Quels sont les coûts liés à la lutte contre une bulle qui n’est peut-être qu’imaginaire ? Les bu-bullistes ne répondent jamais à ces questions. Ils oublient Samuelson : « L’impossibilité de prévoir les prix futurs à partir des prix présents et passés est le signe, non pas de l’échec des lois économiques, mais de leur triomphe, après que la concurrence a fait sa besogne ». Ils en savent toujours plus que le marché (et pourtant, ils ne vivent pas sur une île aux Bahamas). Souvenons nous de cette secte millénariste dont les membres prévoyaient la fin du monde pour une date donnée : lorsque cette date arriva et que rien ne se passa, les membres de la secte ne se remirent nullement en question et transformèrent leur croyance en considérant que la Terre avait été sauvée grâce à leurs prières, et qu'il fallait donc continuer.

2/ l’économie eurolandaise est vraiment mal barrée, dans tous les sens du terme, ce sont les marchés qui nous le disent : nos taux nominaux souverains sont dépressifs au Nord et bien plus élevés à la périphérie en dépit des promesses du Whatever it takes, nos actions dégustent en plein QE (du jamais vu, les actions anglo-saxonnes et japonaises ont doublé dans les phases de QE), notre immobilier ne tient que facialement (dans les bureaux, les nouveaux locataires obtiennent deux années de loyers gratuits) et en raison de restrictions fabuleuses sur l’offre dans la composante résidentielle. Les taux réels sont trop hauts pour la plupart des firmes, qui de toute façon ont trop de surcapacités et pas assez de clients sûrs pour se permettre d’investir. Tout le monde serre les budgets, serre les fesses, et laisse vieillir le capital, les idées et le personnel. En dehors de la zone euro, les choses vont beaucoup mieux.

3/ une petite armée mexicaine de contrôleurs téléguidés depuis Francfort a pris le pouvoir grâce à la crise et n’a pas la moindre intention de lâcher un pouce de terrain. Ils ont recrée l’India Office qui contrôlait l’ensemble du sous-continent indien avec 2000 fonctionnaires. Les banques, qui souffrent en cas de déflation, n’ont rien de bon à attendre de leurs nouveaux maîtres, même s’ils leur garantissent pour l’heure une assurance contre le risque systémique. L’histoire du chien au cou pelé me revient à l’esprit, ainsi que le destin tragique de tous les secteurs placés sous protection, à long terme. Et les marchés, qui eux aussi ont besoin de perspectives d’activité, doivent se méfier de tous les petits cadeaux de la BCE, je le dis depuis des années. « Leur gentillesse sera impitoyable », comme on dit.

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