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L'Europe moins réformable que jamais alors qu'elle n'en a jamais eu autant besoin
©Reuters

Fin de cycle

Appelant de ses vœux à une refonte des institutions européennes, l'économiste Thomas Piketty a détaillé les mesures qu'il juge indispensables pour l'Union européenne : mutualisation des dettes publiques, création d'un Parlement de la zone euro, impôt sur les sociétés uniques. Mais peut-on aujourd'hui vraiment réformer l'UE ? Pour certains, la redéfinition du projet importe sans doute plus que l'établissement de réformes par ailleurs, pas forcément souhaitables.

Jean-Luc  Sauron

Jean-Luc Sauron

Jean-Luc Sauron est professeur associé à l'Université Paris-Dauphine.

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Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : Tout le monde dit aujourd’hui vouloir réformer l’Europe politiquement, mais est-ce possible ? La confusion entre l’Union européenne et la zone euro contribue-t-elle à freiner la construction européenne ? Le « rêve européen » est-il encore d’actualité ?

Jean-Luc Sauron : Que reste-t-il aujourd'hui du projet européen ? La plupart des objectifs des pères fondateurs ont été atteints : prospérité, réunification du continent, paix. La bonne question n'est pas celle du rêve européen, mais du projet dans lequel se projeter pour ses 504 millions d'habitants. Les dirigeants européens sont le "nez sur le guidon", avec des difficultés à gérer plus qu'à résoudre, compte tenu de leurs incapacités nationales à mobiliser les moyens pour en sortir. En réalité, les dirigeants européens sont limités dans leurs marges de manœuvre par la division politique et sociale de leur société, leur faible puissance militaire, et une richesse économique fragile et en baisse. Le frein majeur de la construction européenne est celui de son absence de volonté de puissance dans un monde fragile, instable et menaçant. L'hymne européen parle de paix entre les nations. Il n'est pas le cadre symbolique adapté à ce début de 21e siècle. Si l'Europe est attaquée par Daesh, c'est parce qu'elle représente la partie faible de l'espace occidental.

Mathieu Mucherie : Consolider les digues douteuses de la zone euro prend en effet beaucoup d’argent et de temps, toute une énergie qui n’est pas investie pour des choses plus essentielles et plus génératrices d’affectio societatis (formation, défense). Voilà ce qu’il en coûte de vouloir un régime de changes fixes dans une zone hétérogène et à une époque où les exigences de flexibilité se renforcent partout. On a construit une belle ligne Maginot contre une menace fantôme, l’inflation, et il n’est pas aisé de repositionner les hommes et les batteries vers des menaces plus tangibles qui ont eu le temps de nous encercler depuis 2008. Et pendant ce temps, le monde change ; le graphique ci-dessous est assez révélateur, surtout quand on se souvient comment l’euro a été vendu aux opinions publiques sous l’angle de la stimulation des échanges :

Un détail sémantique révélateur dans votre question : la juxtaposition de "construction européenne" avec "rêve européen". D’un côté, un projet constructiviste, limite scientiste, une approche de technos. Jean Monnet. De l’autre une dimension lyrique, les grandes envolées. Victor Hugo. Oscillation entre deux pôles. Ambiguïté à tous les étages. Le rêve qui s’affaiblit à mesure qu’il touche le réel, en Europe centrale notamment, et la construction en panne qui cherche avec son agence de com’ des thèmes de ré-enchantement pour redémarrer.

Petit détail trivial et sans importance (quoique). Dimanche dernier, élections cruciales, majeures et très serrées en Espagne, 4e pays de la zone euro. Traitement anecdotique du sujet dans la quasi-totalité des médias français. Et on parle de "citoyenneté européenne" ! Les concours de Miss France intéressent beaucoup plus que les scrutins européens, et logiquement d’ailleurs car ils sont mieux organisés, plus stimulants et plus justes.

Peut-on encore aujourd’hui servir l’intérêt général au sein de l’Union Européenne, et non l’intérêt privé de quelques États ?

Jean-Luc Sauron : L'impression que vous retirez de l'actualité (la prédominance d'intérêts étatiques particuliers sur un intérêt général) provient de l'absence de projets communs aux différents États membres de l'Union européenne. Par suite, l'Union européenne travaille dans la ou les directions souhaitées par les États ayant des projets (la Grande-Bretagne et la libéralisation de l'UE, l'Allemagne et l'extension du modèle ordo-libéral, la Pologne et la restauration d'une souveraineté nationale forte). La tentation est forte pour ceux qui ont des idées de les imposer aux autres, pour qui il est difficile de s'opposer sans contenu fort. Ce n'est pas projet contre projet, dont pourrait sortir un projet commun et la recherche d'un intérêt général. L'UE est arrivée au bout de sa démarche et ses institutions n'ont pas la légitimité pour imposer une perspective aux États membres.

Quels sont les obstacles majeurs à une réforme profonde des institutions européennes ?

Jean-Luc Sauron : Les réponses aux questions précédentes expliquent pourquoi il est impossible de réformer les institutions européennes. Réformer, pourquoi faire ? Il n'existe pas d'institutions transcendantes, hors sol. Les réformes ne pourront être négociées entre les États et démontrées aux populations pour qu'elles y adhèrent à condition d'expliciter quels seront les objectifs qui justifieraient cette remise à plat. Tous les bricolages institutionnels qui pourraient être engagés ne seraient que du ravaudage d'institutions qui ont rempli ce pourquoi elles avaient été créées : la prospérité des peuples européens et l'absence de guerre sur le continent européen.

Le bloc eurosceptique (Royaume-Uni, Pologne, Hongrie, République tchèque) est-il en train d’imposer ses idées à l’agenda européen ?

Mathieu Mucherie : Ce n’est pas un bloc eurosceptique, ce sont des pays réalistes. Des pays où il reste un peu de croissance. Et, instruits par l’histoire, des pays qui tiennent à leurs libertés. Les projets français d’entrave à la concurrence et le joug monétaire allemand ne les attirent pas du tout, allez savoir pourquoi. Ils sont aussi sur une ligne moins hypocrite en matière d’immigration, ce qui après tout est leur droit le plus strict.

Les Anglais ne nous imposent rien, ce ne sont pas des Allemands. Ils s’amusent quand on leur prédit la chute de la City en cas de Brexit (on leur a fait le coup il y a vingt ans lors de leur refus de l’euro !). Ils souhaitent garder leurs distances avec les aspects les plus contestables de la construction européenne introduits fort peu démocratiquement depuis vingt ans : pourquoi pas, tant qu’ils maintiennent les échanges commerciaux avec l’UE (ce qui est bien l’intention des plus radicaux de leurs eurosceptiques), à la façon de la Suisse. Nos eurosceptiques français sont à la fois plus nombreux, plus nocifs et bien moins libre-échangistes.

On critiquait souvent à Francfort la Hongrie pour sa détente monétaire "irresponsable" vers 2012 : pour mieux faire trois fois plus de la même chose en 2015. On critique la Hongrie pour des limitations à l’accueil de migrants : ces mêmes migrants que l’on n’accueille pas en masse en France. Les Hongrois font ce qu’ils peuvent dans un monde sans inflation, et font ce qu’ils peuvent avec leurs frontières (eux n’ont pas autant de mer Méditerranée pour limiter les flux).

Les Polonais votent depuis des années à droite, et en plus ils sont cathos, ce qui est certes impensable et intolérable vu de Paris, mais que veut-on au juste : une Europe du "vivre-ensemble qui s’enrichit de ses différences",ou une Europe où tout le monde lit Libération et Trotsky Magazine ? Peut-être serions-nous plus pro-OTAN si nous avions les mêmes voisins que la Pologne, par exemple. Peut-être arriverions-nous à les convaincre de rentrer dans l’euro si leurs résultats en matière d’emploi, de consommation, d’inflation, d’investissement, n’étaient pas aussi bons.

En attendant, tous ces pays ne font pas bloc, et ils se mettent juste en stand-by. Ils ne nous imposent pas des idées, ils sont juste un peu effrayés par les nôtres, et à juste titre quand on lit du Piketty. Nettoyons devant notre porte (FN à 30%, Espagne en crise depuis une décennie, Allemagne donneuse de leçons pendant que la Grèce coule, etc.), nous pourrons ensuite les critiquer tout à loisir.

Jean-Luc Sauron : Le bloc eurosceptique existe à deux niveaux : celui des quatre États que vous mentionnez (mais qui n'ont pas les mêmes visées) et celui des partis politiques au sein de chacune des opinions publiques des 28 États membres. Le point commun à ces deux types d'euroscepticisme est qu'ils n'ont rien à proposer d'autre que de revenir en arrière, à l'époque des États-nations. Il ne s'agit pas de revenir au 20e siècle, mais au 19e siècle. Ces projets tournent tous autour de l'idée de grandeur nationale, de rapports de force et de mépris pour l'autre. Il s'agit de pétitions de principes vieilles comme le monde : un mélange de "retour à l'âge d'or du temps jadis" et de "demain, on rasera gratis". L’Europe de ce début de 21e siècle n'est pas religieuse. Elle est travaillée, dominée par "l'esprit magique" : il n'y a qu'à sortir de la zone euro, il n'y a qu'à fermer les frontières. Tout ceci est très inquiétant dans un continent toujours aussi fragile qu'en août 1914 : si une crise à l'est du continent se colore d'incidents militaires, jusqu'où ira la mécanique institutionnelle ? Mais ces propositions pèsent sur des opinions publiques désorientées par l'absence de propositions des élites traditionnelles : y-a-t-il au niveau de chacun des 28 États membres un intérêt général clairement défini ? J'en doute.

L’idée d’un Parlement de la zone Euro a-t-elle une chance de faire son chemin selon vous, comme le souhaiterait l’économiste Thomas Piketty ?

Jean-Luc Sauron : Je n'ai jamais adhéré à cette idée pour deux raisons. Premièrement, je ne vois pas pourquoi donner une compétence au Parlement européen (ou à une partie du Parlement européen) qui relève de la seule compétence des parlements nationaux : détermination des impositions et choix de politiques ou de projets économiques nationaux. Si nous restons dans le cadre de compétence actuel de coordination des politiques économiques nationales, il n'est pas nécessaire d'écarter les représentants de tous les États membres au sein du Parlement européen puisqu'il convient de coordonner les économies de la zone euro avec celles hors de la zone euro.

Deuxièmement, cette création institutionnelle ne correspond à rien. Avant d'organiser un contrôle démocratique d'une politique publique, il convient d'expliciter aux populations concernées les contraintes qui doivent s'exercer pour permettre à la zone euro de pleinement donner sa force. Il faut que les pays de la zone euro structurent leurs politiques économiques, financières, de l'emploi comme s'ils constituaient déjà un espace politique unifié.

Mathieu Mucherie : Un "Parlement de la zone euro" ? C’est un vieux classique des fins de dissertations à Sciences-Po, quand les étudiants doivent finir une copie sur une petite note positive, ou dans les discours de nos hommes politiques, quelques années plus tard. Cela ne mange pas de pain, et ça fait démocratique. Mais pour quoi faire ? La plupart des élus sont incapables de cerner les missions, les indicateurs et les objectifs de la BCE. Ils n’exercent pas du tout, sur la matière monétaire, leur rôle de questionnement de l’autorité et leur mission historique de contrôle des finances au sens large. La preuve c’est qu’ils ont ratifié tous les traités qui les ont soigneusement éloignés de cette sphère décisive des décisions économiques. Et qu’ils n’exercent même pas leur maigre droit de regard dans le cadre des auditions du Parlement européen. Quand ils cherchent à se réveiller, ils se font promener par la langue de bois en béton armé de nos banquiers centraux. Et la seule fois où ils ont (temporairement) bloqué un processus de nomination d’une personne à la BCE, c’était pour des histoires non de compétence (il y avait pourtant de quoi critiquer) mais de non-respect des quotas de femmes à Francfort ! Alors, ces élus, il faudrait les sensibiliser, puis les former, et ensuite seulement créer cette structure fédérale (dont plusieurs pays ne veulent pas) et la faire vivre. Vaste programme ! Les choses iraient plus vite si l’on forçait tout simplement la BCE à être plus transparente (publication des minutes et des votes, etc.). Mais voilà que je rêve à mon tour…

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