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"Quand on a un marteau dans les mains, on voit des clous partout" : Pourquoi Thomas Piketty va trop vite en voulant expliquer le terrorisme par les inégalités
©Reuters

Lien de cause à effet

Le célèbre économiste Thomas Piketty revenait sur les causes des attentats perpétrés à Paris, en y appliquant une grille de lecture économique. Selon l’auteur du Capital au XXI siècle, les inégalités seraient une cause " évidente " du terrorisme, que celles-ci soient présentes au Moyen-Orient ou sur nos territoires. Pourtant, une telle grille de lecture se révèle très fragile au regard des faits.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Dans une tribune publiée par le journal Le Monde le 21 novembre dernier, Thomas Piketty revenait sur les réponses à apporter au terrorisme, tout en pointant du doigt le fait que le " tout sécuritaire ne suffira pas ". Pour l’économiste, les causes de cette violence doivent être identifiées, et celle-ci puiserait ses racines dans la formation des inégalités, et ce, sur trois niveaux. D’abord au sein de la région Moyen-Orientale, en comparant les différences de fortune entre Etats, comme le Qatar et l’Irak, puis au sein même des monarchies pétrolières, c’est-à-dire entre une élite ultra-privilégiée et des " esclaves ", puis, enfin, sur les inégalités existantes sur nos territoires. Cet amalgame inégalitaire serait, non pas une justification, mais une cause prépondérante du terrorisme.

Pourtant, et sans nier l’existence de ces inégalités, il apparaît que celles-ci ne sont que rarement mises en cause dans l’analyse du terrorisme. Et l’observation du profil des terroristes est intéressante à ce titre. Ainsi, l’équipée du 11 septembre était majoritairement composée de saoudiens, et non de ressortissants des pays les plus pauvres de la région. De plus, ces hommes étaient principalement issus de la classe moyenne, et étaient éduqués. Enfin, leur chef, Oussama ben Laden, lui aussi saoudien, fait plutôt figure de contre modèle avec une immense fortune familiale constituée dans l’entourage de la famille royale. 

De la même façon, en arrêtant les 8 auteurs des attentats manqués de Londres, les autorités britanniques découvraient que ceux-ci " font partie du milieu hospitalier ". Ce que commentait Bob Ayers, de l’institut Royal des affaires internationales, Chatham House :

" Certes, ce n'est pas une nouveauté. Après tout, les kamikazes du 11 Septembre étaient largement éduqués eux aussi, Mais, après les attentats du métro londonien, le gouvernement s'était convaincu que l'extrémisme naissait dans les milieux pauvres, marqués par l'injustice et la frustration. Il pensait alors que lutter contre la pauvreté suffirait à prévenir les attentats futurs. Aujourd'hui, il s'aperçoit que ce sera bien plus difficile. "

Et cette approche " inégalitaire " du terrorisme a pu également être réfutée par l’économiste américain Alan Krueger, auteur du rapport de recherche " Education, pauvreté, violence politique et terrorisme : y a –t-il un lien de causalité ? http://www.nber.org/papers/w9074.pdf", dont la conclusion est :

“Suffisamment de preuves se sont accumulés pour commencer à postuler que la participation au terrorisme et à la violence politique est apparemment sans rapport, ou alors liée positivement, aux revenus et à l’éducation des individus ". Ainsi, la responsabilité des inégalités individuelles comme cause du terrorisme semble très largement affaiblie. En complément à cette analyse, dans une récente interview, Alan Krueger répond directement à Thomas Piketty en indiquant que les libertés civiles sont bien plus en cause dans le processus : " Lorsque vous prenez en compte les variables politiques, telles que les libertés civiles, les mesures économiques n’ont plus d’influence. Et je suppose que lorsque l'on fait une comparaison superficielle, il est facile d’être induit en erreur…"

Mais Thomas Piketty évoque également l’inégalité existante entre les différents pays de la région. Entre des monarchies pétrolières et des pays comme l’Irak ou la Syrie. Mais cet argument emprunte une vision curieuse du Moyen-Orient, car il tend à nier le principe même de ses frontières. Celles-ci seraient mal dessinées, du moins, du point de vue de la richesse des nations, et il serait possible de s’en abstraire afin de rendre l’ensemble plus équitable. Une telle approche signifierait que les nations moyen-orientales auraient une importance moindre que l’idée d’une " terre d’Islam " globale, renvoyant l’intégralité d’un territoire allant " de l’Egypte à l’Iran " à une identité commune pourtant virtuelle. Ceci, pour en arriver à une proposition pour le moins simpliste : " Concrètement, l’argent du pétrole doit aller en priorité au développement régional ". 

Enfin, Thomas Piketty va encore un peu plus loin dans son approche, en accusant directement les pays occidentaux de soutenir ce système, et d’induire de ce fait le terrorisme : " C’est une évidence : le terrorisme se nourrit de la poudrière inégalitaire moyen-orientale, que nous avons largement contribué à créer ". En cause ici, les interventions militaires successives, notamment au cours de la seconde guerre d’Irak : 

" Cette réalité, amplifiée par l’asymétrie extrême des pertes humaines et l’absence d’issue politique dans le conflit israélo-palestinien, sert aujourd’hui à justifier toutes les exactions perpétrées par les djihadistes "

Là encore, d’autres analyses avaient déjà réfuté un tel argument. Ainsi, le politologue Oliver Roy écrivait dès 2005, dans le New York Times : " Pourquoi nous haïssent-ils tant ? pas à cause de l’Irak " :

" Si les conflits en Afghanistan, en Irak et en Palestine étaient au cœur de la radicalisation, alors pourquoi n’y a-t-il pratiquement aucun afghan, irakien, ou palestinien parmi les terroristes ? Ils sont plutôt originaires de la péninsule arabique, d’Afrique du Nord, d’Egypte et du Pakistan-ou- ils sont nés en occident et convertis à l’Islam ".

De la même façon, et concernant les inégalités de revenus et de patrimoine sur le territoire français, si la réalité de ces inégalités, entre une jeunesse issue de l’immigration et une jeunesse " de souche " était LA cause du phénomène, alors comment expliquer que plus de 25% des Français candidats au djihad sont des convertis ? Un taux en constante augmentation et qui attendrait 50% chez les jeunes femmes.

En filigrane, il apparaît que c’est la recherche de la violence dans une forme extrême qui est la cause majeure du phénomène. Comme une fin en soi et non comme un moyen permettant la réalisation d’un objectif politique défini. Les inégalités et la guerre n’en sont que l’habillage, un prétexte comme un autre, fourni par des organisations terroristes qui ne font que " ramasser " et profiter de ce désir de violence.  

L’ensemble des situations inégalitaires, aussi bien au Moyen-Orient, que dans les pays occidentaux, sont des problèmes qui doivent être affrontés, là n’est pas la question. Cependant, aucun lien ne peut être établi entre ces faits et le terrorisme lui-même. Et cette conclusion est également confirmée par l’économiste François Bourguignon, successeur de Thomas Piketty à la tête de la Paris School of Economics :

" Un premier courant de recherche porte sur ce que l’on pourrait appeler l’"offre " de terroristes, c’est-à-dire l’identité des combattants et kamikazes. Il fait notamment suite à une déclaration du président Bush selon laquelle le terrorisme puiserait ses racines dans la pauvreté et le manque d’éducation, et donc essentiellement dans le sous-développement. En fait, cette hypothèse s’est révélée largement infondée. L’étude d’échantillons de profils de terroristes originaires du Moyen-Orient et ailleurs dans le monde, y compris en Europe, a montré qu’ils provenaient plutôt des classes moyennes et étaient plus éduqués en général que leurs congénères – c’est-à-dire essentiellement les moins de 30 ans. ".

L’erreur de Thomas Piketty, finalement, aura été de recycler une très large part d’une tribune, qu’il avait consacré à l’émergence de l’Etat Islamique (qui là encore…serait la conséquence des inégalités), publiée le 16 juin 2014 dans Libération, c’est-à-dire bien avant les attentats perpétrés à Paris. Et de l’avoir " republiée ", dans le journal Le Monde, après les attentats, pour expliquer les causes du terrorisme.

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