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Attention débat piégé : pourquoi la France flirte dangereusement avec le déclenchement d’une nouvelle guerre généralisée sur la laïcité
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Effet incontrôlable

Alors que la polémique enfle entre le Premier ministre et Jean-Louis Bianco à propos de la "nature" de la laïcité, sa stricte application pourrait bien servir à lutter également contre la résurgence du discours chrétien dans l'espace public.

Yohann Rimokh

Yohann Rimokh

Yohann Rimokh est avocat. Il est membre de l’Institut Famille & République et de l’Institut Vergennes.

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Christophe Bellon

Christophe Bellon

Christophe Bellon est Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université catholique de Lille. Membre correspondant du Centre d’histoire de Sciences Po Paris, il est l'auteur de nombreux travaux sur l’histoire politique et parlementaire du religieux. Son dernier ouvrage paru : La République apaisée. Aristide Briand et les leçons politiques de la laïcité (1902-1919) aux Editions du Cerf, mars 2015, 2 volumes.

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Philippe  Levillain

Philippe Levillain

Philippe Levillain est professeur d'histoire contemporaine à l'université de Paris X-Nanterre, membre du Comité pontifical des Sciences.

 

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Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS, économiste et anthropologue, Philippe d'Iribarne est l'auteur de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés à la mondialisation et à la modernité (multiculturalisme, diversité du monde, immigration, etc.). Il a notamment écrit Islamophobie, intoxication idéologique (2019, Albin Michel) et Le grand déclassement (2022, Albin Michel) ou L'islam devant la démocratie (Gallimard, 2013).

 

D'autres ouvrages publiés : La logique de l'honneur et L'étrangeté française sont devenus des classiques. Philippe d'Iribarne a publié avec Bernard Bourdin La nation : Une ressource d'avenir chez Artège éditions (2022).

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Atlantico : Depuis plusieurs jours, le torchon brûle entre Manuel Valls et Jean-Louis Bianco, président de l'Observatoire de la laïcité à propos de la "nature" de la laïcité. Si le premier la souhaite "intransigeante", dirigée contre le communautarisme, l'autre se voit apaisante et ouverte. Comment décririez-vous ces deux interprétations de la laïcité ? Ce clivage est-il vraiment circonscrit à la gauche, comme l'a rappelé Jean-Louis Bianco ?

Yohann Rimokh : Vous me permettrez de commencer par un détail, fort révélateur de ce qu’est cette interminable polémique, détail qui figure au quatrième point du "communiqué de presse" publié par "le Président de l’Observatoire de la laïcité" : ce dernier indique que "sur le plan humain", il aurait souhaité un entretien préalable avec le Premier ministre. Je m’y suis repris à plusieurs fois : voir une institution tenter de ramener une autre institution "sur un plan humain" est tout de même digne d’une fable de La Fontaine. Que vient faire ici les desiderata du président ? N’y a-t-il plus aucune séparation entre l’expression des sentiments d’une personne et celle des tâches de sa fonction ?

Pour en revenir à votre question, cette polémique dépasse largement le clivage droite-gauche. Puisqu’il faut observer les choses du point de vue politique, il paraît assez clair qu’il y a d’un côté ceux qui prennent acte du poids de l’électorat musulman en France et qui forcent et violent la loi de 1905 et ses travaux parlementaires depuis des dizaines d’années ; ceux-là sont majoritaires, ils ont raflé la mise à tous les niveaux. Ils avancent masqués, aux cris de "neutralité ! égalité !" ; ils ont un génie incontestable, c’est celui de la formule, mêlée d’antiracisme, mâtinée de droit de l’hommisme : Bianco et ses "accommodements", Tuot et sa "société inclusive" ; Cambadélis et sa "fraternité laïque". Ils sont les "progressistes", ceux qui veulent que la société "progresse", qu’elle se coupe définitivement de ses racines chrétiennes, c’est-à-dire qu’elle vogue vers d’autres cieux. La laïcité doit, selon eux, s’adapter à la présence de l’Islam : elle doit tolérer que des subventions publiques financent des mosquées, que des pays étrangers interviennent dans ce débat, que des horaires séparés soient imposés aux piscines municipales ou que des repas confessionnels soient servis dans les cantines publiques.

De l’autre côté, il reste quelques personnalités, extrêmement minoritaires, particulièrement isolées qui, bravant les interdits rhétoriques, osent critiquer les positions de l’autre camp. Malika Sorel, Elisabeth Badinter en sont des courageuses représentantes.

La chose la plus étonnante de ce débat reste l’état d’indifférence totale dans lequel la loi de 1905 se trouve. Aucun de ces deux camps ne paraît s’inspirer de ses dispositions, pourtant claires, et de ses travaux parlementaires, pourtant dénués de toute ambiguïté. Au sens de la loi, la laïcité n’est pas une neutralité. Elle n’est pas une égalité de tous les cultes. Cette loi n’est rien d’autre qu’un échange de bons procédés entre l’Eglise et l’Etat, déjà séparés (de facto) depuis le Concordat : l’Eglise reste en dehors des sphères étatiques en contrepartie de quoi l’Etat lui garantit sa place dans la société civile en la finançant. Aux termes de la loi de 1905, il n’y a que le culte catholique qui puisse être financé par l’Etat.

Par ailleurs, un groupe de sénateurs radicaux a déposé mi-décembre une proposition de loi destinée à inscrire les "principes" de la loi de 1905 dans la Constitution. Ils défendent l’intérêt de leur proposition par les problèmes suscités par la présence de l’islam dans l’espace public. Pourquoi la loi de 1905 a-t-elle été élaborée, était-elle prévue pour s'appliquer à toutes les religions ou s'agissait-il plutôt de "sur-mesure" pour le catholicisme ?

Philippe Levillain : La loi de 1905 est avant tout une loi établissant la rupture su Concordat de 1801 qui accordait aux deux parties contractantes - l'Eglise, catholique au demeurant, et l'Etat,  des avantages en matière d'exercice et et de police des cultes.Le principe en avait été posé dans le Programme de Belleville par le Parti radical dès 1869. En arrière de cette rupture, il s'agissait d'en venir à une République raisonnable, fille des Lumières et de la Révolution, qui dégage l'esprit républicain de toute attache à une religion , quelle qu'elle soit.La religion catholique, dans le Concordat, était reconnue comme celle de la majorité des Français. La Séparation fut maj vécue par les catholiques qui refusèrent de constituer des Associations cultuelles, à la différence des Protestants et des  Français de confession judaïque. Mais certains Républicains, tel Briand, n'y étaient guère favorables, préférant l''application stricte du Concordat à sa rupture. Un étonnant apaisement religieux fut suscité par la Première Guerre mondiale, même si l'anticléricalisme continuait à prospérer. Aujourd'hui, la présence très prégnante  de l'Islam, religion de stricte observance dans une nation où la religion catholique concerne moins de 14% des Français, pose un problème voisin de celui de 1905, sauf que l'Islam n'offre guère prise à l'autorité de l'Etat. L'inscription du principe de la laicité dans la Constitution, sous la formule du respect  et de la frontère, aurait pour but d'éviter des accomodements locaux au cas par cas.Et de pouvoir déclarer certaines pratiques comme anti constitutionnelles. Le texte est délicat à produire.

Christophe Bellon : La loi de 1905 est une loi de pacification. Elle règle donc le conflit entre les Eglises et l'Etat, plus qu'elle ne l'attise. Ceci car elle revêt un caractère libéral, établissant le nouveau régime des Cultes post-concordataire. Ce caractère libéral est fondé sur un équilibre juridique subtil: la République assure la liberté de conscience (liberté de croire ou de ne pas croire); elle garantit le libre exercice du culte (l'Etat est garant du bon fonctionnement des cultes), le tout dans le respect de l'ordre public. Ces principes, qui forment l'article 1er de la loi, sont complétés par la suppression du budget des cultes, ce qui témoigne d'une séparation libérale certes, mais aussi d'une séparation complète (contrairement aux radicaux de l'époque, proches d'Emile Combes, qui voulaient une fausse séparation, voire la conservation du Concordat pour mieux contrôler l'Eglise). Ces principes-là (titre 1er de la loi) ne peuvent être discutés, sinon au risque de la mise en place d'un nouveau régime des cultes qui ne serait plus la Séparation. 

La loi de 1905, qui permet le passage d'un régime des cultes reconnus à un régime des "religions connues", ne mentionne pas explicitement les religions auxquelles elle s'adresse. Si bien qu'elle est applicable à l'islam comme elle l'est aux anciens cultes reconnus que sont l'Eglise catholique, les deux protestantismes et la religion juive. Il est vrai que trois autres lois (2 janvier 1907; 28 mars 1907 et 13 avril 1908) ont été nécessaires pour appliquer complètement la loi aux catholiques qui, un temps, s'étaient opposés au régime de Séparation lors des Inventaires, au début de 1906. En soi, l'Etat a fait plus d'effort d'adaptation et de libéralisme vis-à-vis de l'Eglise catholique (il existe donc bien une forme de "sur-mesure laïque" vis-à-vis de l'Eglise catholique). Les autres religions étant largement séparatistes. Mais ce "sur-mesure laïque", grâce à la souplesse de la loi de 1905, permet quand même, d'appliquer la loi aussi à l'islam (malgré une application très difficile en Algérie, dès 1907). 

La loi devait donc répondre aux combats menés depuis la Révolution française entre les Eglises et l'Etat et accompagner la politique laïque mise en place par les républicains dès 1879. L'escalade vers la Séparation commence avec les lois Ferry sur l'école, se poursuivent avec la législation très opposée aux congrégations religieuses. Cette tension culmine au moment de l'Affaire Dreyfus. Les élections de 1902 renforcent encore cette politique qui conduit à la rupture des relations avec le Saint-Siège en juillet 1904, puis à la Séparation. Cette dernière sera cependant libérale, comme indiqué plus haut, grâce notamment à une alliance politique et sur le fond entre le centre gauche, les socialistes réformistes de Jean Jaurès et le centre droit modéré. Le tout conduit par le talent politique et oratoire d'Aristide Briand, rapporteur de la loi. 

Dans les débats, les oppositions portaient essentiellement sur l'intensité du caractère de séparation: l'extrême gauche souhaitait presque la suppression des Eglises et de l'Etat; la droite royaliste, bonapartiste et légitimiste, espérait conserver, via le Concordat, l'influence de l'Eglise dans la société. L'alliance majoritaire évoquée, qui finalement l'emporte, souhaite avant tout une Eglise libre dans un Etat libre et une Séparation modérée. Les discussions sont passionnées sur l'article 4 qui organise la dévolution des biens d'Eglises aux associations cultuelles. Grâce à Jaurès et à Briand, mais aussi à un centre droit qui accepte cette philosophie, la hiérarchie des Eglises est officieusement reconnue. D'autres débats, plus marginaux, passionnent l'hémicycle comme la proposition d'interdiction du port du costume ecclésiastique, proposition qui sera rejetée. 

Grâce à ce libéralisme, la loi pourra être appliquée. 

La constitution de notre Cinquième République mentionne aujourd'hui le caractère laïque de la République. Constitutionnaliser la loi de 1905, outre la difficulté politique (quelle majorité sur cette question?), aurait pour conséquence majeure de figer le caractère principal de la loi, si nécessaire depuis un siècle: sa souplesse. Si la loi de 1905 est appliquée convenablement, quitte à la réformer à la marge (hors titre 1er) comme on l'a fait depuis à plusieurs reprises, rien ne sert donc de lui donner un caractère constitutionnel.

Quels risques peut-il y avoir à l'inscription des principes de la laïcité dans la Constitution pour les autres religions ?

Yohann Rimokh : Dans la Constitution ? Et pourquoi pas dans la Charte de l’ONU ? Et pourquoi ne pas l’inscrire, cette laïcité, à l’ordre du jour de l’OMC ? Et de l’OCDE ? La loi serait-elle à ce point anesthésiée qu’il faille la vider de son contenu et l’inoculer dans la Constitution ?

La seule idée d’un transfert de la loi de 1905 vers la Constitution témoigne encore de la résignation d’une classe politique totalement soumise à l’idéologie antiraciste et droit de l’hommiste. Cette idéologie qui tient, si l’on peut dire, la laïcité entre ses mains est si puissante qu’elle a complètement engloutit sa signification juridique. Les dispositions de la loi de 1905 sont de facto tombées en désuétude.

Constitutionnaliser la loi de 1905 reviendrait concrètement à l’enlever des mains du Conseil d’Etat, pour la placer entre celles du Conseil constitutionnel. Une nouvelle jurisprudence serait alors mise en œuvre. Cela ne résoudrait pas le problème puisque ce problème ne touche pas au fond de la loi (à sa force normative) mais au manque de courage de la classe politique s’agissant d’imposer en France une loi de 1905 cristallisant un héritage chrétien et ses privilèges.

Il conviendrait de relire la loi du 9 décembre 1905 et de ne pas confondre liberté religieuse et laïcité. La liberté religieuse, dont la garantie est certes renouvelée en 1905, consiste à permettre à tout citoyen d’exercer librement sa religion, sans pouvoir être inquiété de ce fait. La laïcité quant à elle traduit un accord entre l’Etat et l’Eglise consistant, pour le premier, à financer la seconde.

La "France n’est pas schismatique !", plaidait Jean Jaurès à la tribune de la Chambre en 1905. La France de 1905 n’a jamais voulu se séparer de l’Eglise, renier son histoire ou "dénaturer" ce pays dont l’ambition a toujours été d’être l’héritier de deux histoires en apparence paradoxales : celle de l’Eglise et celle de la Révolution.

Dans son histoire, le Parti radical -qui porte le texte au Sénat - est connu pour avoir fortement été influencé par les francs-maçons, dont plusieurs de ses figures en sont membres. Ce texte pourrait-il être utilisé pour lutter contre la présence dans l'espace et le débat publics de signes et de discours chrétiens ?

Philippe Levillain : Il est indéniable que la Franc Maçonnerie, dans son ensemble, a toujours encouragé et soutenu l'affirmation laique.  Telle une ligne de partage entre Républicains et Monarchistes au début. Puis entre Conservateurs et Radicaux. Le fait nouveau tient au dépassement de l'anticléricalisme classique en antichristianisme, recusant la présence du culte dans la société aussi bien dans les rythmes de la vie soclale que dans ses symboles, ses rituels, ses couleurs. Le décalage systématique des vacances de Pâques  avec la Semaine sainte, à partir des années 1980, en fut la première preuve. La question vaut également pour la pratique et les rituels de la confession judaïque.

Toutefois, il est remarquable que la volonté d'établir un mariage républicain pour les homosexuels (comme ce fut le cas pour le baptême "républicain" à la fin du XIXème siècle) a revitalisé le christianisme de façon spectaculaire et créé un affrontement nouveau de type massif. Presque croisade contre croisade...

Cette sécularisation constitutionnelle par déracinement de tout culte devrait créer une religion républicaine, qui, elle aussi...aura ses messes, ses lieux de culte et ses rituels. On ne sort jamais l'homme du sacré.

Même en considérant que c’est bien les problèmes suscités par l’islam qui sont visés par le projet des sénateurs radicaux, leur solution vous semble-t-elle opérante face aux problèmes liés à la place de l'islam en France, comme la montée du salafisme ?

Philippe D'Iribarne : La question du traitement juridique de l’islam dans la République est très difficile. A partir du moment où l’islam est mis dans la boîte conceptuelle "religion", il doit être traité de la même façon que tout ce qui est mis dans la même boite conceptuelle, et au premier chef le christianisme. Pour que cela change, il faudrait que l’islam soit mis dans une autre boîte conceptuelle, ce qui n’est pas à l’ordre du jour. Simultanément, comme réalité vécue, l’islam paraît bien différent du christianisme, comme du judaïsme, dans son rapport à la démocratie, à la liberté de pensée, à la place des femmes et plus généralement à la culture occidentale ainsi qu’à l’histoire de France, ce qui incite à le traiter différemment. En pratique, les politiques naviguent entre ces deux types de considérations. D’un côté, il habille les mesures qui en fait concernent spécifiquement l’islam (le voile islamique à l’école, le port de la burqa) en mesures censées concerner également l’ensemble des religions (l’interdiction générale des signes religieux ostentatoires à l’école). De l’autre, le respect d’un ensemble de pratiques entrées dans les mœurs conduit à privilégier la tradition chrétienne (les jours fériés liés aux fêtes chrétiennes, le maintient du concordat en Alsace-Lorraine). La loi de 1905 subit, de ce fait, un ensemble d’aménagements. Certains voudraient que l’on sorte de cette ambigüité. Mais on ne voit pas comment traiter autrement que par l’ambigüité la contradiction entre l’égalité théorique des religions et leurs manières différentes de s’intégrer dans notre société. Mieux vaut respecter le statu quo en matière de Constitution et s’efforcer de faire en sorte que l’islam vécu soit mieux compatible avec les valeurs de la République, au premier chef en ce qui concerne la pression communautaire mettant en cause la liberté de conscience (pression qui limite la possibilité pour un musulman de se convertir à une autre religion, la possibilité pour une musulmane d’épouser un non musulman, la possibilité pour les enseignants d’enseigner sans être en butte aux pressions musulmanes sur les sujets mettant l’islam en cause).

Quelles sont les spécificités de l’islam par rapport à la pratique d’une foi chrétienne ?

Philippe D'Iribarne : La foi chrétienne vise à transformer les âmes, elle donne une place centrale à l’esprit par rapport à la lettre. L’islam, dans ses courants majoritaires (il existe aussi un islam mystique) se préoccupe plus de contraindre les corps et est très centré sur des prescriptions rituelles. Dans l’appartenance à la communauté des croyants, il n’y a pas une claire distinction dans l’islam entre une appartenance religieuse et une appartenance politique.

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