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Théories du complot chez les jeunes : pourquoi il faudra bien plus que l’offensive du ministère de l’EN pour traiter les racines du problème
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Génération conspi

La journée "Réagir face aux théories du complot", organisée par le Ministère de l'Education Nationale ce mercredi avait pour enjeu de réagir face à la part grandissante et très importante des jeunes touchés par le complotisme aujourd'hui. Pour Pierre Conesa, il s'agit d'un phénomène culturel et historique très important et qu'il ne faut plus prendre à la légère.

Pierre Conesa

Pierre Conesa

Pierre Conesa est agrégé d’Histoire, énarque. Il a longtemps été haut fonctionnaire au ministère de la Défense. Il est l’auteur de nombreux articles dans le Monde diplomatique et de livres.

Parmi ses ouvrages publiés récemment, Docteur Saoud et Mister Djihad : la diplomatie religieuse de l'Arabie saoudite, Robert Laffont, 2016, Le lobby saoudien en France : Comment vendre un pays invendable, Denoël, Vendre la guerre : Le complexe militaro-intellectuel, Editions de l'Aube, 2022.

 

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Atlantico : Najat Vallaud-Belkacem a organisé une journée sur le thème "Réagir face aux théories du complot" et y présentait le site Ontemanipule.fr, spécifiquement conçu dans l'idée d'attirer un public jeune (vidéos d'humoristes, images pop...). Dans quelle mesure s'agit-il d'un nouveau chantier prioritaire pour l'Education nationale ?

Pierre Conesa : La question qui se pose au premier abord est celle du rôle même de l’Education Nationale. Si son centre de préoccupation, comme on nous l’affirme depuis quelques années, est l’enfant et non plus la connaissance, il ne faut guère s’étonner qu’après avoir accepté les caprices de ce dernier, celui-ci s’égare devant la première explication complotiste venue. Sans cette transmission de connaissance qui donne les outils critiques indispensables à toute éducation, on crée un terreau favorable à ce genre de dérives.

Le complotisme est cependant un phénomène culturel qui dépasse le simple enseignement. L’émergence du récit d’espionnage dans l’après-guerre, conjugué à la cinquantaine de coups d’Etats organisés par les membres du Conseil de Sécurité de l’ONU et reconnus a posteriori ont ouvert la voie à un imaginaire de l’opacité très puissant. L’implication forte des services de renseignements a été ainsi surreprésentée et souvent fantasmée. Ainsi, dans le monde arabo-musulman, très fortement touché par l’action des services de renseignements à la fin du XXe siècle, on retrouve l’idée omniprésente de forces secrètes qui agiraient contre les Etats pour des motifs maléfiques.

En Algérie par exemple, une action comme la "bleuite", opération menée par les parachutistes qui consistait à retourner un fellagha et à l’habiller d’un bleu de travail pour le suivre de loin dans la Casbah jusqu’à une cellule du FLN, ou la mobilisation des harkis, considérés comme des traitres, a très fortement marqué la vie politique, au point qu’être du "parti de la France" soit encore aujourd’hui, l’insulte suprême entre adversaires politiques locaux. On peut dire que le complotisme est devenu en Algérie une composante politique transmise par la société entière. Mais ce phénomène est largement diffusé partout dans le monde.

En somme, la source du complotisme, c’est cet imaginaire historique et c’est à celui-ci qu’est particulièrement réceptif l’enfant, et donc contre lequel il faut lutter.

Selon un sondage CSA de janvier 2015 (voir ici), un quart des 18-24 ans croyait en la théorie d'un complot à l'origine des tueries de Charlie Hebdo. Que pèse encore "la parole officielle" auprès de la jeunesse aujourd'hui ?

Malgré la forte médiatisation et l’identification des auteurs, la théorie du complot de Charlie Hebdo a eu beaucoup d’influence. Il y a toujours de l’opacité, et la limite entre lobbying discret et complot est difficile à trouver. Penser le complot est cependant plus facile. Prenez par exemple le cas du 11 septembre : 15 Saoudiens sur 19 terroristes, et pourtant Bush n’inclut pas la monarchie dans l’Axe du Mal par la suite. Il y a une explication politique complexe, qui demande une connaissance très pointue de la mouvance Al Qaïda et de politique américaine au Proche Orient, mais il est bien plus simple de trouver la solution par l'entremise d'un détail obscur qu’on aurait voulu gommer, d'une faille dans un discours officiel, d'une révélation sur une facette cachée de l'Histoire. Face à un monde où des forces multiples s’interpénètrent et s’entrelacent, il est plus facile de voir la chose de façon binaire. A partir du moment où ce phénomène se construit progressivement dans l’histoire des démocraties de la fin du XXe siècle sans être endigué, les générations actuelles (et donc les jeunes) sont tout naturellement les plus touchées.

Quelles sont les causes de ce phénomène ? Pourquoi les jeunes sont-ils aujourd’hui moins enclins à croire en une version officielle des événements ?

Ce problème est concomitant de tous les nouveaux médias. La découverte d’un média qui se pose comme autorité est forcément très influent pour un jeune. Pour moi c’était la presse papier puis la télévision. Ce qu’ils disaient était forcément vrai. Aujourd’hui, si c’est sur les réseaux sociaux, c’est que c’est vrai. L’absence de maîtrise de la critique des médias chez les jeunes est normale, mais doit être endiguée par l’apprentissage d’outils et de connaissances que propose l’école. Apprendre à réfléchir sur ces nouveaux médias, c’est comprendre que si l’information est plus simple à trouver sur Internet, ce n’est pas pour autant qu’elle est plus vraie : il n’y a pas de mode d’emploi de ces nouveaux médias pour les jeunes, à commencer parce qu’ils n’ont plus de culture propre, de vérité connue et maitrisée par eux.

Selon une étude récente (voir ici), les jeunes défavorisés auraient principalement recours à des vidéos et aux réseaux sociaux, pour s'informer. Est-ce l'une des causes du problème, ou s'agit-il simplement d'un facteur parmi d'autres expliquant un phénomène plus profond ?

Bien-sûr, la question centrale étant ici celle du référencement. Que se passe-t-il quand on tape un ou plusieurs mots-clés ? Généralement Wikipédia, et c’est le plus souvent une bonne chose, car cette structure fonctionne avec des comités scientifiques et les débats le rendent généralement assez partial et sûr. Mais à côté de ceux-ci on trouve souvent des sites complotistes ou salafistes, parce que ces plateformes sont énormément consultées. La popularité s’entretient par la popularité, certains sites dangereux sont dès lors directement accessibles.

A partir de là, dans une société qui a inventé le film gore (un film sans une douzaine de mort n’est plus considéré comme un bon film), qui vend des jeux de guerre dans lesquels un enfant se retrouve avec des copains dans une ville de Syrie détruite à se battre contre des terroristes, quand on demande à un jeune homme éduqué avec ces médias s’il veut vivre cette aventure dans la réalité, il arrive évidemment qu’il saute sur l’occasion. Ce rapport à la violence guerrière est un continuum de notre civilisation. Dans Rambo 2, Stallone tue 72 personnes : on mythifie la violence. American Sniper de Clint Eastwood répond au Juba, film d’un sniper irakien qui tuait des militaires américains en 2012, car les deux sont des films de propagande guerrière du même acabit. D’un côté on a un Américain qui tue à distance, sans combattre réellement dans les faits (le film rajoute des scènes d’action pour nous faire croire le contraire), un homme qui à l’opposé des traumatismes post-conflit que l’on connait aujourd’hui refuse de rester chez lui et se sent obligé de retourner en Irak. Et de l’autre un fou qui se vante de tuer et le montre en direct.

Ce genre de propagande prépare psychologiquement à une transition vers la guerre, vers le complot. Tous les réseaux poussent au complotisme : à mon époque, c’était les gentils héros cow-boys qui tuaient les méchants indiens. Un génocide raconté de travers ! On vit dans cette société-là, celle où la distinction entre le bon et le mauvais est aussi grossièrement tronquée. Quand on doit remettre en cause la culture populaire elle-même, on peut tout remettre en cause.

Quels sont les moyens de lutte à la disposition des autorités, ou des familles, contre cette tendance au complotisme ?

Il est très difficile de démonter une théorie du complot en elle-même, car une telle théorie est par définition composée de briques qui s’imbriquent parfaitement en elles-mêmes. Contester cette association de briques (qui sont souvent très difficiles à prouver comme à démontrer), c’est participer au complot. Prendre chaque théorie par elle-même est donc inutile : il faut s’attaquer à la source, c’est-à-dire la mécanique intellectuelle à l’œuvre dans tout complot. L’Education nationale a donc raison de comparer les complotismes pour essayer d’en tirer des généralités, car cela permet de prendre de la distance et de s’élever au-dessus de toutes ces théories. Olivier Roy, dans une conférence a répondu ainsi à un jeune homme qui lui demandait comment on pouvait expliquer qu’il n’y avait aucun juif dans les tours du World Trade Center le 11 septembre : "il n’y avait aucun Français non plus : comment l’expliquez-vous ?". Ce décalage permet de relativiser et de déconstruire les idées fausses, mais c’est rarement aussi facile. C’est un combat perpétuel et les enseignants sont au premier rang pour redonner du sens à la parole dans une société qui ne croit plus à la politique, à la raison, à la parole publique, à la connaissance contradictoire. Et c’est un combat difficile. 

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