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Quand la valse des transgressions en toc donne le tournis à la vie politique française
©Reuters

Poujadisme chic ?

"Tellement loin des vies réelles. Poujadisme chic. Définitivement affligeant" revendiquait le député Frondeur Christian Paul en réponse aux propos de Emmanuel Macron qui affirmait hier sur BFMTV que les entrepreneurs ont "souvent la vie plus dure que celle d'un salarié." Mais la transgression de tels propos ont perdu de leur grandeur et ont plus de mal à séduire des Français désillusionnés en termes de politique.

Bruno Cautrès

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections. Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques. Il est notamment l'auteur de Les européens aiment-ils (toujours) l'Europe ? (éditions de La Documentation Française, 2014) et Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) avec Anne Muxel (Classiques Garnier, 2019).

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Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky est philosophe et sociologue. Il enseigne à l'université de Grenoble. Il a notamment publié L'ère du vide (1983), L'empire de l'éphémère (1987), Le crépuscule du devoir (1992), La troisième femme (1997) et Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation (2006) aux éditions Gallimard. Son dernier ouvrage, De la légèreté, est paru aux éditions Grasset.

 

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Atlantico : Le gouvernement brise un à un les tabous du dogme socialiste et certaines voix d'analystes politiques parlent de transgression. Allons-nous actuellement vers une société française plus transgressive ou alors peut-on davantage parler de personnalités politiques qui utilisent la "marque" de la transgression à des fins de communication ?

Bruno Cautrès : Dans les vies politiques européennes, pas seulement en France, on a vu depuis une quinzaine ou vingtaine d’années, plusieurs exemples de candidats ou hommes politiques qui veulent montrer leur capacité à s’affranchir des idées ou même de certains symboles de leur camp idéologique. Cette tendance s’inscrit dans les évolutions et les recompositions des socles idéologiques et sociopolitiques de nos économies et vies politiques : partout les effets de l’intégration économique internationale ont perturbé les frontières politiques héritées de l’après-guerre. Ces effets ont même été suffisamment puissants pour se traduire en stratégies politiques. L’une de ces stratégies est connue sous le nom de "triangulation", stratégie politique qui a été théorisée par un conseiller politique de Bill Clinton au milieu des années 1990 et qui consiste, notamment lorsque le candidat ou l’homme politique est en difficultés (comme c’était le cas de Clinton à ce moment-là), à s’affranchir de la barrière entre les deux camps et à tracer une nouvelle ligne politique : comme si le fait de passer par-dessus les frontières idéologiques et de tracer une nouvelle ligne de clivage intermédiaire entre les deux camps dessinait la pointe d’un triangle (tandis que les deux côtés de sa base serait les deux camps opposés).

Clinton fut réélu triomphalement en 1996 en appliquant cette stratégie. Ce modèle a ensuite inspiré largement Tony Blair au Royaume-Uni qui avait indiqué que le "New Labour" était l’ami du business. Aujourd'hui, c’est au tour de François Hollande de tenter cet exercice (on pourrait également citer l’exemple de Renzi en Italie), il faut dire assez périlleux : le tournant économique de janvier 2014, les déclarations favorables à l’entreprise de Manuel Valls ("j’aime l’entreprise", applaudi de manière enthousiaste lors de l’université d’été du Medef), le pacte de responsabilité, le CICE (Credit Impôt Compétitivité Emploi) ont en effet rebattu un peu les cartes et même un peu désarçonné la droite au début. Par ailleurs, la nomination d’Emmanuel Macron, ses propositions et ses déclarations régulièrement briseuses de certains codes de la gauche (travail le dimanche, 35 heures, fonctionnaires) s’inscrivent bien dans cette stratégie de "triangulation" qui unit Hollande, Valls et Macron.

Mais à un moment donné, cette stratégie, qui correspond aussi à de réelles évolutions idéologiques au sein du PS (et n’est donc pas seulement de la communication) va devoir rencontrer d’autres réalités : tout d’abord son efficacité économique, question qui restera un point fondamental dans la perspective de 2017 où le bilan en termes de chômage pèsera lourd; ensuite, la question de l’adéquation entre cette stratégie et l’électorat que François Hollande devra mobiliser pour être réélu, celui de la gauche : si l’électorat de la gauche, et surtout celui du PS, est effectivement demandeur de politiques de gauche qui ont un rapport davantage "décomplexé" à l’économie réelle et au capitalisme d’aujourd’hui, cet électorat est néanmoins toujours très concerné par la question des inégalités sociales, de la redistribution vers ceux qui souffrent de ces inégalités et de la justice sociale. La "triangulation" risque à ce moment-là d’avoir fortement perturbé cet électorat bien qu’il apprécie la dynamique Valls-Macron. Comment combiner dans une même vision d’ensemble la ligne Valls-Macron, décomplexée sur la sécurité et sur l’économie, et la question des inégalités et de la justice sociale ? c’est l’équation que François Hollande doit résoudre pour 2017.

Gilles Lipovetsky : La société française ne semble pas être caractérisée par un goût pour la transgression mais au contraire par un souci de protection, précaution et d’un maintient des postions acquises. L’esprit de transgression a été dominant dans les années 60,70 porté par l’esprit de 68. Aujourd'hui, nous ne voyons rien de tel. Les hommes politiques qui peuvent illustrer cette tendance à la transgression témoignent en fait d’autre choses. Ils sont plutôt porteurs d’un projet de modernisation et de mise en mouvement de cette société qui par ailleurs est au contraire bloquée par ses institutions, ses corporatismes, son syndicalisme…Les propos tenus ne sont que des effets d’annonce qui sont en adéquation avec le monde mondialisé. On ne peut pas qualifier de transgressifs ces  hommes politiques de gauche qui clament leur amour pour l’entreprise et qui souhaitent déstabiliser un certain nombre de principes de la gauche traditionnelle. Ils témoignent d’une volonté non pas de transgresser mais de s’adapter au monde qui se prépare face auquel la société française est un peu démunie. Chez les personnes qui ont une culture de gauche très marquée, ces positions libérales peuvent être comprises comme transgressives mais en réalité elles ne sont pas révélatrices d’un désir de subversion de nos codes. Notre société est tellement en retard que c’est une lise à l’heure qui s’opère. Multiplier le nombre de dimanche de travail n’est pas transgressif mais bien une augmentation qui révèle une adaptation au fonctionnement capitaliste. Si la société française peut être séduite par les franc-tireurs qui sont en décalage par rapport au formatage, elle n’est pas animée par cette quête de transgression.

Selon Valls : on a tous "une part d'homme de droite" et "La méfiance entre la gauche et Davos, c'est du passé". Peut-on parler de transgression ou de communication ?

Bruno Cautrès : Oui, clairement cette phrase s’inscrit bien dans cette « triangulation transgressive ». S’il est vrai que les financiers, les banquiers, les décideurs qui viennent à Davos ont progressivement appris que la gauche en Europe n’est plus aujourd’hui la gauche des années 1980, il n’en reste pas moins que des différences persistent bien entre des politiques régulatrices et des politiques qui veulent "libérer" l’économie. Derrière les mots et la communication, il existe toujours des différences sur des questions comme l’emploi public, le rôle de l’Etat dans la régulation de la société ou encore les politiques fiscales. Malgré toutes les controverses politiques sur le fait que la gauche ferait des politiques de droite et malgré les rapprochements réels entre la politique Valls-Macron et certaines orientations souhaitées par la droite, des différences continuent de s’exprimer. Si l’on regarde par exemple le programme proposé par François Fillon, on n’est pas vraiment dans la "triangulation"…Ce qui est certain c’est que dans la communication, la "transgression" ou la "triangulation" a effectivement pris une place importante aujourd’hui ; Manuel Valls s’est d’ailleurs fabriqué de longue date une image de briseur de codes : il souhaitait la fin des 35h, débaptiser le PS, a toujours été en pointe sur les questions de sécurité intérieure. Il est également clair qu’Emmanuel Macron joue cette carte.

Quels hommes politiques jouent ou ont joué la carte transgression ? Cette stratégie peut-elle être payante politiquement ?

Bruno Cautrès : Dans la vie politique française, on a vu depuis une ou deux décennies plusieurs exemples de stratégies "transgressive" ou "triangulatrices" : lorsque Nicolas Sarkozy prônait une forme de "discrimination positive" en France, une idée qui ne s’articule pas aisément avec notre prisme d’égalité républicaine ou encore lorsque Ségolène Royal mettait en exergue "l’ordre juste", une expression combinant le thème de la sécurité, plutôt approprié par la droite et celui de la justice, plutôt approprié par la gauche. On trouve également des exemples plus anciens : chez DSK en économie ou même lorsque François Mitterrand jouait la carte de la "France unie" en 1988. On constate néanmoins une accélération et une accentuation du phénomène si l’on compare ces exemples plus anciens, moins clairement "transgressifs", à la situation d’aujourd’hui. Si la droite gagnait l’élection présidentielle de 2017, il serait intéressant d’observer si elle s’inscrirait ou pas dans cette perspective. Pour le moment, on ne le voit pas bien même si l’on peut constater que la stratégie d’Alain Juppé consiste bien, pour le moment et en vue de la primaire, à séduire le centre-droit et le centre-gauche. Mais aucun des programmes économiques qui semblent se dessiner pour le moment à droite ne donne de signes de "transgression" vers des politiques "de gauche".  La "transgression" semble pour le moment être asymétrique entre la gauche et la droite en France.

Gilles Lipovetsky : La transgression n’est pas le bon terme. Emmanuel Macron fait preuve d’audace et de lucidité par rapport à l’économie mondiale. Mais les écarts qu’il opère sont très mesurés. Il ne fait pas table rase des principes de la gauche traditionnelle. Il voudrait le faire mais il reste mesurer, devant toujours se contenter de faire des compromis. Et le compromis est antinomique avec la transgression qui est par nature radicale, violente, jusqu’au boutiste. Mais on peut dire qu’il y a une intrusion des valeurs et des pratiques de la culture libérale à l’intérieur d’une culture de gauche. 

Dominique Strauss Kahn a manifesté à ses dépens une forme de transgression liée notamment à des pratiques sexuelles échangistes. Or la réprobation a été très largement majoritaire. C’est bien le témoignage d’un homme politique qui était au fait de sa gloire, archi favori pour devenir le candidat PS et qui a finalement tout perdu. Ses pratiques et ses idées économiques transgressives d’un point de vue moral ou économique (selon le peuple de gauche) l’ont finalement fait tomber de son piédestal. Et il n’est pas pensable, au moins dans le court terme, qu’il revienne sur le terrain politique. La transgression peut donc tuer un homme politique. Il a certes touché à certains tabous de gauche mais il ne s’agit pas des tabous de la société française. 

Peut-être que la notion de transgression a été moins destructrice pour d’autres comme Sarkozy en 2007 ou Chevènement plus tôt ?

Gilles Lipovetsky : Sarkozy a eu au départ cet esprit de mouvement. Il dénonçait les « rois fainéants » bloqués dans leur immobilisme. Il promettait de changer la société française mais force est de constater, qu’une fois arrivé au pouvoir, il n’a pas touché aux grandes lois qui freinent le dynamisme de l’économie française. Bien au contraire, Nicolas Sarkozy a été extraordinairement prudent. Il a finalement été un agitateur de surface. Il a beaucoup moins secoué la société française qu’un Mattéo Renzi en Italie. De plus, Sarkozy récuserait totalement la notion de transgression. Il est farouchement hostile à 68 car selon lui, et selon une certaine droite, cet héritage est synonyme de facilité et de perte des valeurs de l’effort. Sarkozy défend la méritocratie et l’ordre. On est donc bien loin sur ce point de l’esprit de transgression. Il s’agit là des valeurs dominantes du monde libéral occidental qui sont au contraire confirmées. C’est à l’opposé du mouvement de contre-culture des années 1970. Il y avait une vraie notion de rupture avec les principes mêmes de la société : le travail, la famille, la morale. On sortait du travail. Le film « L’an 0 » est symbolique de ce rejet total et transgressif de l’ordre en cours. Sarkozy n’est absolument pas là-dedans.

Concernant Jean-Pierre Chevènement, il est vrai qu’il était réfractaire à une certaine forme de mondialisation libérale. Mais on peut y voir aussi une résistance au mouvement. Encore une fois, tout dépend du sens que l’on donne au terme de transgression. Sans doute pour une partie du peuple de gauche, cette démarche peut apparaître en rupture avec les codes de l’époque et rappelle en partie la façon dont Macron et Valls bousculent la gauche. Aujourd'hui on parle de transgression lorsque l’on évoque la possibilité de toucher au droit du travail et notamment aux 35 heures, comme s’il s’agissait d’un principe absolu. Mais ce n’est pas gravé dans le marbre. Le conservatisme aujourd'hui serait de ne pas y toucher par principe. On ne peut pas néanmoins aller jusqu'à dire que le libéralisme est en soi transgressif.

Peut-on alors parler d’un homme d’Etat véritablement transgressif, et pas seulement en termes de discours ? A première vue c’est impossible car il est par essence le représentant de la loi et de l’ordre. Mais il y en a eu à l’époque moderne. Je pense notamment aux modernisateurs des pays arabes, par exemple Bourguiba ou Atatürk. Quand ils ont imposé une laïcisation, là il y avait une forme de transgression car par rapport aux normes dominantes de la société ils ont imposé la modernisation de leur pays à marche forcée. On peut aussi parler de l’ère Meiji au Japon. Mais je ne vois plus dans une société hyper-moderne de tels hommes d’Etat. Et c’est peut-être une nostalgie que nous avons. On se retrouve avec des gestionnaires. Or nous sommes dans une situation où il devient vital de faire bouger les lignes et d’avancer. Mais il n’y a pas d’équivalent en France actuellement. Rendez-vous compte Bourguiba est allé jusqu'à interdire le port du voile. Il est allé contre toute une société. Il y a eu une véritable transgression des traditions. Aujourd'hui, ce n’est plus ça. On a des règles qui nous rendent non compétitifs et qui nous font reculer. Il faut absolument libéraliser la société. Mais libéraliser ce n’est pas forcément transgresser.     

Dans la société actuelle, observe-t-on un besoin de transgression ? En fonction de votre réponse, qu'est-ce que cela nous dit de la société ?

Bruno Cautrès : Ce qui est certain c’est que les français expriment aujourd’hui une très grande lassitude face aux promesses de campagnes électorales, lorsqu’on leur explique que l’on va "tout changer". Plus personne n’attend que l’élection de tel ou tel candidat change la société ou "change la vie" pour reprendre le slogan des années Mitterrand. Dans l’enquête que le CEVIPOF vient de réaliser, la vague 7 du Baromètre de la confiance politique, 76% des personnes interrogées déclarent qu’il "faudrait que les responsables politiques de camps opposés parviennent à s’entendre pour trouver des solutions aux problèmes du pays" ; 71% indiquent que "le gouvernement devrait changer ses projets politiques en fonction de ce que la plupart des gens pensent".

On voit bien ici s’exprimer cette tendance à ce que le concret l’emporte sur l’idéologie. Mais au-delà de ces idées générales et consensuelles, ce sont les moyens et la hiérarchie des moyens à mettre en œuvre pour "trouver des solutions aux problèmes du pays" qui vont redonner vie aux vieux clivages politiques : "les problèmes du pays" ne font pas consensus ; certains voient dans cette expression, le manque de dynamisme et de flexibilité de l’économie ; d’autres y voient la question de l’inégale répartition de la richesse nationale ; d’autres encore mettent derrière cette expression les question de sécurité ou de "l’identité nationale". On voit donc que la communication "transgressive" correspond bien à une remise en cause dans l’opinion des français du jeu de "pingpong" entre la gauche et la droite et à la lassitude des explications du type : "nos adversaires ont tout faux et nous avons tout vrai" et mais aussi au besoin d’un renouvellement du discours politique et des personnalités qui l’exprime. Mais dès que l’on va au-delà de cette première demande de renouvellement et que l’on évoque la question des moyens et de leur hiérarchie, alors les dimensions gauche-droite reprennent de l’importance. C’est cela qui fait le caractère politiquement périlleux de la "triangulation transgressive", potentiellement cause d’attentes contradictoires et de malentendus.

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