La Grèce menacée d'être exclue de Schengen : les troubles motivations de l'Europe vis-à-vis d'Athènes<!-- --> | Atlantico.fr
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Pour l’instant, l’expérience d’Alexis Tsipras au gouvernement est un échec sans appel.
Pour l’instant, l’expérience d’Alexis Tsipras au gouvernement est un échec sans appel.
©Reuters

Victime expiatoire

Une année après l'arrivée d'Alexis Tsipras à la tête du gouvernement grec, les différents ministères de l'intérieur de l'Union européenne s'apprêteraient à examiner l'opportunité d'exclure le pays de la zone de Schengen. Une initiative qui pourrait se justifier sur le plan géographique seul, mais qui est vite mise à mal face à une analyse poussée.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Selon les informations du journal Le Monde, en ce mercredi 26 janvier 2016, les ministres de l'intérieur européens s'apprêteraient à examiner une procédure (article 26 du code de Schengen) visant à exclure la Grèce de la zone de Schengen, ceci afin de permettre une amélioration du contrôle des flux migratoires. Comment justifier une telle procédure face à un pays membre ?

Christophe Bouillaud : Cette procédure repose visiblement sur l’idée que la Grèce ne fait pas tous les efforts nécessaires pour contrôler sa frontière maritime avec la Turquie, et qu’il faut donc la sanctionner en la menaçant de priver ses citoyens et ses entreprises d’une participation pleine et entière à l’espace Schengen. C’est un peu facile de fonctionner ainsi dans la mesure même où les mêmes Européens critiqueraient sans doute les autorités grecques si ses forces de police ou ses forces navales repoussaient manu militari les migrants sur leurs embarcations de fortune au risque de les voir se noyer dans les eaux territoriales turques. Il me semble d’ailleurs me souvenir qu’une telle accusation a déjà été soulevée dans les médias français contre des officiels grecs qui auraient percé un canot pneumatique pour empêcher des migrants d’avancer plus avant dans l’espace maritime grec. En fait, avant de sanctionner la Grèce, il faudrait se demander si une telle frontière maritime, aussi longue et tortueuse que celle entre les îles grecques et l’Asie Mineure, est vraiment contrôlable en respectant le droit maritime et humanitaire, qu’un pays de l’Union européenne est tout de même censé respecter.  En même temps, les négociations sur le sujet avec la Turquie, en particulier sous l’égide de l’Allemagne d’A. Merkel, montrent bien que la solution se trouve aussi de ce côté-là de la mer Egée. Il se trouve que, pour l’instant, les autorités turques ne font pas tout ce qu’elles pourraient pour empêcher tout migrant de passer vers l’autre côté de la mer Egée. Il faut dire que, vu des palais gouvernementaux d’Ankara, le spectacle de désunion donné par les Européens doit être des plus réjouissants, et que les autorités turques auraient bien tort de se priver d’humilier ainsi les Européens qui les ont tant fait attendre pour les intégrer au "club chrétien" qu’ils dénonçaient parfois.

Nicolas Goetzmann : Il suffit de regarder une carte pour se rendre compte de la problématique. Totalement isolée, la Grèce fait figure d'éclaireur de l'Union Européenne face à la crise des migrants. Et l'incapacité européenne à parvenir à contrôler efficacement ses frontières extérieures conduit ses dirigeants à trouver une solution rapide et efficace. Dans cette optique, la rengaine du sacrifice grec semble tenir la corde. D'un point de vue institutionnel, la justification est moins aisée à argumenter. D'une part, les moyens dont disposent l'agence Frontex, dont le rôle est précisément d'assurer le contrôle aux frontières, peuvent être qualifiés d'inexistants. Avec 143,3 millions d'euros, le budget alloué aux frontières extérieurs est 200 fois moins élevé que celui des Etats Unis pour ce même poste. Soit 28 milliards. Dès lors, la pertinence de la question relative à l'efficacité des opérations en cours est à mettre en relation avec le 0.001% du PIB de l'Union qui y est consacré. D'autre part, après avoir demandé à la Grèce de réduire ses dépenses publiques pour un total de 30% depuis 2010, il devient difficilement concevable de demander au gouvernement grec d'assumer seul la responsabilité de ses frontières.

Quelles seraient les conséquences d'une telle décision, aussi bien pour la Grèce que pour l'Union européenne ? L'union européenne gagnerait elle en efficacité ?

Christophe Bouillaud : Une telle décision montrerait que les Européens préfèrent refiler le mistigri des migrants à l’un des plus faibles d’entre eux. Cela montrerait un total manque de solidarité. On aurait pu avant d’en arriver là proposer aux Grecs une aide massive pour contrôler la situation. Non pas une aide en argent, qui se perdra dans les méandres bureaucratiques de l’Union et de la Grèce, mais une aide directe, en nature, c’est-à-dire comme dans le cas d’une catastrophe naturelle, des hommes et du matériel, quelque chose qui aille bien au-delà des moyens délégués via l’agence Frontex. Toutes les marines européennes devraient déjà être arrivées à la rescousse de la marine grecque, et les diverses sécurités civiles des Etats européens devraient déjà s’être réparties les îles grecques pour y installer leur services d’urgence. Surtout, les autorités turques auraient dû comprendre rapidement que l’Union européenne ne se laisserait pas faire. L’économie turque dépend des marchés européens, il aurait fallu bien faire comprendre à Ankara qu’il fallait arrêter ce jeu de pression au plus vite.

L’Union européenne gagnera sans doute en efficacité pour arrêter le flux des réfugiés qui montent vers les pays du nord (Allemagne, Suède), en isolant la Grèce et en aidant tous les pays des Balkans à fermer leurs frontières, y compris semble-t-il la Macédoine. Par contre, le résultat de tout cela risque de voir la Grèce submergée de réfugiés - tout au moins dans un premier temps, jusqu’au moment où ces derniers comprendront que la Grèce constitue pour eux une souricière. Est-ce que les autres pays de l’Union européenne aideront alors la Grèce à créer sur son sol des vastes camps de réfugiés à l’image de ceux qu’on trouve en Jordanie pour les Syriens ou au Kenya pour les Somaliens ? Qui gérera ensuite ces camps ? La Grèce, une nouvelle agence ad hoc de l’Union européenne, ou bien l’UNCHR ? Et quelle sera la réaction des réfugiés face à cette impasse et celle de la population grecque ? En tout cas, on voudrait que le pouvoir soit pris en Grèce par Aube dorée ou quelque autre groupe d’extrême droite que l’Union européenne ne s’y prendrait pas autrement.

Nicolas Goetzmann : Du point de vue de la Grèce, on peut parler d'abandon en rase campagne. Car une telle exclusion pourrait avoir pour conséquence de voir le pays privé de toute assistance pour le contrôle de ses frontières. De plus, en fermant les frontières du nord, la Grèce ne serait plus seulement un lieu de passage pour les migrants, mais une terre d'asile. Ce qui produirait une combinaison entre une crise économique qui n'a pas d'autre équivalent que la dépression des années 30 et une gigantesque crise migratoire pour ce pays.

Du point de vue de l'Union Européenne, l'exclusion de la Grèce permet de couper l'accès maritime à la route des Balkans. Et ainsi de gagner en efficacité. Ce qui traduit quand même la totale perte de contrôle de l'Union par rapport à la situation. Parce que la solution politique paraît totalement disproportionnée par rapport à l'enjeu. Cela conduit également à penser que la Grèce est responsable de ce qui se passe actuellement. Or, l'appel à la migration vient quand même de l'Allemagne. Si nous en sommes là, alors pourquoi ne pas envisager d'exclure Calais du territoire français, de dresser une barrière, et de dire au revoir aux calaisiens ?

Une année, presque jour pour jour, après l'élection d'Alexis Tsipras à la tête du pays, quel bilan dresser du rapport de force entre institutions européennes et gouvernement grec ?

Christophe Bouillaud : Un bilan totalement catastrophique pour le gouvernement grec, non pas tant dans le rapport avec les institutions européennes, qu’avec les pays qui dominent actuellement ces institutions, à savoir les pays créditeurs du nord de l’Europe (Allemagne, Pays-Bas, etc.). Le mémorandum du 13 juillet 2015 se révèle de plus en plus pour ce qu’il est : une capitulation complète de la souveraineté économique de la Grèce dans les mains de partenaires qui n’en ont vraiment rien à faire du sort des Grecs ordinaires. J. C. Juncker a eu beau dire lors de son discours sur l’état de l’Union européenne devant le Parlement européen du 9 septembre 2015 que le cas grec devait être traité de manière à prendre plus en compte les aspects sociaux, aucune des informations à ma disposition n’indique que ce soit le cas, bien au contraire. Le troisième mémorandum poursuit et approfondit les erreurs des deux précédents. Il n’est en même temps pas question de remise de la dette grecque. Pour l’instant, l’expérience d’Alexis Tsipras au gouvernement est donc un échec sans appel. La seule lueur d’espoir, si j’ose dire, est que le FMI reste pris dans ses contradictions, entre ses propres chercheurs qui soulignent l’immense erreur de politique économique faite en 2010 et 2012 au détriment de la Grèce et ses propres dirigeants qui ne peuvent pas mettre au pilori les pays source de ces mêmes erreurs de politique économique au risque de faire éclater une crise financière universelle. Mais cet espoir est fort ténu, et je doute fort que, pour rétablir la vérité sur la Grèce, le FMI soit prêt à en finir avec la zone Euro et la mondialisation.

Nicolas Goetzmann : La défaite politique est manifeste pour Alexis Tsipras. L'austérité a perduré, les diverses résurgences du bras de fer ne produisent pas plus de résultats, et enfin, aujourd'hui, la menace d'exclusion de Schengen. La Grèce commet l'exploit de se voir exclue du plan de relance monétaire de la Banque centrale européenne, d'avoir subi le plus dur plan d'austérité de toute la grande récession, et enfin, de finir en beauté avec une crise migratoire historique.

Ce rapport de force a été perdu par le manque de préparation d'Alexis Tsipras à la sortie de l'euro. Il s'agissait de la seule arme en mesure de faire plier les européens sur la question de l'austérité, et le premier ministre grec n'a jamais sérieusement préparé cette guerre. Lorsque les membres de l'ancienne Troïka ont compris que cette menace ne revêtait qu'un caractère virtuel, la réponse a été stricte, directe et sans concession. L'austérité et rien d'autre.

Alors que l'Europe se trouve confrontée à une simultanéité de crises, économique et migratoire, que peut révéler cette polarisation des débats sur la Grèce ? 

Christophe Bouillaud : En premier lieu, l’immense mépris qu’entretiennent les élites du nord de l’Europe pour celles du sud de l’Europe, et plus généralement les élites du centre à l’égard de celles de la périphérie. Ce mépris est encore renforcé dans le cas grec par le fait que le gouvernement Tsipras soit dominé par des gens qui furent d’extrême gauche, et qui ne font donc pas partie de l’une des familles politiques (démocrates-chrétiens ou conservateurs du PPE ou socialistes du PSE) qui a établi la construction européenne depuis les années 1950. Ce sont donc des outsiders dont il faut se débarrasser au plus vite.  A ce rythme, cela ne devrait plus tarder beaucoup d’ailleurs. Quelles couleuvres veut-on encore leur faire avaler ?

En second lieu, que l’Union européenne est d’une abyssale hypocrisie sur les droits de l’Homme. En effet, si l’on remonte dans le temps, avant 2011, donc avant les "révolutions arabes", les problèmes de migration dans le bassin méditerranéen à destination de l’Union européenne étaient moins graves, car l’Union européenne déléguait la "défense en avant" de ses frontières à des pays amis, dont des dictatures tout à fait sympathiques, comme la Tunisie de B. Ali ou bien sûr la Libye de M. Kadhafi. Ce qui s’est passé depuis n’est autre que la déstabilisation de ces "marches" ou "Etats-tampons" de l’Union, et la transformation de certaines d’entre eux en zones où tout Etat digne de ce nom est absent. La guerre civile syrienne est bien sûr à prendre en cause dans ce cadre. Le péril migratoire apparaît donc comme désormais aux portes, et les pays de l’Union européenne sont pris entre leurs propres promesses liées à la Convention sur les réfugiés du début des années 1950 et la réalité du refus de toute immigration de la part d’une bonne part des citoyens européens, en particulier si l’immigration se trouve être le fait de musulmans. Les boat-people anticommunistes du Vietnam des années 1970, certes au final peu nombreux en Europe, furent tout de même mieux accueillis, parce qu’ils ne représentaient pas une menace supposée pour la Civilisation pour la plupart des Européens de l’Ouest. Plus encore, les pays européens sont pris aussi entre leur furieuse envie de rester à l’écart des bruits d’un monde à leur porte qui a basculé ou est train de basculer vers le chaos et leur refus de créer des camps de réfugiés. Les autorités européennes parlent pudiquement de "hotspots" à créer en Italie et en Grèce, mais il ne faut pas se leurrer : si l’on ne veut pas avoir de réfugiés syriens, afghans, érythréens, etc., qui traînent dans les villes européennes, et qui effraient, à tort ou à raison, le bon bourgeois, il ne faut pas se leurrer, il faudra à la fin, toute honte bue, créer des camps et y assigner à résidence les dits réfugiés. Les autorités danoises, soutenues par leur extrême droite, se sont déjà engagées dans cette voie. En isolant la Grèce du reste de l’Union européenne, les Européens risquent bien de forcer les autorités grecques à recourir à cet expédient, ce qui permettra ensuite de les désigner comme des affreux vraiment incapables de respecter les sacro-saintes valeurs européennes, mais tout le monde sera soulagé de les voir faire le sale boulot.

En troisième lieu, toute cette polarisation des débats montre surtout que les dirigeants européens veulent faire comme avant, ne pas être particulièrement solidaires et inventifs, mais il faudrait tout de même qu’ils se rendent compte que le monde tel qu’il va ne nous autorise bientôt plus cette rassurante fiction d’un XXème siècle qui continuerait en 2016, ou ce déni de réalité si l’on veut.  Ce n’est pas en tout cas en mettant au pilori la Grèce qu’ils vont faire avancer l’Union européenne.

Nicolas Goetzmann : La crise grecque a été le plus grand révélateur de la prise de pouvoir de Berlin en Europe. Bruxelles a été plus ou moins mis de côté, et la perte d'influence de la France a été manifeste. Le silence de François Hollande, tout au long des événements, a permis ce mouvement de pouvoir. Et l'envoi de personnels de l'administration française pour aider le gouvernement grec à finaliser l'accord qui a été signé, n'a finalement permis que de valider la vision austéritaire défendue par l'Allemagne. De la même façon, lorsqu'Angela Merkel a indiqué être en capacité d'accueillir 700 000 migrants sur son territoire, et ce sans aucune concertation de ses partenaires européens, c'est l'absence de contre pouvoir qui a été révélée. Le point commun aujourd'hui, c'est que la Grèce sert de bouc émissaire, comme si le pays pouvait à lui seul être responsable de la crise des migrants et de la crise économique européenne. Mais la conclusion, finalement, c'est la négation totale des choix démocratiquement exprimés par la population grecque, à laquelle se rajoute aujourd'hui un deuxième effet punitif. Il appartient à François Hollande de réagir à cette question. 

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