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Et maintenant, il séduit même les modérés : comment Donald Trump a réussi à se réinventer en candidat de la fracture sociale américaine
©Reuters

A la veille du caucus de l'Iowa

Différents sondages publiés ces derniers jours aux Etats-Unis révèlent que Donald Trump est le grand favori des Républicains modérés. Des résultats qui ont de quoi surprendre en Europe où Trump est perçu comme le candidat de l'extrême-droite américaine, alors qu'il serait peut-être seulement une figure hors-système séduisante pour les électeurs de centre-droit.

Pascal-Emmanuel Gobry

Pascal-Emmanuel Gobry

Pascal-Emmanuel Gobry est journaliste pour Atlantico.

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Gérald Olivier

Gérald Olivier

Gérald Olivier est journaliste et  partage sa vie entre la France et les États-Unis. Titulaire d’un Master of Arts en Histoire américaine de l’Université de Californie, il a été le correspondant du groupe Valmonde sur la côte ouest dans les années 1990, avant de rentrer en France pour occuper le poste de rédacteur en chef au mensuel Le Spectacle du Monde. Il est aujourd'hui consultant en communications et médias et se consacre à son blog « France-Amérique »

Il est aussi chercheur associé à  l'IPSE, Institut Prospective et Sécurité en Europe.

Il est l'auteur de "Mitt Romney ou le renouveau du mythe américain", paru chez Picollec on Octobre 2012 et "Cover Up, l'Amérique, le Clan Biden et l'Etat profond" aux éditions Konfident.

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Atlantico : Différents sondages publiés ces derniers jours aux Etats-Unis révèlent que Donald Trump est le grand favori des Républicains modérés. Cela doit-il modifier la perception française d'un Donald Trump candidat d'une droite "extrême" américaine ? 

Gérald Olivier : Votre question est double. Elle touche à la popularité de Trump aux Etats-Unis et à la perception du personnage en France. Deux choses différentes. Quoi qu’aient pu en dire les médias français, Trump n’a jamais été le représentant d’une « droite extrême » et encore moins d’une « extrême droite » à la française. Trump est d’abord un populiste. C’est un candidat aux idées simples, voire simplistes. Interdire l’entrée des Etats-Unis à tous les musulmans est radical mais impossible à mettre en application. C’est pourquoi je parle d’idées simplistes. C’est aussi un pragmatiste, surtout pas un idéologue. Ce qui est « extrême » chez lui est son comportement, son vocabulaire, son manque de respect pour ses rivaux, et son dédain pour le reste du monde… quant à ses idées, elles sont moins extrêmes que certains le disent. Même sur l’immigration, il n’est ni le seul, ni le premier, à vouloir construire un mur le long de la frontière mexicaine.

C’est pour cela que sa candidature rencontre un écho chez les « modérés ». Trump est le candidat de la petite bourgeoisie blanche américaine déclassée par la mondialisation et bâillonnée par le politiquement correct. Parmi eux, il n’y a pas que des Républicains Il y a aussi des Démocrates et des Indépendants…

Toutefois pour l’instant il ne s’agit que d’intentions de vote, et les sondages sont particulièrement peu fiables aux Etats-Unis. Le vote de l’Iowa offrira la première information fiable sur l’étendue du phénomène Trump.

Pascal-Emmanuel Gobry : La première chose à savoir sur Trump est qu'il est une personnalité connue aux Etats-Unis depuis des décennies. Il se présente comme un promoteur immobilier, mais ce n'est pas tout à fait juste. Oui, il a une activité de promoteur immobilier, mais son vrai business est...Donald Trump. Parfois Trump construit des immeubles, mais souvent c'est quelqu'un d'autre qui construit et gère l'immeuble ou la station balnéaire ou le club de golf, et Trump offre sa marque sous licence. Immeubles Trump, hôtels Trump, casinos Trump, clubs de golf Trump, stations balnéaires Trump, et même cravates Trump, Trump Université et...steaks Trump. C'est un business beaucoup plus juteux et lucratif que la promotion seule. Mais il y a un point essentiel : il faut une présence médiatique importante.

C'est pour cela que Trump fut pendant des décennies le promoteur du concours Miss Monde. Qu'il écrit des livres. Qu'il a créé son show de télé-réalité. Qu'il collectionne les femmes grandes et blondes. Et que, depuis 20 ans, à chaque élection, il fait du bruit autour de l'idée qu'il pourrait être candidat, parfois à gauche et parfois à droite. 

C'est un point essentiel de la montée de Trump : il n'arrive pas de nulle part, mais il est un personnage du paysage médiatique depuis des décennies. A travers ses livres et ses émissions, il a l'image d'un businessman à succès, qui gagne, qui sait résoudre les situations difficiles...bref, un réparateur et un gagnant qui peut faire une OPA sur l'Amérique. 

Comment expliquer que la majorité des commentateurs semblent avoir, tout au long de cette campagne, sous-estimé le potentiel de la candidature Trump chez les modérés ? Qu'est-ce qui, selon vous, n'a pas été compris dans l'offre politique de Donald Trump qui a permis de séduire la part modérée de l’électorat républicain ?

Gérald Olivier :Encore une fois l’opposition entre « modérés » et « extrémistes » relève d’une lecture « franco-française » de cette campagne. La distinction évoquée par les médias américains est plutôt une opposition entre « l’establishment » et la « base », ou une opposition de classe, d’instruction et de statut entre la petite classe moyenne blanche, celle des banlieues et des bourgades rurales, et les élites urbaines, entre des gens ayant fait des études universitaires (anti-Trump) et ceux qui n’en n’ont pas fait (pro-Trump).

Au sein du parti républicain la distinction qui prévaut est celle entre « modérés » et « conservateurs ». La division se fait autour de questions de société clivantes comme le mariage homosexuel, l’avortement, le créationnisme, l’éducation, la justice etc. Or Trump ne se prononce pas sur ses sujets. Sur son site web, son programme se limite actuellement à 5 points – relations commerciales avec la Chine, législation sur les armes à feu, réforme de l’administration des anciens combattants, réforme fiscale et réforme de l’immigration. Rien sur les fameuses questions de société.

Trump a un slogan « Make America Great Again », (Rendre sa grandeur à l’Amérique) mais il n’a pas encore de vrai programme. Par contre ce que les médias ont peut-être manqué et qui explique sa durabilité, c’est qu’un certain nombre d’Américains le pensent capable de redresser l’économie.

Lors des élections présidentielles américaines le sujet numéro un, quelles que soient les époques, c’est toujours l’économie. Souvenez-vous de Bill Clinton en 1992 et son « It’s the economy stupid » (« c’est l’économie, idiot », une expression illustrant que la question évidemment la plus importante était l’économie). Or si l’économie américaine va mieux, elle ne va pas encore bien.

Trump est un multimilliardaire qui a fait fortune dans le bâtiment, l’hôtellerie et les casinos. C’est un « bâtisseur » si on veut donner un éclairage favorable à son CV. Pas mal d’électeurs américains considèrent qu’il pourrait appliquer son savoir-faire à l’économie. Ce sentiment n’est pas exclusif aux électeurs du parti républicain. Les déclassés de la mondialisation sont nombreux à s’identifier comme démocrates. Or Trump, dans ses meetings de campagne, propose à des millions d’Américains moyens de retrouver le travail, et le niveau de vie qu’ils avaient avant la pagaille apportée par la mondialisation. Beaucoup sont, à l’évidence, sensibles à ce message. Et s’il s’avérait que ce discours séduise durablement et au-delà des électeurs républicains, alors la candidature Trump prendrait une dimension encore plus grande. On n’en est pas encore là…

Pascal-Emmanuel Gobry : Ce qui n'a pas été compris c'est que les soutiens de Donald Trump ne sont pas les membres de la droite de la droite, mais au contraire les Républicains "modérés". Ce qu'on appelle la "base" du Parti républicain, ce sont ces électeurs qui sont principalement motivés par les questions de société, souvent évangélistes, et sont surtout libéraux économiquement. Ce ne sont pas eux qui soutiennent Trump. 

Qui le soutient ? Ceux que le chroniqueur Matt Continetti appelle le "centre radical" : les électeurs (surtout blancs, mais pas que) de la classe ouvrière, qui sont réceptifs au message populiste. Ils sont fortement patriotes, hostiles au libre-échange, qui selon eux détruit les emplois de leur classe, hostiles à l'immigration, et surtout, ils se sentent incompris par une classe politique viciée. Ils n'aiment pas la gauche et son libéralisme de moeurs et son internationalisme, mais n'aiment pas non plus la droite, qu'ils voient vendus aux intérêts économiques. Dans les deux cas, ce qu'ils voient dans cette classe, c'est du mépris et de la corruption. 

Comme l'expliquent les auteurs Reihan Salam et Ross Douthat dans leur livre "Grand New Party", les électeurs du "centre radical" sont les électeurs-clé de toutes les grandes élections américaines. Historiquement, ces électeurs étaient acquis à la gauche, jusqu'à ce que celle-ci s'oriente vers le libéralisme des moeurs et le soutien des minorités, et que le déclin du syndicalisme les éloigne des institutions de la gauche. Dans les années 1980, le raz-de-marée Reagan était justement propulsé par ceux qu'on appelait les "Reagan Democrats", ces gens de la classe ouvrière traditionnellement démocrates qui ont été sensibles au message populiste de l'ancien gouverneur de Californie. Ils sont encore les "Angry White Men" ("hommes blancs en colère") qui permettent au Parti républicain de reprendre la majorité de la Chambre des représentants en 1994, tremblement de terre politique à l'époque. 

Mais si ces électeurs n'aiment pas la gauche, la droite américaine, à cause de son discours ultra-libéral, n'a jamais su durablement les accrocher à sa coalition, et n'a donc pas pu avoir la domination politique du pays qu'elle aurait pu avoir. 


Le succès inattendu de Bernie Sanders dans les sondages procède-t-il de la même logique ? Les électeurs, de droite comme de gauche, semblent en effet à la recherche d'un discours "différent", souvent plus radical. Que révèle ce constat de la société américaine ?

Gérald Olivier :Le cas de Bernie Sanders est plus classique, mais révèle aussi la montée d’un populisme de gauche. Il y a traditionnellement dans les primaires démocrates des candidats a tendance « libertaire-pacifiste », qui proviennent de l’aile gauche du parti et proposent un modèle de démocratie sociale à l’Européenne. Ce fut le cas d’ Howard Dean en 2004, de Jerry Brown en 1992, ou d’ Eugene Mc Carthy dans les années 60 et 70. En général ils font le buzz quelques mois puis s’effondrent et au final rassemblent entre 5 et 10% des suffrages du parti.

On les remarque peu parce qu’il y a habituellement une demi-douzaine d’autres candidats en lice. Mais cette fois personne chez les démocrates n’a osé défier Hillary. Si bien que Sanders se retrouve seul face à elle (officiellement il y a un troisième candidat, Martin O Malley, gouverneur du Maryland, mais il est totalement invisible). Comme Hillary n’est pas très bonne en campagne et qu’elle a un vrai problème de crédibilité, la côte de Sanders ne cesse de grimper.

Toutefois, avec un programme qui englobe une couverture sociale universelle du berceau à la tombe, l’accès gratuit aux universités, et la baisse radicale des budgets militaires, Sanders est plus à gauche qu’aucun candidat démocrate ne l’a jamais été. Et sa popularité est révélatrice de l’évolution des électeurs américains depuis la victoire de Barack Obama. Le centre de gravité du parti s’est déplacé vers la gauche. La crise financière de 2008, l’écart croissant des revenus au sein d’une société qui se veut égalitaire et homogène, le chômage qui baisse mais les salaires qui stagnent, tous ces éléments ont engendré une défiance à l’égard de Wall Street, des banques et de la mondialisation qui profite à Bernie Sanders.

Pascal-Emmanuel Gobry : Ce constat révèle que derrière le phénomène Trump il y a une fracture sociale profonde aux Etats-Unis. 

Si la classe ouvrière américaine est en colère, il y a une raison. Si le libre-échange a été positif pour l'économie américaine dans son ensemble, de plus en plus d'études montrent que certaines communautés ont été dévastées par la mondialisation. Selon une étude du National Bureau of Economic Research, contrairement à ce que les apôtres du libre-échange promettaient à l'époque, dans les communautés où des usines ont été délocalisées, ceux qui ont perdu leur emploi n'ont pas réussi à en retrouver. Dans les régions affectées par les délocalisations, le chômage est plus élevé, le taux de participation au marché du travail plus faible, et les salaires réduits. Des entreprises ont dû licencier, et d'autres ont fait faillite. Dans les régions les plus affectées, les revenus moyens par foyer ont baissé. Le nombre de familles devant vivre de prestations sociales a augmenté. D'après une autre étude du MIT, ces phénomènes sont liés à un taux de mariage en baisse, et donc à d'autres pathologies sociales, comme des niveaux élevés de maltraitance d'enfants, d'utilisation de drogues, et de suicide. Le désespoir est une réalité pour de nombreuses personnes en Amérique. 

Le sociologue américain Charles Murray analyse cette situation comme une grande fracture sociale. Son livre "Coming Apart", qui analyse les blancs en Amérique, montre qu'il y a deux Amériques : celle des américains éduqués, et des autres. Les Américains diplômés du supérieur, plus qu'avant, vivent entre eux dans les grandes zones métropolitaines, se marient entre eux, et abandonnent les communautés provinciales où ils ont leurs attaches familiales. Ils sont les grands gagnants de la mondialisation. Les autres, ceux qui ne sont pas diplômés du supérieur, se retrouvent laissés pour compte. Dans une génération précédente, un élève intelligent d'une petite ville qui serait devenu médecin serait probablement resté dans sa ville d'origine, où il aurait été un pilier de la communauté ; aujourd'hui il partirait gagner plus d'argent à la ville soigner d'autres personnes éduquées. De nombreuses communautés locales se retrouvent donc privées d'élites, qui sont le coeur économique, et la colonne vertébrale sociale, de ces communautés. 

On constate que Ted Cruz a pour stratégie de "doubler sur la droite" Donald Trump en essayant de rallier à lui les électeurs les plus conservateurs tentés par ce dernier. Pourtant sa stratégie semble sans succès. Qu'est-ce que Donald Trump a de plus que Ted Cruz ? Incarne-t-il mieux la personnalité hors système qu'espère une part importante de l'électorat républicain ?

Gérald Olivier :Vous avez raison de dire que la stratégie de Ted Cruz est de rallier à lui les électeurs conservateurs. Par contre, comme je vous l’ai indiqué, ce ne sont pas forcément ces électeurs-là qui sont courtisés et séduits par Trump. Encore une fois, Trump n’est pas un « conservateur » au sens strict du terme pour l’électorat républicain américain.

Par contre, on dit aux Etats-Unis que les primaires se gagnent aux extrêmes alors que l’élection générale (celle du novembre) se gagne au centre. Donc la stratégie de Ted Cruz est classique. Il ne faut pas oublier que la participation aux primaires est considérablement moins importante qu’au scrutin général. Ce sont les électeurs les plus motivés, qui sont souvent aussi les plus radicaux ou les plus conservateurs qui se déplacent pour voter… D’où la justification d’une stratégie consistant à séduire d’abord les extrêmes, comme celle de Cruz.

Il me semble qu’au vu des sondages cette stratégie lui réussisse plutôt bien. Il est le numéro deux. Donc pour l’instant le mieux placé pour récupérer la mise si Trump venait à trébucher…Lors du dernier débat organisé par la chaîne Fox News le 27 janvier -le fameux débat auquel Trump a refusé de participer- Ted Cruz était placé au centre et fut la cible de toutes les attaques de ses rivaux, indication très claire de son statut de premier challenger. Reste à voir si ce statut sera confirmé dans l’Iowa et au-delà. 

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