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Médecines d'ailleurs : à la rencontre d’Albert, medecine-man, sur la terre des Navajos
©Reuters

Bonnes feuilles

Bernard Fontanille, médecin urgentiste, parcourt le monde à la rencontre de ces femmes et de ces hommes qui prennent soin des autres, sauvent des vies et parfois inventent de nouvelles manières de soigner et de soulager. Le livre, coécrit avec la journaliste Alice Bomboy, apporte un éclairage scientifique complémentaire sur ces pratiques médicales. Extraits de "Médecines d'ailleurs - Rencontre avec ceux qui soignent autrement", aux éditions de La Martinière 1/2

Bernard Fontanille

Bernard Fontanille

Bernard Fontanille est médecin urgentiste, habitué aux interventions en terrains difficiles. Grand voyageur,

sensible et passionné, il parcourt la planète pour diverses missions médicales qu'il s'agisse d'encadrer des équipes ou de soigner les autres, les protéger, les réparer et soulager leurs douleurs. Ses moteurs : une profonde humanité et une curiosité qui le poussent à rencontrer autrui, à découvrir et à expérimenter.

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Alice Bomboy

Alice Bomboy

Alice Bomboy est journaliste scientifique. Après une enfance en pleine nature jurassienne et des études de biologie et de géologie, elle a eu envie de transmettre sa passion pour le monde vivant et le voyage.
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Quand j’ai su que j’allais embarquer pour l’Arizona, terre des Indiens navajos, je ne pouvais pas être plus enthousiaste. Je me devais de donner à ce voyage toute la grandeur que j’en attendais. Notre avion nous pose donc à Phoenix (Arizona), où nous décidons de louer un camping-car, appelé ici recreationnal vehicule ou RV. Nous le baptisons aussitôt Hervel : il sera notre maison, notre refuge, notre bureau, au coeur du territoire navajo. Au volant d’Hervel, nous oublions presque que nous sommes là pour tourner un film. Le caractère mythique des lieux nous rattrape. De la très urbaine capitale de l’Arizona, nous parvenons rapidement dans l’immensité du désert strié d’un dégradé d’ocre. La monotonie hypnotique n’y est interrompue que par d’imposantes statues végétales, les cactus saguaros si caractéristiques des paysages du sud des États-Unis. Nos premiers compagnons de route sont, comme je l’imaginais, des bikers tatoués avec leurs blousons de cuir sur de grosses cylindrées, des routiers moustachus au volant de camions aux pots d’échappement chromés, sur les interminables lignes droites qui fendent le désert. Nous les retrouvons lorsque nous nous arrêtons dans un saloon reconstitué, pour avaler d’énormes burgers.

Éric, notre fixeur français exilé à San Francisco, propose un détour par le canyon de Sedona, dans le Red Rock Country. Je reste sans voix, estomaqué par la beauté de ces profonds canyons surplombés d’immenses falaises de grès rouge, aux formes étranges, longuement façonnés par les éléments. Ces vues sont celles que j’ai déjà admirées mille fois tant elles ont été photographiées. Je ne peux pas m’empêcher d’imaginer la suite de notre périple dans cet univers de carte postale. Même si je sais que le quotidien, dans les réserves indiennes, a suivi le mouvement de la modernité, je pense encore que les Indiens du nord de l’Amérique vivent dans une harmonie quasi poétique avec leur environnement et leurs traditions. Albert Laughter, le medicine-man que je dois rencontrer, m’a donné rendez-vous dans un lieu chargé d’histoire : le trading post de Shonto. Ouvert en 1889, celui-ci a longtemps été un point de rencontre entre les colons et les Indiens, qui échangeaient fourrures, nourriture et armes. Aujourd’hui s’y s’effectuent des transactions d’un tout autre genre : c’est là, devant quelques préfabriqués blancs alignés, que les habitants de la région viennent faire leur plein d’essence.

L’homme-médecine m’y attend. Au premier regard, je comprends que mes rêves de gamin se sont en partie envolés. Albert a soixante-six ans et les traits burinés par le soleil du désert de l’Arizona. Ses cheveux, tressés, sont retenus par un bandana coloré qu’il a noué sur son front. Autour de son cou est accroché un épais collier de perles de turquoise, typique la culture navajo. Mais lorsqu’il s’avance vers moi, il marche péniblement, traînant presque les pieds. Il respire avec difficulté. Et dans son regard lourd et triste, je sens toutes les exactions commises à l’encontre du peuple navajo depuis l’arrivée des colons en Amérique. Au milieu du xixe siècle, les conflits entre les Dineh (nom originel du peuple navajo) et leurs voisins se sont multipliés. Raids mutuels pour voler du bétail, enlèvement de femmes pour en faire des esclaves… Les frictions ont atteint leur apogée quand un général zélé de l’armée américaine a décidé de lancer un assaut massif sur le territoire navajo. Son armée a reçu l’ordre de détruire tout ce qu’elle croiserait sur son passage : maisons, cheptels, champs irrigués. Ceux qui résistèrent ont été massacrés.

Les autres ont été expulsés de leurs terres ancestrales au cours de ce qu’on appelle la « longue marche des Navajos » : pendant dix-huit jours, plusieurs milliers d’entre eux ont dû parcourir à pied, dans des conditions épouvantables, quelque 500 kilomètres pour rejoindre Fort Sumner, à Bosque Redondo, au Nouveau-Mexique. Malnutris, assoiffés, plus de deux cents Navajos sont morts d’épuisement au bord des chemins ou noyés en traversant les cours d’eau, quand ils n’ont pas tout simplement été abattus par les militaires. À Fort Sumner, l’enfer a perduré : les Navajos ont été confinés sur un bien trop petit territoire avec d’autres tribus ennemies, et des accrochages se sont produits. Surtout, les terres pauvres ne pouvaient subvenir aux besoins de tous les Indiens déportés. Les maladies ont décimé les plus affaiblis. La tentative d’expérimenter une réserve indienne a tourné court. Retournés sur leurs terres ancestrales quelques années plus tard, les survivants sont restés profondément meurtris, tant dans leur corps que dans leur esprit. La nation navajo occupe aujourd’hui le plus vaste territoire jamais concédé aux natifs par le gouvernement fédéral américain. Mais, mises à mal par cette déportation il y a un siècle et demi, leur identité et leur culture véhiculent aujourd’hui encore les stigmates de ce traumatisme collectif. 

Albert me propose de découvrir ce qu’est devenue la terre de ses ancêtres. À bord de sa voiture, nous prenons la route, sombre serpent de bitume ondulant sur le sol rouge du désert et qui file parfois, au détour d’un virage, dans des montagnes extraordinairement entaillées. Je remarque quelques baraquements éparpillés dans l’immensité du paysage, ou rassemblés en petites grappes. Mais il n’y a pas vraiment, ici, de centre urbain au sens où nous l’entendons. Nous traversons quand même une petite ville, Kayenta, où se bousculent les emblèmes de la société américaine moderne : McDonald’s, Burger King et Sonic Drive-In. J’apprends que l’alcool est interdit à la vente dans la réserve, afin d’en limiter les ravages au sein de la communauté… Confronté à la déliquescence manifeste de la culture ancestrale, je suis profondément bouleversé.

Je suis Albert jusqu’à un point de vue en surplomb d’un profond canyon. Sous un soleil de plomb, nous marchons sur d’immenses dalles rocheuses affleurant d’une terre sèche d’où s’élèvent quelques bouquets d’arbustes et des tapis de courts cactus voués à résister à la dureté des éléments. Devant les canyons qui s’étirent à perte de vue sous nos pieds, Albert me conte l’histoire de son peuple. Et notamment de son nom, Dineh, que les colons ont troqué contre le terme Navajos parce qu’ils souhaitaient assimiler toutes les tribus indiennes en un seul et même groupe, et parce cette nouvelle appellation, synonyme de « voleurs » en espagnol, permettait de les faire passer pour des renégats… Si les Navajos, invention récente, n’ont donc pas vraiment d’histoire, les Dineh, ancrés ici depuis des générations, ressentent, eux, un lien profond avec la nature qui les entoure. En accord avec leur cosmogonie, ils font partie de l’univers au même titre que la végétation et les minéraux, comme les montagnes, qui les entourent. Alors que je m’immerge dans ce paysage grandiose, je comprends que mes premières impressions étaient fausses. Malgré son jean et son gilet en laine polaire, Albert en sait plus sur sa culture que moi-même sur la mienne. Je mesure aussi, au-delà des apparences, son attachement encore très prégnant à l’identité dineh et le combat qu’il mène pour préserver les traditions de son peuple. Nous reprenons la route pour découvrir une autre singularité en plein désert, le hogan, l’habitat traditionnel des Dineh. Rond, fait de terre et de bois, celui que nous visitons n’est plus qu’un vestige, mais je ressens bien l’impression d’unité qui émane de cette construction où toutes les énergies semblent converger. L’ouverture, toujours à l’est, laisse pénétrer les premiers rayons du soleil.

Chez les Dineh, la symbolique, plus que les mots, a toute sa place. Des hogans récemment bâtis en contreplaqué et équipés de fenêtres accueillent toujours des cérémonies. À la tombée de la nuit, j’accompagne Albert dans un de ces centres spirituels. À peine franchi le seuil, je suis comme transporté dans un autre univers. L’intérieur est plongé dans une ambiance crépusculaire, semblant se mouvoir avec les flammes qui dansent dans l’âtre d’un petit fourneau. Des hommes, des femmes, quelques enfants, assis au pourtour de la pièce circulaire, arborent pour la plupart des accessoires signifiant leur appartenance aux Dineh. Au centre de la pièce, un petit tas de cendres fumantes rougeoie. Un des convives se penche vers cet étrange foyer. D’un geste habile, il allume une courte pipe de bois.

Il aspire à un rythme rapide de puissantes bouffées de fumée et les rejette tout aussi énergiquement. Son visage se perd dans des volutes blanches. Ce tabac n’a rien à voir avec celui du commerce. Le medicine-man est allé lui-même cueillir du tabac sauvage, Nicotina attenuata, entre les rochers enchevêtrés au pied d’un canyon. Dépourvue de principes actifs psychotropes, cette plante est avant tout utilisée comme un purificateur. Un lourd silence envahit soudain le hogan. Albert interrompt ses explications pour endosser son rôle d’hataali, celui qui chante. Sa voix emplit bientôt toute la pièce. Les yeux fermés, il récite des prières, celles qui ont été enseignées par les êtres sacrés aux premiers hommes. La mélopée envoûtante m’emporte. Toute la nuit, la pipe passe de main en main. Sous l’effet des herbes qui se consument lentement dans le fourneau de la pipe collective, les membres s’engourdissent. Au fur et à mesure des heures qui passent, les visages se détendent, les corps se relâchent, s’assoupissent. Alors que dehors, le désert est plongé dans une intense nuit étoilée, l’harmonie tant recherchée par le medicine-man semble atteinte. Sur les terres dineh, on nomme hozho tout à la fois la beauté, l’harmonie… et la santé. Hozho !

Extraits de "Médecines d'ailleurs - Rencontre avec ceux qui soignent autrement", de Bernard Fontanille et Alice Bomboy, publié aux éditions de La Martinière, 2015. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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