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Pourquoi l'Europe pourrait être bientôt ravagée par une crise pétrolière d'un nouveau genre
©Reuters

Ca sent le roussi

Alors que la croissance américaine est, elle aussi, en cours de ralentissement, le prix du baril de pétrole a subi une forte hausse au cours de ces derniers jours. Or, après le ralentissement de l'économie mondiale, une hausse même relativement limitée des cours du pétrole pourrait avoir de graves conséquences économiques et politiques.

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : Alors que la croissance américaine est, elle aussi, en cours de ralentissement, le prix du baril du pétrole a subi une forte hausse au cours de ces derniers jours. En quoi cet effet ciseau, entre ralentissement de la croissance mondiale, et une potentielle remontée des cours du pétrole (sur la base d'une limitation de la production) pourrait représenter une sérieuse menace pour l'économie européenne ? 

Alexandre Delaigue : Il faut se méfier des fluctuations de prix du pétrole, qui sont liées certes aux variations de la production, mais aussi de la demande. De ce point de vue une part importante de la baisse des prix provient de la dégradation de l'économie chinoise, qui se répercute d'ailleurs sur les autres matières premières et les pays producteurs. L'économie européenne, pas encore sortie de la crise de 2008 et de la crise de la zone euro, dépend de la demande extérieure, la demande intérieure étant contrainte par les budgets publics et un investissement des entreprises réduit. Sans le soutien de la demande externe, l’économie européenne pourrait elle aussi ralentir. Néanmoins il ne faut pas sombrer dans un pessimisme excessif. Premièrement la baisse du prix du pétrole de l’an dernier va continuer d’exercer un effet sur la demande, ce genre d’effet a tendance à se poursuivre l’année d’après la baisse. Et rien ne dit que l’économie américaine va se trouver en récession. Enfin on ne sait pas jusqu’où vont aller les prix du pétrole, déterminés par des facteurs géopolitiques, techniques et économiques. Il y a un afflux d’offre de plusieurs pays en même temps qui n’ont pas très envie de se coordonner ; et la moindre remontée pourrait relancer la production américaine de pétroles non conventionnels. Les réserves sont disponibles, la technologie aussi, attendant juste un prix un peu plus élevé pour relancer la production. On y ajoute l’arrivée de la production iranienne, une hausse possible en Libye et Irak…

Mathieu Mucherie : Le fait que la croissance US est en plein ralentissement ne peut plus être nié, à moins d’être un apparatchik de la FED : si l’on excepte les créations d’emplois (variable en retard du cycle), tout ralentit depuis des mois : l’industrie et les exports (sur fond de hausse du dollar et de ralentissement global), les profits des entreprises et les enquêtes de conjoncture, les anticipations d’inflation et le PIB nominal. Même l’immobilier hésite un peu. Le fait que les cours boursiers n’aient pas progressé depuis deux ans, et que le taux 10 ans se situe en dessous de 2%, confirme que les marchés sont au courant du malaise.

Ces derniers jours, la hausse du prix du pétrole n’est liée ni à une amélioration de la demande (elle est anémique) ni à une limitation de la production (l’OPEP et la Russie en parlent mais ce sont des rumeurs, et la production US freine depuis cet été mais de façon limitée). Les stocks sont extrêmement hauts, et le contango reste dissuasif. Le rebond du baril est lié comme d’habitude aux banques centrales : des réunions ces derniers jours de la BCE, de la BoJ et de la BoE perçues comme dovish (quelques messages positifs sur les taux courts et/ou les achats d’actifs), puis une FED qui commence à rétropédaler sur son programme dément de hausse des taux. C’est un vieux classique : le rebond du prix du baril à l’hiver 2008-2009 suit de près le 1er QE de la FED. A l’inverse, les resserrements monétaires (fin 2008, fin 2011, fin 2014) font s’effondrer le pétrole. On ne voit pas bien où se situerait depuis la fin des années 80 une « stratégie saoudienne » (oxymore) sur les marchés.

Les habitants de la zone euro risquent d’être les grands cocus des évolutions en cours. Imaginons que le baril remonte, non en raison d’un choc de demande positif mais en raison d’un choc d’offre négatif (un beau chiasme après une chute liée à un choc de demande négatif vite analysé pour nos officiels comme un choc d’offre positif, souvenez vous de tous ces propos sur l’alignement des astres). D’une part la croissance commence déjà à flancher en zone euro, à partir d’un niveau déjà peu brillant : toute taxation supplémentaire venue de l’énergie ferait mal. Mais on sait aussi que la BCE est la moins réactive de toutes les banques centrales, et qu’elle risque de se focaliser sur la remontée du CPI plutôt que sur la baisse de l’activité : après tout, une institution en monopole et indépendante n’a aucune raison d’apprendre de ses erreurs, et on attend encore son repentir pour les hausses de taux de 2008 et de 2011. Dans la pire des configurations, la BCE auto-bloquée par un CPI à plus de 2% mettrait fin à son QE, et notre seule protection contre une nouvelle récession sauterait.  


La Banque centrale européenne justifie son action actuelle par le fait que l'inflation au sein de la zone euro est encore très faible, une hausse des prix du pétrole est elle à même de fragiliser ce discours, et ainsi conduire à un arrêt de la politique menée actuellement ?

Alexandre Delaigue : La BCE est loin de son objectif d’inflation affiché. Et même si elle ne se réfère pas explicitement à la « core inflation » qui fait abstraction des prix très volatils comme le pétrole, on peut espérer que la leçon de 2011 a été retenue, que la BCE ne va pas durcir sa politique à contretemps. Si l’on prend en compte l’effet négatif sur la demande d’une hausse du prix du pétrole, il y a très peu de raisons de changer de régime. Quand on voit par ailleurs que la remontée des taux de la fed est déjà critiquée, que le Japon passe aux taux négatifs, ne pas suivre le rythme signifierait une remontée brutale de l’euro par rapport aux autres devises, donc exactement l’inverse de ce qui est souhaité. Bref, peu probable que la BCE change d’optique.

​Mathieu Mucherie : La BCE aurait tant aimé que les effets de base sur sa mesure mal fichue de l’inflation (CPI) lui permettent de ne rien faire : après tout, vue la baisse foudroyante du prix du Brent fin 2014, nous aurions du avoir un redressement très net du CPI fin 2015. C’était le pari de Mario Draghi : lancer un QE en début d’année, et utiliser la remontée statistique de la mesure d’inflation (bêtement analysée par tous comme l’inflation elle-même) pour faire croire au succès de sa démarche, puis arrêter le QE. Un banquier central veut toujours en finir le plus vite possible avec les mesures dites hétérodoxes. Toutes les prévisions de la BCE étaient bâties sur ce scénario, mais ce dernier est tombé à l’eau car le prix du pétrole ne s’est pas comporté du tout selon les courbes forward utilisées à Francfort : le baril n’a pas terminé à 65 dollars mais deux fois plus bas. Du coup, le CPI ne s’est presque pas redressé, il n’y a aucune convergence vers les 2%, et à moins d’un rebond fort et durable des prix pétroliers il sera difficile de dépasser 0,8% sur un CPI zone euro pour l’ensemble de 2016. Echec et mat : la BCE va devoir en faire plus, ce qui n’enchante pas du tout les allemands. Voilà ce qui arrive quand on se lie à une mauvaise mesure de l’inflation. 

Mais il n’en demeure pas moins que le CPI se redressera, mécaniquement, puisque le pétrole ne perdra pas 70% tous les ans. Plus vite il se redressera, plus la BCE pourra revenir à sa position attentiste préférée, celle qui maximise son rapport rendement/risque.  


Dans un tel cas, quels seraient les risques de voir l'économie européenne replonger dans une spirale telle que nous l'avons connue en 2008 ?

Alexandre Delaigue : Le parallèle à faire serait plutôt avec la remontée des taux engagée par J.C Trichet en 2011, qui a mis un coup d’arrêt à la reprise en zone euro, alors que celle-ci se maintenait ailleurs, le tout accompagné pour ne rien arranger des inquiétudes sur la survie de la zone euro. Il est douteux que ce scénario se reproduise. Quant à un effondrement du crédit, un arrêt brutal comme en 2008, cela semble extrêmement peu probable.

Par contre on pourrait assister à une redite de la crise asiatique, avec la Chine et les pays producteurs de matières premières en difficulté. Des craintes sur les finances publiques, des fuites de capitaux, une cascade de gouvernements en difficulté… Le Brésil ne se porte déjà pas bien, les réactions potentielles en Chine sont largement inconnues, bref on pourrait tout à fait connaître des turbulences. De là à replonger en grande récession en Europe, probablement pas.

​Mathieu Mucherie : Une spirale façon 2008, ce sera tout de même difficile (quoiqu’il ne faille pas l’exclure, les banques centrales refont souvent les mêmes erreurs) : nous avions M. Trichet, nous avions une hausse des taux à l’été en pleine tourmente, nous n’avions pas de QE pour contrecarrer la chute des anticipations, des cours boursiers et du PIB nominal. Coté Japon, Kuroda vient d’accepter un taux négatif, en plus du QE massif. A la FED, le terminus des prétentieux est pour bientôt, vers le mois de mars il faudra bien que les faucons capitulent d’une façon ou d’une autre : les marchés ne croient plus du tout aux « dots » de la FED, et la prochaine étape serait une sérieuse perte de crédibilité de l’institution. Bien qu’hostiles à la croissance, éloignés de leurs mandats, opaques, et au service de leurs seuls intérêts indépendantistes, les banquiers centraux sont probablement un peu plus pragmatiques qu’en 2008.

Ce n’est donc pas tant 2008 qu’il faut redouter que la poursuite d’un long tunnel de croissance décevante en zone euro (1% de croissance avec un output gap aussi négatif, ce n’est pas brillant), d’inflation en dessous de sa cible (que deviendra la crédibilité de cette cible ?), de taux nominaux faussement bas et réellement trop hauts (aucune reprise de l’investissement en vue), sur fond de QE2 ou 3 ou 4 trop mous, sur fond taux négatifs pas assez négatifs pour relancer quoi que ce soit. Un scénario médiocre, une japonisation rampante, une crise monétaire qui va se sédimenter jusqu’à devenir structurelle.     

Les différents acteurs mondiaux sont ils à la hauteur de la situation ? Quelles seraient les solutions politiques permettant d'éviter une telle occurrence ? 

Alexandre Delaigue : Pas grand-chose. Tout le monde est échaudé par la mémoire récente de la crise et cela conditionne les réactions. On ne peut pas dire que les banquiers centraux et dirigeants politiques soient aveugles et ignorants de la situation économique. Je me vois mal depuis mon bureau donner des conseils à Mario Draghi ou à Janet Yellen pour améliorer leur travail, ce serait comme donner des recommandations à Djokovic pour améliorer son service ! ce sont des gens expérimentés disposant des meilleures informations possibles. Au niveau politique, la seule véritable inconnue est liée aux échéances de l’année, en particulier le referendum britannique sur l’appartenance à l’Union Européenne, qui mal géré pourrait créer de grandes turbulences en Europe. 

​Mathieu Mucherie : Les solutions ? Cela fait très optimiste...

A court terme, on attend simplement des explications basiques de la part des grandes banques centrales, pour éviter une année atroce sur les marchés financiers puis sur toute la macroéconomie mondiale. La volatilité de ces derniers mois est un sous-produit de l’inaction coupable des banquiers centraux qui a fait penser à un nouveau décrochage de l’inflation par rapport aux cibles, qui a fait penser à une nouvelle pénurie de dollars pour le commerce international.

Au passage, il y a quelque chose de pourri dans la mesure d’inflation choisie par la BCE ; plus vite on l’abandonnera pour passer à des choses sérieuses (cible de PIB nominal idéalement, price level targeting à défaut), mieux cela vaudra, pour une claire imputation des responsabilités et pour éviter la plupart des erreurs de politique monétaire.

A moyen terme, on pourrait tout de même s’interroger sur le manque de transparence du marché pétrolier. La plupart des acteurs mentent comme des arracheurs de dents. Les coûts moyens et marginaux de production sont outrageusement faussés (dans un sens maximaliste le plus souvent), pour ne pas parler des réserves, prouvées, ultimes, etc. Passe encore pour les compagnies internationales, qui sont bien obligées de répondre à des auditeurs, à des actionnaires. Mais des PDVSA, des Aramco, sont de vrais trous noirs. Il y aura toujours des analystes pour jacasser sur la « stratégie saoudienne » tant que les données ne seront pas sur la table. Si nous avions de vraies organisations internationales et non des clubs de diplomates, cela fait longtemps que nous y verrions plus clair, plus clair que dans les rapports de l’AIE. Ce serait une mission pour l’ONU, si l’ONU pouvait servir un jour à quelque chose. Le pétrole non-conventionnel américain aura au moins eu ce mérite de donner un grand coup de pied dans la fourmilière, mais il reste beaucoup à faire pour évaluer les rentes et les réduire.

A plus long terme et dans le même esprit, il ne serait pas idiot de mieux s’affranchir des hydrocarbures, détenues par ces sympathiques pays que sont la Russie, l’Algérie ou l’Iran. L’Allemagne n’aide pas avec sa sortie du nucléaire, ou la France avec sa façon d’anéantir le nucléaire (Anne Lauvergeon). Il y a plein de solutions énergétiques, mais elles sont détournées par les politiques et par leurs sherpas. Un peu plus de liberté et 1000 fleurs s’épanouiraient.  

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