Désir latent de la catastrophe : quand les attentats déchaînent chez nous des sentiments inavouables <!-- --> | Atlantico.fr
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Les attentats peuvent générer une fascination morbide.
Les attentats peuvent générer une fascination morbide.
©Reuters

Obscur objet

Les terribles attentats de Paris peuvent réveiller le meilleur comme le pire en chacun de nous. Les personnalités publiques l'ont d'ailleurs bien compris et surfent sur cette sorte de fascination morbide que nous pouvons avoir pour ce genre d'événement.

Bertrand Vidal

Bertrand Vidal

Bertrand Vidal est sociologue de l’imaginaire, membre du Laboratoire d’Etudes et de Recherches Sociologiques et Ethnologiques de Montpellier, et spécialiste des catastrophes.

Il est aussi gestionnaire de la revue Rusca-MSH et rédacteur aux Cahiers Européens de l’Imaginaire (éditions du CNRS).

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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Suite aux attentats du vendredi 13 novembre à Paris, nous sommes tous "happés" par les chaînes d'information en continu. Comment expliquer ce besoin d'être confrontés à de telles images, voire de "secrètement" espérer une dramatisation progressive des événements ? Quels sont les moteurs à l'oeuvre ?

Bertrand Vidal : Nous pouvons ici émettre deux interprétations. L’une étant certainement occasionnée par le traitement médiatique des événements de janvier 2015. En effet, si l’on se rend bien compte que face à de tels "événements monstres", la recherche d’informations et d’images (à vif) et le travail des chaînes d’information en continu se transforme en course à l’horreur, il peut aussi desservir la cause policière, voire encore, comme ce fut le cas le 9 janvier dernier lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher, mettre en danger la vie des otages. Et cela les chaînes télévisées et les journaux numériques l’ont bien intégré. Combien de fois avons-nous entendu : "Nos journalistes disposent d’informations plus précises mais pour ne pas entraver le travail des forces de l’ordre, nous ne vous les divulguerons pas" ? Rien de plus frustrant à notre époque actuelle, où le couch patato, ce téléphage compulsif, affalé dans son canapé, paquet de chips dans une main, télécommande et smartphone dans l’autre, se repaît du flux événementiel et vit l’information, tant tragique qu’elle soit, comme un lointain spectacle livré à domicile. C’est en ce sens que nous cherchons toujours plus d’images, de témoignages, quitte à tomber dans la désinformation et les rumeurs les plus grossières.

Mais il n’y a pas que cela. Parfois la course à l’horreur peut avoir certains aspects salutaires.

À l’exemple de la continuelle et incessante reproduction télévisuelle de la chute des tours du World Trade Center, nous sommes en présence d’une forme cathartique d’acceptation du pire par sa surreprésentation. Toute épiphanie d’un péril, avançait le sociologue et philosophe Gilbert Durand, à la représentation le minimise. Voir et revoir les mêmes témoignages d’effroi, chercher les images interdites de l’intérieur du Bataclan voire rabâcher le film des événements le lundi au travail, participe d’une thérapie individuelle et collective, c’est-à-dire une manière de se libérer de ses traumatismes intimes et d’intégrer l’inacceptable et l’intelligible de la situation. C’est ce que la sociologie de l’imaginaire nomme l’euphémisation de l’angoisse de la mort : ressusciter un danger, représenter un mal, énoncer une angoisse, c’est par la maîtrise du cogito les dominer et les métaboliser, ou ne serait-ce pouvoir les identifier puis les désamorcer.

Un tel acharnement à suivre le cours des événements, minute par minute, a t il une influence sur la perception de la situation ? En quoi la prime donnée à l'émotionnel peut elle voiler la réflexion ?

Bertrand Vidal : Comment faire autrement ? Est-ce même envisageable de faire autrement ? Tout d’abord, parce que les journalistes font avec ce que les autorités publiques leurs donnent, et dans le cas de ces événements, il s’agit de très peu : une conférence de presse d’un coté, une discussion entre forces de l’ordre de l’autre et essentiellement des témoignages de passants, de rescapés ou de familles de victimes. Il est alors parfaitement normal que les médias d’information soient plus dans l’émotion que dans la réflexion. Ensuite, parce qu’en matière de prise en charge des catastrophes, quelles qu’elles soient, nous sommes face à une organisation médiatique et politique largement éprouvée. En premier lieu, dans la période où se produit le drame, nous sommes dans le temps de l’émotion. L’événement est alors "travaillé" jusqu’à qu’il soit reconnu, catégorisable, intelligible dans une chaîne événementielle, pour de facto perdre de sa dangerosité, sa virulence. L’enjeu est ainsi de "socialiser" l’événement hors-norme et de résister à une situation chaotique que l’on n’a pas désirée. Ultérieurement, vient le temps de la réflexion (nous y sommes), qui est aussi, si la première étape s’est déroulée sans accroc, celui de la (ré)action. L’élan dévastateur et inhumain ne peut alors que se renverser au bénéfice d’actions d’envergures, entreprises par tout un chacun, qui conduiront nécessairement au retour à la normale. C’est du moins le message martelé par les experts et les autorités. Un message qui ne se doit de susciter l’approbation de tous.

Le suivi des événements, tel qu’il est aujourd’hui présenté et diffusé par les organes médiatiques dédiés dans nos sociétés de l’information, nous invite à une plongée en direct live au cœur de la barbarie, n’est pas un problème car il n’en demeure pas exclusivement sidérant. Il nous sert aussi à sortir de nos tracas quotidiens et à nous mobiliser – voire plutôt à nous focaliser – sur des choses beaucoup plus importantes. Au lieu d’une critique de l’économie médiatique qui consisterait à dire que depuis le vendredi 13 novembre "les infos ne parlent plus du chômage, de la crise économique, de la fraude de Volkswagen, etc.", il vaut mieux célébrer la polarisation de l’information sur ces événements dramatiques, car cela nous "réveille" un peu de notre torpeur et de l’indifférence généralisée du métro-boulot-dodo. Effectivement, au détour d’une rumeur ou d’un fait avéré, qui n’a pas pris des nouvelles de ses proches fans de Death Metal, de ses amis fréquentant les bistrots du 11e ou de ses collègues résidant Paris ? C’est aussi cela que permet le seul registre de l’émotion.

Après les attentats de Paris du 13 novembre dernier, l'unité nationale n'a pas duré très longtemps, et déjà les politiques se renvoient la responsabilité. Dans une vidéo publiée sur son blog (voir ici), Philippe De Villiers tire à boulets rouges sur la classe politique et déclare :" Voilà, nous y sommes. La guerre est là et le chaos va suivre ". En quoi est-il possible de considérer qu'il existe un souhait, pour certaines personnalités, de voir la situation s'aggraver  ? Qui sont ces personnalités ?

Vincent Tournier : Il y a toujours des gens pour souhaiter le pire, pour espérer que la situation va se détériorer. Cet espoir a même constitué la stratégie de certains groupes révolutionnaires au XXème siècle, qu’ils soient d’extrême-droite ou d’extrême-gauche. C’est aussi la stratégie de l’Etat islamique aujourd’hui. 

Peut-on dire que Philippe de Villiers est dans ce cas ? Avait-il espéré que ce type de situation allait se produire ? Très franchement, cela paraît un peu tiré par les cheveux. Par contre, il devait effectivement y avoir pas mal de gens en France pour penser que, tant qu’un tel événement ne se produirait pas, rien ne changerait. Ils n’avaient pas tout à fait tort, hélas. Du coup, ce qui vient de se passer peut permettre à des gens comme Philippe de Villiers, qui ont été jusque-là marginalisés et ringardisés, de se remettre en selle. Il aurait tort de s’en priver, lui qui est devenu un paria du système politique, surtout s’il a l’intention de tenter sa chance lors de la prochaine présidentielle. 

Du coup, la question est plutôt de savoir pourquoi ce discours pessimiste a été à ce point déconsidéré, méprisé, vilipendé ("l’agité du bocage", selon la formule du Canard Enchaîné). Pourquoi faut-il attendre des drames comme celui du 13 novembre pour accepter de considérer que des analyses pessimistes ne sont pas forcément fausses ou absurdes ? C’est triste à dire, mais cette situation n’est pas sans rappeler les difficultés que rencontraient ceux qui cherchaient à alerter sur les dangers du communisme : il n’est pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. C’est le seul côté positif des attentats de l’année 2015 : d’une certaine façon, ils invitent à réhabiliter le pluralisme politique, qui a été trop souvent dénigré au nom d’une croyance excessivement optimiste dans le progrès de l’humanité. Ceux qui croient détenir la vérité peuvent se tromper, et ceux qui pensent différemment ne sont pas forcément dans l’erreur.

La force d'une telle approche n'est elle pas de pouvoir valider à postériorité des arguments, même si ceux-ci s'avèrent infondés ? 

Vincent Tournier : Cela permet incontestablement de conforter sa position. Lorsque les événements vont dans votre sens, il est légitime d’en tirer parti en disant "vous voyez bien que j’avais raison". Cela étant, le précédent des attentats de janvier incite aussi à penser que ce type d’arguments peut avoir une portée limitée. Il suffit de lire le commentaire que le site Slate.fr fait de la vidéo de Philippe de Villiers pour comprendre qu’une certaine mauvaise foi a la vie dure (le journaliste lui reproche par exemple de s’inquiéter du retour de la guerre, comme si celle-ci n’était pas déjà dans toutes les bouches). Il faudra donc attendre quelque temps avant de savoir ce qui va vraiment ressortir de cette séquence. 

Observons quand même que, d’ores et déjà, contrairement aux attentats de janvier, les événements de novembre provoquent des bouleversements. Le fait que François Hollande ait opéré un virage à 180 degré sur des sujets comme la fermeture des frontières, la déchéance de nationalité, l’armement des polices municipales ou l’usage de la force par les policiers montre que des revirements idéologiques sont en train de s’opérer. La déchéance de la nationalité est un exemple intéressant. On peut être sceptique sur l’efficacité de cette mesure dans la lutte contre le terrorisme, sauf éventuellement pour faciliter l’extradition des individus indésirables. Mais la rupture symbolique est énorme. Nicolas Sarkozy, avec son fameux "discours de Grenoble" de 2010, est laissé sur place et pourrait presque passer pour un laxiste. Même le FN n’a jamais osé aller jusqu’à demander le retrait de la nationalité pour des individus nés en France, au point de se trouver aujourd’hui doublé sur sa droite. 

C’est donc une inflexion majeure, qui aura forcément des effets. Comment le PS va-t-il pouvoir continuer à soutenir que le FN incarne le mal absolu ? Au-delà, la recomposition sera probablement plus large. Rappelons que, avant les attentats du 13 novembre, comme d’ailleurs avant ceux de janvier, la préoccupation dominante était de faire taire tous ceux qui tenaient un discours pessimiste sur l’islam ou sur l’immigration. Les médias se préoccupaient davantage de traquer les "mauvaises idées" que d’interpeller les gouvernements sur les politiques qu’ils mènent. L’historien Jacques Julliard avait même dénoncé une "chasse aux sorcières", et cette situation n’était pas sans rappeler la façon dont les gardiens de l’orthodoxie communiste faisaient autrefois la chasse aux intellectuels critiques, accusés de faire de "l’anticommuniste primaire". Avec un peu de chance, la période post-13 novembre devrait atténuer l’ardeur des gardiens de la nouvelle orthodoxie. 

Cette interview a été réalisée avant les attentats du 13 novembre, à la suite de l'accident entre un camion et un bus en Gironde qui a fait 43 morts. 

Atlantico : Toute la journée du vendredi, les images de ce drame ont tourné en boucle sur les chaines d'information en continu. Sans faire abstraction du choc et de la compassion suscités par ce drame, comment expliquer une forme de fascination pour ces images et les catastrophes en général ?

Bertrand Vidal : Vous avez raison, on ne peut en aucun cas faire abstraction de l’ampleur du drame, même si dans le lot de témoignages et d’images spectaculaires diffusés depuis vendredi matin par les médias d’information, il y a quelque chose de morbide voire de littéralement diabolique.

En effet, il apparaît comme primordial de reconnaître que derrière ce process de surconsommation d’images de la catastrophe (la recherche du scoop pour les journalistes qui répond de la recherche d’images plus terribles les unes que les autres pour les téléspectateurs et les internautes) se dévoile au grand jour "le bois noueux dont l’homme est fait", comme le suggérait la maxime du philosophe Emmanuel Kant. En d’autres termes, l’on ne peut définir l’homme sans oublier un aspect qui, pervers et vicieux, reviendra en fourbe et bien plus fort, comme déchaîné : indéfectiblement, malgré tous les efforts des appareils de curialisation des mœurs (Norbert Elias), l’homme reste et restera à la fois homo sapiens et homo demens, oeconomicus et ludens, faber et destruens.

Effectivement, pareille à une jouissance dionysiaque que l’on retrouve dans l’irrésistible "tentation de ralentir devant l’accident" (Stephen King), cette transe médiatique dévoile à bien des égards ce lien existant entre distraction et destruction. Elle est l’irruption ré-enchanteresse de Dionysos et de Chaos dans une civilisation où l’évidence insaisissable de l’ennui constitue la face cachée d’un quotidien comme le disait Georges Auclair "écœurant de prospérité, de bienveillance et de sécurité". Ainsi sclérosé par l’eudémonisme ambiant – ce que le romancier James Graham Ballard nommait "la tyrannie du bonheur" ou la "surveillance affectueuse" – l’irruption d’une catastrophe, en définitive, se donne comme une forme de distraction dans la destruction et le sang. Comme le souligne le professeur de littérature française et de littérature jeunesse, Christian Chelebourg, "c’est au Pays des Merveilles que [ces images] nous transportent bien plus que dans un monde en proie au chaos", et c’est en ce sens que la catastrophe nous attire et finalement nous invite à assister à ce que Jean Giono, dans Un roi sans divertissement, nomme le "théâtre du roi" : cette forme de divertissement diabolique au goût âpre et sauvage, le théâtre de la terreur et du sang, dont l’ennui ordinaire (Véronique Nahoum-Grappe), la logique assurantielle (Francois Ewald) ou la vie planifiée (Maurice de Bertaux) sont les pendants et corollaires négatifs.

Quel est le rôle des médias dans ce comportement ? L’avènement des radios puis des chaînes d'information en continu a-t-il modifié la donne ?

Nous pouvons émettre deux hypothèses :

D’une part, tantôt en jouant de la compassion, tantôt en maniant habilement l’image, les médias servent d’amplificateur de la menace. Et par là, épaulent soit une réforme des réglementations soit une consolidation des pouvoirs politiques ou publics. En effet, en sollicitant l’horreur et en conjecturant sur les scénarios possibles, ils participent à une prise de conscience dont le résultat ne peut être qu’univoque : "il faut impérativement tirer des leçons de la catastrophe pour que le drame ne se reproduise plus jamais".

D’autre part, nous pouvons dire que se manifeste ici sur la réactualisation de ce que le père de la sociologie française, Émile Durkheim, nommait des "rites piaculaires". C'est-à-dire, une expression contemporaine de néo-rituels de deuil à l’ère des mass-médias, dans lesquels tout un chacun peut participer, à distance et dans son fauteuil.

Peut-on considérer que ces catastrophes créent un lien social important - et peut-être essentiel -pour nous ?

La souillure des corps et des espaces de vie provoquée par l’irruption d’une catastrophe dans notre quotidien façonne toujours un environnement particulièrement sinistre et funeste qui se trouve immédiatement neutralisé par une mobilisation collective vivifiante (soutien psychologique des victimes et des familles de victimes et héroïsation des secours ou des rescapés en premier lieu, puis appels aux dons et à la solidarité, création d’associations de victimes, déplacement des responsables politiques sur les lieux de la catastrophe, plaques commémoratives et jour de deuil, etc.), qui se trouve à l’origine d’un être-ensemble et d’une coopération sociopolitique bien souvent sans précédent.

Lire aussi : "Il existe un désir collectif latent de la catastrophe"

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