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Comment le web, en abolissant les frontières de l’information, a rendu infiniment plus difficile de distinguer le vrai du faux
©Reuters

Bonnes feuilles

Aujourd'hui, la désinformation, aidée par Internet, serait partout, et la vérité nulle part. Pourtant, la désinformation n'est pas un concept récent : elle est utilisée pendant la guerre froide et accompagne la mondialisation, avant que le web et les réseaux sociaux ne lui ouvrent de nouveaux horizons. Extrait de "La désinformation - Les armes du faux" de François-Bernard Huyghe éditions Armand Colin 1/2

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe, docteur d’État, hdr., est directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé dans la communication, la cyberstratégie et l’intelligence économique, derniers livres : « L’art de la guerre idéologique » (le Cerf 2021) et  « Fake news Manip, infox et infodémie en 2021 » (VA éditeurs 2020).

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Spectre qui hante la communication et piège de l’artifice, la désinfor­mation s’est banalisée. Il y a de plus en plus de moyens et de raisons de chercher à affaiblir par des leurres.

Ces moyens tiennent à la facilité de fabrication et de distribution du faux numérique, mais aussi à des collectifs de croyance plus étanches donc plus intenses. Les contre-mesures de vérification contribuent à l’escalade technologique – l’algorithme contrôle l’algorithme, le code protège du code. De là, un curieux effet collatéral : comme pour conserver son secret ou son intimité (savoir) naviguer entre surinformation et désinformation a un prix. Ne serait-ce qu’en temps et en efforts. Les procédés de ren­forcement et de contournement deviennent plus complexes : leur maî­trise opère une sélection qui n’est pas forcément à l’avantage du citoyen lambda. En témoigne la figure du « révélateur de vérité » (Assange, Snowden…), armé de son courage moral, prêt à affronter la réclusion ou l’exil pour avoir pris au sérieux les termes du contrat social, mais aussi familier des dispositifs techniques. Un peu ingénieur, un peu martyr, en somme, le whistleblower est un personnage représentatif d’un monde où s’affrontent la logique de l’altruiste et celle du tricheur.

Qui dit moyens dit vulnérabilités. Dans l’espace, sans frontières qui puissent arrêter les rumeurs, nul ne contrôle la diffusion d’une informa­tion. Dans le temps, ou plutôt à cause du temps, la vitesse de propagation rend facilement la réaction tardive. La fragilité est aussi psychologique et médiatique. Les institutions sont de plus en plus sensibles aux affo­lements et aux risques d’opinion. La peur du faux-bruit, de la rumeur ravageuse, de la crise d’image, de la perte de contrôle informationnel (on n’a pas décelé à temps, on n’a pas de preuve, on a laissé filtrer…) pèse lourd sur les organisations économiques ou politiques. Là encore, la « révélation » vraie ou fausse est déstabilisatrice, à la mesure desincessantes proclamations de transparence, de responsabilité citoyenne, de dévotion au bien public de ces organisations. Plus elles intègrent la valeur image, solidarité, responsabilité, plus elles se réclament des respects, celui de l’environnement, des futures générations, des valeurs, des minorités, des cultures et identités, plus la révélation des fautes passées ou des dangers futurs pèse lourd. Ceci vaut pour l’entreprise pour qui crise d’information et crise de désinformation tendent à se confondre, mais aussi pour les acteurs politiques et idéologiques. Au total, stabilité et prévisibilité deviennent l’exception, la mobilisation défensive la règle, la preuve et l’argument l’enjeu. La possibilité du scandale / révélation impose la crise comme insécurité motrice.

Sans compter de nouveaux acteurs dont on ignore s’ils sont au service d’États ou d’entreprises, criminels ou militants. Ils peuvent être à la recherche d’expériences gratifiantes, comme répandre le plus gros canular ou de réussir un exploit technologique, mais sont aussi à la poursuite de buts politiques comme punir symboliquement un gouvernement ou une société.

La classe politique revient inlassablement sur l’argument d’évidence éthique ou économique. L’incapacité à concevoir d’autres systèmes de référence et a fortiori d’autres points de vue géopolitiques, culturels, de classe, etc. limite à la célébration de la réalité indépassable. Dès lors, toute remise en cause des prémices ne peut relever que de l’illusion provoquée. La réduction du politique à l’expertise, l’innovation et à l’abstraction des « valeurs » expulse toute critique hors système dans les limbes du « fantasme », de la déformation de la perception et des pulsions inavouables. La catégorie de la désinformation, avec sa variante « complotiste », oppose le monde de la nécessité heureuse (le vrai par le vrai pour le vrai, disent-ils) à celui des délires supposés.

Les stratégies du faux ont créé une relation profondément asymétrique entre déstabilisateurs et partisans du contrôle, entre ceux qui veulent perturber et ceux qui veulent perdurer. Dans le temps puisque le bruit ou la « révélation » peut partir à tout moment et qu’il faudra « réparer » après. Dans l’espace, puisque le message déclencheur ne connaît pas de frontières. Dans les objectifs déstabiliser/apaiser. Dans les moyens : une image ou un texte/une organisation. Dans les statuts… Que faire, sinon apprendre à reconnaître les méthodes et les constantes du faux, au prix de la méfiance et de l’effort ?

Bienvenue dans le brouillard du réel !

Extrait de "La désinformation - Les armes du faux" de François-Bernard Huyghe, publié aux éditions Armand Colin, 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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