Sciences Po, ou la crise de l'élitisme français<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Culture
Sciences Po, ou la crise
de l'élitisme français
©

VIP

Le directeur de Sciences Po Richard Descoings dans la tourmente : après le scandale sur la rémunération des dirigeants de l'établissement, son adresse email a été piratée. Une affaire qui succède au projet de réforme du concours d'entrée de la prestigieuse institution...

Frédéric de Gorsse

Frédéric de Gorsse

Frédéric de Gorsse est le pseudonyme d'un consultant en poste auprès du gouvernement.

Voir la bio »

La nouvelle réforme dévoilée du concours d'entrée en première année de Sciences Po prétend permettre de diversifier le profil de ses élèves. Depuis quinze ans, sous l'impulsion de Richard Descoings, l'école de la rue Saint-Guillaume s'efforce de changer la face de l'élitisme française. Et si loin de répondre à l'enjeu essentiel de la pluralité des élites pour une démocratie, la politique de Sciences Po ne contribuait pas, en fin de compte, à renforcer le conformisme d'une élite prétendument mondialisé.

En effet, alors que des révélations sur les rémunérations de ses dirigeants ont fait apparaître un système extravagant de super bonus dignes des traders, Sciences Po Paris officialise une nouvelle réforme de son concours d’entrée en première année, pour 2013, trois ans à peine après la précédente. Et si les deux événements qui placent la prestigieuse école de la rue Saint-Guillaume sous les feux de l’actualité avaient un lien ?

L’histoire récente de Sciences-Po est celle d’une success-story. Le récit enchanté de cette réussite nous a été conté par celui qui est en le directeur depuis quinze ans, Richard Descoings, lui-même ancien élève de l’école et conseiller d’Etat, issu d’un corps qui symbolise l’Etat et l’élite administrative française, dans un fascinant ouvrage publié en 2007. Le sous-titre du livre, «  de la Courneuve à Shanghaï », avouait tout de son ambition, de la prétention de résoudre la fracture scolaire française par le haut à la volonté d’établir fièrement Sciences Po dans l’internationale d’un enseignement supérieur mondialisé.

Pour mesurer le rôle de Sciences Po dans la société française, pour comprendre pourquoi chaque nouvelle réforme de son concours suscite autant de passion, reprenons l’histoire à son commencement.

Sciences Po Paris  – ou pour être plus précis, l’Institut d’études politiques de l’université de Paris –  est né après guerre, par le décret du 9 octobre 1945. La France était à relever et la République à rétablir. Une fois encore, comme en 1871, lorsque Emile Boutmy, le fondateur de l’Ecole libre des sciences politiques s’exclamait « C’est l’Université de Berlin qui a triomphé à Sadowa ».  L’Institut d’études politiques de Paris, prenant la relève de l’Ecole libre des sciences politiques, s’imposa comme l’un des principaux cocons pour former l’élite administrative, politique et journalistique de la France de la seconde moitié du XXe siècle, au point d’être l’un des symboles de l’endogamie sociale et de l’homogénéité culturelle si caractéristiques des classes dirigeantes françaises, comme Raymond Aron le déplorait déjà dans les années 1960.

Le nouveau Sciences Po : des banlieues à l'international

Le Sciences Po actuel est le fruit d’une nouvelle réforme intellectuelle et morale de la France à l’heure de la crise de son modèle social et de la globalisation. Au tournant du siècle tout était à repenser et à refaire. A l’heure de l’objectif de 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat et de la massification de l’accès à l’enseignement supérieur, la sclérose de l’élitisme républicain éclatait au grand jour. Jamais l’endogamie sociale n’avait été aussi marquée alors que, sommées d’absorber la quasi-totalité de l’accroissement des effectifs, les universités françaises entraient en crise. Le dualisme français entre une université ouverte au grand nombre et quelques établissements pour la plupart publics hyper sélectifs avait atteint son paroxysme. Coup de tonnerre dans un système maintenu par le mythe de l’excellence, l’archaïsme des grandes écoles à la française fut brusquement révélé par le fameux classement de Shanghaï…

C’est dans ce paysage bloqué, tiraillé entre son égalitarisme de façade et son élitisme étroit, que s’imposa le Sciences Po « nouveau », bénéficiant de l’aura d’un établissement prestigieux sans les contraintes d’un statut de grande école, de l’autonomie alors interdite à l’université et de garanties financières assises sur un financement public à plus de 50% avec des droits d’inscription modulables. Soucieux de renforcer l’emprise de Sciences Po sur le marché de la formation des élites françaises, Richard Descoings déploya une stratégie sur deux plans : ouvrir de nouvelles voies d’accès des banlieues à l’international et déployer l’éventail des formations afin d’étendre la toile du réseau de ses anciens élèves. Sciences Po couvre désormais presque tous les métiers influents, avec quinze masters, une école du Droit et bien sûr une école du journalisme, car le milieu médiatique est essentiel dans cette conquête.

Le coup de génie de Descoings fut de faire de passer l’école de l’entre soi parisien comme le lieu de la rénovation d’une méritocratie républicaine en panne grâce à la mise en place d’un système de drains permettant d’attirer une partie des couches nouvelles, mais reléguées, de la population. Furent alors créées les fameuses « conventions éducation prioritaire » reliant directement quelques lycées des zones défavorisées à la maison-mère, mettant en place un maillage étendu mais superficiel. Cette politique habile, qui suscita des oppositions d’arrière garde, ne concerne en réalité que 8 élèves de première année sur 100. Coup double : les Grandes écoles, dont Sciences Po ne fait pas partie, furent montrées du doigt et les universités renvoyées à leur misère.

Mais l’autre objectif, assurément le plus important, était d’installer la marque Sciences Po à l’international en démultipliant les liens avec de prestigieuses universités, en Europe, aux Etats-Unis, en Amérique Latine, en Asie... En quelques années, Sciences Po est devenu l’un des pôles d’incubation du rêve d’une élite mondialisée. Il faut prendre la mesure de ce renversement copernicien : hier antichambre de l’ENA et de la haute fonction publique, aujourd’hui un des viviers d’une classe dirigeante mondialisée et sans Etat. Outre que cette conversion ouvre des horizons à une élite en gestation qui considère la France comme un terrain conquis, elle permet à Sciences Po de se positionner sur un marché qui l’émancipe de l’étreinte nationale. Et deux fois plus d’étudiants étrangers  font leurs études à Science Po que de jeunes issus de nos banlieues…

Si tu ne vas pas à Sciences Po, Sciences Po viendra à toi...

La nouvelle réforme du concours d’entrée de Sciences Po n’est que l’aboutissement de la politique menée avec persévance par Richard Descoings. Le crédo du directeur des études est le suivant : « mieux valoriser les parcours méritants ». La simplification d’un processus de sélection très complexe ouvre la possibilité d’une admission sur dossier à tous les lycéens et allège l’entrée par la voie de l’examen d’entrée en supprimant l’épreuve de culture générale jugée socialement discriminante. Le point essentiel de la réforme, c’est la généralisation du principe de l’entretien de motivation.

Que ceux qui redoutent une baisse du niveau se rassurent. Ce que recherche Sciences Po, ce n’est pas de recruter de moins bons étudiants, mais d’étendre sa base de sélection. En 2010, 8 étudiants sur 10 qui entraient à Sciences Po ont eu mention Très Bien au baccalauréat. En somme, il s’agit de permettre davantage à l’école de choisir ses élèves plutôt que d’être choisie par eux. L’école de la rue Saint-Guillaume veut trouver le moyen d’attirer à elle ces récalcitrants d’excellence qui ne se pressent pas à sa porte et s’imaginent encore que l'on peut réussir de grandes études ailleurs. Si tu ne vas pas à Sciences Po, c’est Sciences Po qui viendra et s’imposera à toi…

La cause majeure de la crise morale et sociale de l’enseignement supérieur en France, c’est sa dualisation excessive, entre établissements d’élite et université de masse. Découlent de cette dualisation, la fabrique d’élites formatées et homogènes, dont le destin est tracé dès l’âge de 20 ans, le conformisme dans les modes de recrutement sur le marché du travail, une hiérarchie des salaires et un plafond de verre dans l’accès aux postes dirigeants fixé en fonction non du potentiel mais du réseau…Et Sciences Po Paris, en dépit de sa prétention de casser les codes, est l’illustration de cette concentration des fins et des moyens sur l’objectif d’attirer à soi les meilleurs et d’imposer sa marque dans la fabrique des élites.

Et si la question à poser dans les diners en ville était « qui n’a pas fait Sciences Po ? » Le succès du Science Po voulu par Richard Descoings n’est pas celui de l’objectif affirmé de contribuer à l’indispensable diversification de l’élite d’un pays. L’extension à quelques nouveaux élus, méticuleusement choisis par l’institution, du privilège de l’entre soi ne change pas la face d’un pays. Il redonne de la vigueur aux travers d’un certain élitisme à la française, de plus en plus éloigné de la reconnaissance du mérite, du service bien commun  et de l’exigence de probité.

En renonçant à l’idéal de la culture générale, trop scolaire mais moins socialement discriminant qu’on ne le prétend, Science Po entend imposer toute à fait  la culture Science Po, celle d’une école  obsédée par l’appartenance au petit monde de l’élite mondialisée. Dès lors il n’est pas étonnant que ses dix dirigeants se redistribuent aussi des bonus sur le modèle des élites mondialisées, tandis que pour la plupart, les enseignants sont moins bien payés qu’à l’université.

De la fable de la « success story » Sciences Po, il est possible de tirer un enseignement moral à l’intention des élites de demain. La crise qui ébranle aujourd’hui les sociétés européennes et l’idéal démocratique s’enracine dans la réduction du désir de connaissance à la volonté de puissance et à la promotion par le réseau contre le lien politique. C’est dans sa trop éclatante réussite que l’école de la rue Saint-Guillaume devrait puiser les motifs de sa nécessaire réforme intellectuelle et morale. En premier lieu, Sciences Po doit s’affranchir de l’illusion qu’il suffit de diversifier les origines sociales d’une élite pour en garantir la pluralité et la représentativité. Et en second lieu Sciences Po doit réassumer sa vocation politique, en somme sortir de l’imaginaire de la formation d’une classe dirigeante hors sol et accepter d’éduquer la prétention à diriger qu’elle entretient chez ses étudiants.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !