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Ouverture des élections aux femmes en Arabie Saoudite : un progrès de façade pour le Royaume wahabite
©Reuters

Acte de com

Ce samedi 12 décembre n'a pas marqué que la fin de la COP21 ; c'était également un jour d'élection en Arabie Saoudite. Or, pour la première fois, les femmes Saoudiennes peuvent voter, être candidates, et par conséquent élues. Une évolution qu'il convient de saluer, quand bien même il ne s'agit guère que d'un changement de façade.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Ce samedi 12 décembre a été organisée la première élection ouverte aux femmes en Arabie Saoudite. Ces élections municipales permettent donc aux femmes de voter, mais également d'être élues. Dans l'un des pays les plus sévères en matière de droit des femmes, quel bilan peut-on établir ? 

Alexandre Del Valle : Le seul bilan que l'on puisse dresser est loin d'être réjouissant. Il y a 2500 saoudiens dans l'Etat Islamique. L'Arabie Saoudite a officiellement payé, tout du long de la guerre froide, des propagandistes qui ont mis l'Afghanistan à feu et à sang. Les Talibans sont des islamistes indo-pakistanais, résultat de l'influence saoudienne wahabite. Ils ont également formé de très nombreux djihadistes d'Al Qaeda. Ils ont, fondamentalement, formé et financé la plupart des djihadistes et des réseaux salafistes du monde. Ils sont les grands responsables, depuis 50 ans, de l'extension du virus du salafisme djihadiste dans le monde. Ce n'est même plus d'un bilan négatif qu'il faut parler : c'est une catastrophe. L'influence de ce pays est terrible : il s'agit de l'un des pays les plus dangereux de la planète.

En matière de droits des femmes plus spécifiquement, on peut parler de verre à moitié vide ou à moitié plein. Les femmes saoudiennes vont pouvoir voter dans des scrutins qui n'ont absolument aucun pouvoir. Les conseils municipaux ne sont pas élus de manière à représenter des idées de partis : ceux-ci sont interdits. En outre, sur 6000 candidats, on ne compte que 900 femmes. Il est probable qu'elles ne soient que très peu à être élues, si une seule parvient à l'être. Revenons sur la situation plus globale des femmes dans ce pays : elles n'ont pas le droit de conduire. Elles ne peuvent pas non plus s'exprimer publiquement, y compris quand elles défendent des intérêts financiers ou dirigent des entreprises : elles sont contraintes de passer par des porte-paroles. Elles héritent moins que les hommes et ne peuvent pas se déplacer sans l'autorisation de ceux-ci. Toute forme de mixité demeure prohibée en Arabie Saoudite : elles ne peuvent pas se rendre dans un restaurant mixte. L'excision est également largement encouragée – et pratiquée – sous l'influence de l'école wahabite. C'est le seul pays du monde où les femmes n'ont pas le droit de conduire ; l'un des rares où elles ne peuvent pas se déplacer sans leur homme ! C'est l'un des pires pays pour les femmes, au même titre que c'est l'un des pires pays pour les progressistes, les athées, les apostats, les chiites, les chrétiens… Globalement, pour tout ce qui n'est pas un mâle islamiste wahabite ou salafiste. Tous ceux qui ne correspondent pas à ce profil (qu'on pourrait résumer en saoudien homme pratiquant et respectant la charia) y verraient le pire pays du monde.

Etant donné tout les points que je viens d'énoncer, je pense qu'il apparaît clairement que le droit de vote accordé aux femmes saoudiennes n'est qu'une mesurette. Il s'agit de plusieurs petites réformes introduites après une forte pression américaine, à la suite du 11 septembre 2001, qui date donc d'il y a 15 ans. Après les attentats, les Américains ont œuvré (essentiellement par la pression) à l'amélioration de la théocratie saoudienne, à sa démocratisation. L'idée de scrutin législatif a mis des années à percer, puisqu'elle ne date finalement que de 2010. En 2015, enfin, les femmes peuvent voter. C'est quelque chose qui, remis en perspective, ressemble beaucoup à de la communication, tout spécifiquement à l'adresse de l'Occident.

Dans quelle mesure s'agit-il d'une avancée réelle ? Quand on sait les liens qu'entretient l'Arabie Saoudite avec l'Occident, mais également l'espèce de schizophrénie qui la caractérise, les craintes d'une avancée de façade sont-elles justifiées ?

Bien sûr. Quand bien même tout peut changer (l'Histoire s'accélère, parfois… espérons que le meilleur arrive !), quand l'on constate que ce pays finance le djihadisme mondial ; qu'il dépense 3 à 4 milliards par an en propagande salafiste (les dégâts provoqués sont considérables) et qu'il n'a pas renoncé à être le pays qui finance le salafisme dans le monde… il apparaît clair que l'Arabie Saoudite défigure chaque jour le monde musulman en développant ses métastases partout. L'Arabie Saoudite, en plus d'être l'un des pays qui accorde le moins de droit aux femmes sur Terre est également l'un de ceux qui, après la Chine et l'Iran, tue le plus d'opposants sur la planète. De ce fait, il m'est difficile de croire qu'il ne s'agit pas d'une mesure de communication qui, dans ce pays schizophrène, vise à faire pardonner à la main droite ce que fait la main gauche.

Comme au Koweït, les Américains ont demandé à de nombreux pays du Golfe, et ce depuis plusieurs années, de se modérer. Et pour cause : l'administration américaine est bien obligée de faire accepter à sa propre opinion publique l'alliance avec de tels monstres géopolitiques. C'est pourquoi l'Arabie Saoudite – et d'autres – font quelques concessions : leur alliance avec les Etats-Unis d'Amérique leur garantit une protection militaire, de nombreux contrats…

Certes, symboliquement, c'est une avancée et quelque chose que l'on peut saluer. Les femmes saoudiennes sont sûrement heureuses d'avoir l'impression de pouvoir participer. Néanmoins, il est impossible de dire si elles seront nombreuses à être élues et quand bien même elles l'étaient toutes, cela ne correspondrait même pas à un candidat sur six. Pire encore : ces élus n'existent qu'à titre consultatif : ils n'ont aucun pouvoir véritable. En outre, les femmes saoudiennes représentées dans le Majlis al Shura (le Conseil Consultatif de l'Arabie Saoudite) n'ont aucun pouvoir. Un militant pour le droit des femmes dira que c'est un début, à raison. Si certaines femmes se réjouissent, cela reste une bonne chose, personne ne peut le nier. Néanmoins, il ne faut pas perdre de vue que c'est tellement peu par rapport au traitement global qui est réservé aux femmes, à tout ce que ce pays fait de grave (et de plus grave encore)… Finalement, ça n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan. Une nation qui fait des concessions très timides aux femmes, mais qui continue à financer le djihadisme international ne se rachète pas une conscience à si bon prix.

Quels sont les intérêts que l'actuelle dynastie saoudienne peut trouver à ce genre de réformes ?

Très clairement, les Occidentaux sont obsédés par certaines de leurs valeurs, comme les droits de l'Homme, la démocratie, le droit des femmes… C'est pourquoi un pays comme l'Arabie Saoudite, un peu schizophrène et rompu à jouer au plus fin, avance une mesure en faveur des minorités ou des femmes, en sachant qu'il recueillera des ovations de notre part. La Turquie avait utilisé les mêmes techniques quand, en 2002, Erdogan avait fait construire quelques églises dans des centres balnéaires : l'ensemble de l'Occident avait salué cette "modernisation" du pays, le "progressisme" d’Erdogan, mais dans le même temps, les chrétiens étaient menacés et même tués en Turquie comme ailleurs dans le monde musulman...

En menant quelques petites mesures, ces pays s'attendent à ce que les Occidentaux, par contraste, estiment que c'est "un début" et que c'est "très bien". D'une part cela permet ainsi aux dirigeants occidentaux de justifier leur alliance avec ces pays. Il est évident que nos dirigeants sont gênés d'être pris en flagrant délit de proximité avec des pays qu'on juge parmi les pires au monde, qui tuent des opposants ou violent les droits de l'Homme, des femmes. Ces réformes timides servent donc d'effet d'annonce, qui conforte la position des pouvoirs occidentaux et leur permet de rassurer des populations de moins en moins naïves. D'autre part, pour l'Arabie Saoudite, il s'agit de cacher un train terrible, derrière un joli wagon bien aménagé. Prenez l'exemple du Qatar, des émirats : ces pays sont également à la pointe quand il s'agit d'enfreindre les droits de l'Homme, mais également quand il s'agit de faire de la communication et de vendre des t-shirt du FC Barcelone. En outre, pour l'Arabie Saoudite tout spécialement, le contexte l'exigeait : puisque le pays a pris le contrôle de la commission des droits de l'Homme de l'ONU, il lui fallait montrer qu'elle était en train de changer. Le tout, sans trop en changer, comme la devise du Guépard... Fondamentalement, il ne s'agit que d'une manœuvre de communication à l'adresse de l'Occident, de ses institutions, des Nations Unies… C'est très habile, en cela que ça consiste à donner une justification à ceux qui en ont besoin et donc à faciliter l'échange.

D'un point de vue très pragmatique, que peut-on attendre du vote des Saoudiennes ? Pourrait-il contribuer à faire évoluer les choses plus avant, où sont-elles plutôt conservatrices et risquent-elles d'entériner la société saoudienne qu'on connait ?

C'est une bonne question. Certaines saoudiennes sont libérales : mais la plupart d’entre elles sont exilées ou emprisonnées. Ce qui est certain, c'est qu'elles ne contesteront pas le régime, et pour cause : les seules à pouvoir s'inscrire sont celles qui ne le font pas. Aucun véritable opposant ne peut donc être élu.

Je crois qu'il y a à la fois des femmes conservatrices, et des femmes pour la réforme. Une des grandes naïvetés de l'Occident c'est, à mon sens, de croire que les femmes au pouvoir mènent nécessairement au progressisme. On oublie de dire que dans l'éducation des enfants, mais également des djihadistes et des futurs djihadistes, il y a très souvent une femme conservatrice qui transmet et reproduit le modèle de domination du machisme islamiste. Il est très naïf que de croire que mettre des femmes en avant ne peut que mener à une évolution bénéfique. Il existe, par ailleurs, de plus en plus de candidates à des mouvements radicaux ; de plus en plus de terroristes femmes. Cela aussi, cela fait partie des fantasmes de l'Occident, ce que l'Arabie Saoudite a assez bien compris pour en jouer. C'est pourquoi la dynastie saoudienne donne à l'Occident ce qu'il aime voir, de façon à ce que ce qui risquerait de moins lui plaire lui soit moins évident.

Rien ne porte à croire, en outre, que les gens qui vont se présenter pourraient changer quoique ce soit à la situation actuelle. Aujourd'hui on a 130 000 femmes inscrites – soit dix fois moins que les hommes – pour 900 candidates. Beaucoup parmi les candidates ont été disqualifiées parce qu'elles ne correspondaient pas assez à ce qui était attendu. De nombreuses autres se sont retirées sous la pression de responsables musulmans locaux, wahabites. Enfin, ne pouvant pas conduire (et puisque souvent, leurs maris ne l'autorisent pas), de nombreuses saoudiennes ne pourront pas aller voter. Il n'y a donc pas assez d'électeurs pour élire ces candidates. Les limitations sont multiples. Les féministes se sont mobilisées, mais elles savent pertinemment que les femmes élues seront très peu nombreuses. Sans compter que les grandes tâches de ces conseils municipaux consistent à gérer les rues, les parcs, et le ramassage des ordures. C'est une belle escroquerie.

Pour autant, il existe un autre scénario. S'il n'est pas le plus probable, il n'est pas possible de l'écarter. Il n'est pas inenvisageable que l'Arabie Saoudite soit prise à son propre jeu et pense mener des réformes sans lendemain, qui susciteraient néanmoins un espoir et créeraient de facto une brèche dans le système. Parfois l'Histoire est surprenante, et le manipulateur se fait manipuler par sa propre initiative. J'ai du mal à croire que l'Arabie Saoudite soit finalement prise dans un engrenage qui l'amènerait à des réformes inattendues (et pas nécessairement volontaires) en faveur du droit des femmes, mais si le "risque" existe même s’il reste peu probable : les femmes ne peuvent pas conduire en Arabie Saoudite, elles peuvent être légalement battues par leur mari, elles peuvent être répudies à chaque instant, elles endurent la polygamie, elles n'ont aucun droit politique réel, la mixité n'existe pas, et elles ne peuvent jamais rencontrer des hommes non membres de leur famille … Le tout reste extrêmement limité.

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