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Béatrice Brugère, ex-juge anti-terroriste : "Il faut repenser l'ensemble du dispositif institutionnel et juridique"
©Reuters

La base

Béatrice Brugère, ancienne juge anti-terroriste, revient sur les attentats du 13 novembre à Paris et évoque les pistes à suivre pour lutter contre le terrorisme. Parmi celles-ci : l’inscription dans notre Constitution de mesures spécifiques destinées à éradiquer ce fléau. En revanche, elle écarte toute instauration d’un "Patriot Act" à la française, et se montre plus que sceptique sur la déchéance de nationalité ou le recours au bracelet électronique.

Béatrice Brugère

Béatrice Brugère

Béatrice Brugère est magistrate et secrétaire générale du syndicat Unité-Magistrats FO. 

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Gilles Gaetner

Gilles Gaetner

Journaliste à l’Express pendant 25 ans, après être passé par Les Echos et Le Point, Gilles Gaetner est un spécialiste des affaires politico-financières. Il a consacré un ouvrage remarqué au président de la République, Les 100 jours de Macron (Fauves –Editions). Il est également l’auteur d’une quinzaine de livres parmi lesquels L’Argent facile, dictionnaire de la corruption en France (Stock), Le roman d’un séducteur, les secrets de Roland Dumas (Jean-Claude Lattès), La République des imposteurs (L’Archipel), Pilleurs d’Afrique (Editions du Cerf).

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Gilles Gaetner : L’opinion a du mal à comprendre, à la suite des attentats de Paris du 13 novembre que de nombreux djihadistes, dont certains condamnés et forcément connus, soient passés à travers les mailles des filets des services de renseignement et de la justice… Quelles explications donnez-vous à cela ? Y-a-t-il eu des dysfonctionnements ?

Béatrice Brugère : Je ne sais pas s’il faut parler de dysfonctionnements, mais il y a certainement des raisons objectives à la situation.  Les terroristes ont une intelligence stratégique et tactique qui leur permet de contourner nos systèmes de protection. Ils en connaissent toutes les failles. Ils ont investi, dans des proportions insoupçonnables, le trafic  d’armes, de faux papiers, etc… Ce qui leur permet, on l’a vu, de se déplacer dans plusieurs pays et de commettre leurs crimes. Ils ont également investi la technologie, Internet et tous les moyens de communication.  Ils savent s’adapter pour employer les moyens les plus modernes, mais ils peuvent aussi utiliser les moyens les plus archaïques pour déjouer les contre-mesures qu’on essaie de leur opposer. Comme les mafieux italiens, ils peuvent par exemple, communiquer en utilisant des messagers sans passer par les systèmes de télécommunication.

La déchéance de nationalité, le recours au bracelet électronique, entre autres, vous paraissent-ils  être des pistes qui permettraient de neutraliser les terroristes ?

On ne peut pas se contenter d’un catalogue à la Prévert, en piochant ici et là des propositions hétéroclites qui ont été faites sans aucune réflexion d’ensemble. La déchéance de nationalité est une mesure qui se veut essentiellement symbolique : croyez-vous vraiment que cela va impressionner un djihadiste ? Et a-t-on pensé aux conséquences pratiques ? Il devra quitter le territoire, s’il n’est pas déjà retourné dans la clandestinité, et qui vous dit qu’une fois à l’étranger il ne commanditera pas un attentat à 2 ou 3000 kilomètres de Paris ?

Il faut repenser l’ensemble du dispositif institutionnel juridique. Le djihadisme est une menace d’une exceptionnelle gravité qui va durer longtemps. Nos moyens sont inadaptés, ils ont été conçus pour d’autres situations, notamment dans la perspective d’une réinsertion et d’une réadaptation de délinquants ordinaires. Mais les djihadistes ne sont pas des délinquants ordinaires. La vie- la leur et celle des autres- n’a pour eux aucune importance. Plus encore : ils la désirent, elle fait partie de leur projet. Et il ne vaut mieux pas compter trop sur les programmes de déradicalisation, dont personne n’est en mesure de garantir l’efficacité. Tout le problème sera de ne pas tomber dans un Patriot Act à la française. Pour cela, il faudra faire le contraire de ce qu’ont fait les Américains : ils ont mis en place après le 11 septembre, un droit d’exception qui abaisse les droits constitutionnels de tous les citoyens. Il faudrait au contraire prévoir dans la Constitution la possibilité de mettre en place des mesures spécifiques concernant spécifiquement la lutte anti-terroriste. Même des mesures exceptionnelles de cette nature devraient être placées dans un cadre juridictionnel.

Et l’espace Schengen, faut-il le supprimer ?

C’est une question éminemment politique. Je n’ai pas à répondre sur ce point. Mais force est de constater que l’abaissement des frontières a constitué une aubaine non seulement pour les terroristes mais aussi pour les chefs de mafias de toutes sortes

Vous avez eu à juger des filières islamistes il y a quelques années. Le monde judiciaire avait-il conscience de l’ampleur que prendrait cette menace ?

Personnellement, j’ai eu assez vite le sentiment que l’islamisme radical constituait une menace globale. Sur un plan pédagogique, je crois que l’on n’a pas  suffisamment formé les magistrats à la problématique du djihadisme en dehors du Parquet et des juges d’instruction

Que pensez-vous de l’apparition de kamikazes, phénomène semble-t-il nouveau lors de la commission d’attentats, tout du moins en France ?

Les terroristes ont une culture de la mort - la leur et celle des autres- qui ne relève pas de notre système de pensée et de notre rationalité.  Des gens comme Khaled  Kelkal, l’auteur des attentats de 1995 et Mohammed Merah, l’auteur, en mars 2012, de la tuerie à l’Ecole juive de Toulouse et l’assassin de militaires à Montauban, avaient parfaitement conscience que leur propre disparition faisait partie de leur programme. Ce qui est nouveau chez nous, dans les tueries du 13 novembre, c’est que les terroristes non seulement, intègrent leur mort comme issue de leur action, mais qu’ils en font un instrument de celle-ci en se faisant sauter au milieu de la foule.

Evidemment, cette nouvelle dimension du terrorisme, qui importe des méthodes employées dans les pays en guerre, nous oblige à changer totalement notre façon d’aborder la prévention du terrorisme.

Comment faire pour lutter encore plus efficacement contre le djihadisme ? Il y a vingt ans,  une centaine de personnes faisaient l’objet d’une surveillance. Aujourd’hui 10 000 peut-être davantage. Que faire ? Recruter des policiers hyperspécialisés, comme les magistrats ? Et la création de JIRS ayant compétence uniquement en matière de lutte contre le terrorisme ?

Pour dire vrai je ne sais pas combien il y a de personnes à surveiller. Mais il est probable que leur nombre ne va pas diminuer. Il faudra, bien entendu, améliorer les moyens de lutte contre les menaces et, de façon générale, contre tous les phénomènes criminels de haute intensité auxquels le terrorisme est d’ailleurs connecté de nombreuses façons. Mais la manière de répondre aux questions, c’est d’abord poser les bonnes questions. A commencer par celle-ci : connaît-on les causes de ces engagements de jeunes Français ou Européens dans ces causes ? Tant qu’on n’en aura aucune idée, que pourra-t-on faire ? Car une chose au moins est sûre : ce n’est pas un simple problème de délinquance et de sécurité. Même si l’on donne plus de moyens  aux services de renseignement, à la police et à la justice, la réponse devra être bien plus vaste, parce que la question est elle-même d’une toute autre ampleur.

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